Recensés : Wang Cheng, Le passé, le présent et le futur du système de santé en Chine, mars 2006.
Fang Zhouzi, Kexue chengjiu jiankang (La science accomplit la santé), Pékin, Xinhua Chubanshe (édition de la Chine nouvelle), 2007.
Rédigé conjointement par le Conseil des affaires de l’État chinois et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le rapport sur le système des soins en Chine [1] dresse un tableau sombre des réformes mises en œuvre à partir de 1996 : l’état chinois se dégage progressivement de sa responsabilité dans le domaine de la santé publique, les services des soins étant en pratique contrôlés par les médecins, les sociétés pharmaceutiques et les fabricants d’appareils médicaux. Avec l’éducation et le logement, eux aussi soumis désormais aux lois du marché, le système des soins fait partie des « trois fardeaux sociaux »–« trois montagnes » comme disent les Chinois– en tête des préoccupations quotidiennes de la population. Aussi n’est-il pas étonnant que le système de santé ait fait l’objet d’innombrables critiques en Chine ; ce qui est plus surprenant en revanche, c’est que la médecine chinoise traditionnelle soit elle aussi la cible des critiques et considérée comme responsable de la crise de la santé publique.
Entre répression et reconnaissance
La critique de la médecine traditionnelle n’est pas nouvelle en Chine : les premières attaques à son encontre remontent à la fin du XIXe siècle, lorsque la pensée occidentale et les sciences naturelles furent introduites dans le pays. Déjà en 1879, le grand lettré Yu Yue (1821-1907) publiait L’Essai sur l’abolition de la médecine chinoise, tandis que le philosophe Yan Fu (1853-1921) la considérait comme plus proche du fengshui, de l’astrologie et de la divination que des sciences. En 1929, le premier Comité de la santé publique dans l’histoire du pays – présidé par le vice-ministre de la Santé de l’époque, Liu Ruiheng – proposait de l’abolir complètement, et c’est uniquement en raison de fortes résistances populaires que cette proposition ne fut jamais adoptée.
Après la révolution communiste de 1949, la médecine traditionnelle connut d’abord une renaissance : d’après Mao Zedong, elle représentait une avancée proprement chinoise et devait être « explorée » et « améliorée ». C’est dans ce but qu’au début des années 1950, l’état fonda des universités dédiées spécifiquement à la médecine traditionnelle, dispensant un enseignement standardisé et dirigées par les médecins chinois les plus expérimentés de l’époque, qui avaient tous reçu leur formation dans un apprentissage traditionnel de maître à disciple. Déjà en 1958 cependant, dans le cadre du « Grand bond en avant [2] », Mao proclama qu’il fallait moderniser la « médecine ancienne » et l’associer à la médecine occidentale, ce qui ne resta pas sans conséquence pour la façon dont la médecine traditionnelle fut pratiquée et enseignée.
Cette politique de relative tolérance et d’institutionnalisation prit brusquement fin avec la Révolution culturelle (1966-1976). Dégradée au rang de superstition et de résidu de la société féodale, la « médecine ancienne » fut condamnée à disparaître et les médecins traditionnels furent envoyés aux travaux agricoles forcés ; un grand nombre des plus célèbres d’entre eux succombèrent à l’extrême dureté du travail et des conditions de vie. Les conséquences de cette politique ne se firent pas attendre ; ce fut notamment le cas pour l’acupuncture, qui était une forme de thérapie extrêmement répandue auprès des masses paysannes et dont la disparition provoqua très rapidement une crise de la santé publique. En réponse, des jeunes communistes furent sommairement formés à l’acupuncture – leur formation ne durait que trois mois – et envoyés dans les régions rurales.
À la fin de la Révolution culturelle, la médecine chinoise retrouva progressivement sa légitimité : les universités furent ouvertes, des livres furent publiés et des formations dispensées, évidemment sous le strict contrôle du Parti communiste. Ce retour en grâce s’accéléra dans les années 1980, lorsque la « politique des trois chemins » laissa les deux types de médecine, mais également leur combinaison, se développer parallèlement comme trois systèmes médicaux distincts.
Aujourd’hui, la médecine traditionnelle co-existe donc à côté de la médecine moderne. Reconnue à nouveau par l’état et enseignée à l’université, elle fait partie intégrante du paysage médical chinois, et des hôpitaux de médecine chinoise existent dans toutes les provinces du pays. Selon un rapport récent de l’Organisation mondiale de la santé [3], l’acupuncture, la pharmacopée traditionnelle et le massage chinois représentèrent 40% des soins dispensés dans le pays durant les dix dernières années. Ces méthodes sont utilisées notamment pour traiter ou prévenir les maladies chroniques et pour améliorer la qualité de vie. Parallèlement, la médecine chinoise a gagné une certaine reconnaissance auprès des médecins modernes à l’étranger ; par exemple l’efficacité de l’acupuncture dans le traitement des douleurs et des nausées est aujourd’hui reconnue dans beaucoup de pays.
Le retour des critiques
Paradoxalement, tandis que la médecine internationale tempère ses critiques à l’encontre de certaines méthodes de la médecine chinoise, les médecins chinois modernes radicalisent la leur. Le débat le plus récent fut lancé par Zhang Gongyao, professeur à l’université de Zhongnan en Chine et par Wang Cheng, thérapeute chinois vivant à New York, sous la forme d’une pétition, publiée sur Internet en octobre 2006 et reprise par de nombreux sites chinois, appelant à un retrait progressif de l’état chinois du système des soins, de la médecine et de la pharmacologie traditionnels. Très rapidement, la pétition a reçu de nombreux soutiens, venant notamment des médecins assermentés et des chercheurs en médecine. Les auteurs y appellent à la suppression d’aides publiques pour mieux utiliser « les ressources limitées de soins publics et de recherches scientifiques en Chine » et rattraper les pays occidentaux dans les domaines de la médecine clinique et de la médecine générale. Concrète-ment, ils demandent la suppression de l’article21 de la Constitution chinoise, faisant du « développement de la médecine traditionnelle » un des objectifs de l’état, ainsi qu’un arrêt immédiat de la recherche publique dans cette discipline, considérée par les signataires comme sans fondement scientifique et incapable de garantir la sécurité des patients. Ils proposent aussi de « reclasser » les médecins traditionnels en professionnels de la médecine occidentale.
Sitôt lancées, ces idées ont été reprises par la presse et ont suscité un vif débat dans les milieux médicaux et intellectuels. Plusieurs journaux nationaux y ont participé activement – notamment Zhongguo qingnian bao (Quotidien de la jeunesse chinoise) et Nanfang zhoumo (Weekend du Sud) – tandis qu’un des plus importants portails Internet chinois, sina.com, a dédié un site spécifique à la question. Les interventions publiées sur Internet ont contribué à faire monter le ton du débat, dont l’intensité semble avoir pris le gouvernement au dépourvu. Le 10 octobre 2006, le porte-parole du ministère de la Santé a réagi en réaffirmant son soutien à la médecine traditionnelle ; six jours plus tard, le gouvernement a ordonné aux portails d’Internet de ne plus rien publier sur ce sujet, sans pour autant mettre complètement un terme au débat.
Entre science et culture
Quels sont les arguments des critiques ? Déjà en avril 2006, un des initiateurs de la pétition, Zhang Gongyao, avait publié un article au titre évocateur « Adieu à la médecine et à la pharmacopée chinoises [4] », dans lequel il livre quatre raisons d’abolir la médecine traditionnelle. D’abord, celle-ci ferait partie d’une culture « archaïque » et « conservatrice » qui n’est pas sans rappeler la magie, alors que la Chine devrait concentrer ses efforts pour rattraper la médecine occidentale, dont le centre d’intérêt est aujourd’hui la recherche génétique. Deuxièmement, les deux types de médecine n’auraient pas le même soubassement empirique et théorique : dans la médecine chinoise, les explications causales restent profondément ambiguës, de sorte qu’elle ne peut prédire l’effet des traitements prescrits. Troisièmement, la pharmacologie chinoise utiliserait beaucoup de substances en provenance d’espèces rares, portant ainsi atteinte à l’écosystème. Enfin, la guérison qu’elle propose serait douteuse, puisque reposant souvent sur des substances aux effets toxiques. En effet, il existe beaucoup de préceptes à la fois stricts et implicites quant à la sélection, la production et la conservation des herbes thérapeutiques, et cette complexité permet aux médecins de se dégager de leurs responsabilités en cas d’accident médical.
Le second signataire de la pétition, Wang Cheng, thérapeute diplômé à l’université de Columbia aux états-Unis, considère quant à lui que la médecine chinoise est « un fossile de l’évolution humaine jusqu’au XVIIe siècle » : incompatible avec « le progrès de la société chinoise actuelle » car elle n’appartient pas au domaine de la science, mais à celui de la religion [5] ». Wang a été soutenu par le physicien Fang Zhouzi, diplômé de l’université du Michigan et reconnu pour sa critique de « la fausse science » que serait la médecine chinoise ; dans son nouvel ouvrage La science accomplit la santé [6], Fang souligne qu’« il ne faut pas confondre superstition et tradition. Quelqu’un comme Zhang Zhongjing [7], poursuit Fang, qui a vécu il y a presque deux mille ans, ne pouvait posséder des connaissances médicales comparables à celles d’un diplômé de la médecine moderne [8]. » Dans le même style, Si Lusheng, professeur en physiologie pathologique à l’université de Xi’an de la province du Shaanxi dans l’Ouest de la Chine, rappelle que même les médecins villageois utilisent désormais les antibiotiques et les infusions pour soigner les malades, tandis que la médecine traditionnelle attire surtout ceux qui ne peuvent pas recourir à la médecine occidentale, comme les habitants des recoins reculés et des personnes souffrant de maladies incurables.
Les praticiens de la médecine chinoise n’ont pas tardé à répondre aux critiques. He Yuming, professeur à l’Université de la médecine chinoise à Shanghai, souligne ainsi [9] que la science peut avoir des définitions diverses. La science au sens étroit, dit-il, s’appuie fondamentalement sur le développement de la physique, par rapport à laquelle « la médecine occidentale n’est même pas une science ». S’appuyant sur le philosophe américain Thomas Kuhn, il affirme que « la médecine occidentale moderne comporte deux parties : la biomédecine, qui n’a pas encore atteint le niveau scientifique, et la médecine clinique, qui en est encore plus loin [10] ». Qu’il s’agisse de la médecine chinoise ou occidentale, l’essentiel est l’expérience du praticien : celui qui consulte un médecin préfère d’habitude un professionnel d’âge mûr à un jeune, parce que l’âge est perçu comme le gage de l’expérience. De l’avis de Bai Changchuan, médecin-chef de l’Hôpital de la médecine chinoise à Dalian, la médecine chinoise n’est pas aussi simple à maîtriser qu’un appareil médical, parce qu’elle demande aux praticiens de s’entraîner, de connaître beaucoup de cas cliniques et d’avoir un savoir-faire solide. Il reconnaît qu’aux yeux de la physiologie, elle peut paraître ambiguë et « subjective » ; toujours est-il que dans certains cas – des cas que la science moderne peine précisément à expliquer – son effet curatif est indéniable [11] .
Un projet « nativiste » ?
L’enjeu de ce débat dépasse la médecine elle-même : les défenseurs de la médecine chinoise s’appuient volontiers sur l’argument culturaliste selon lequel elle serait profondément liée à la culture chinoise. Ainsi selon Jia Qian, expert du ministère de la Science et de la Technologie, la crise de la médecine traditionnelle tiendrait au fait qu’elle est enseignée dans les universités où l’on ignore largement la culture et la philosophie chinoises. Ce n’est donc point son manque de rigueur scientifique, mais la domination culturelle de l’Occident qui aurait affaibli la médecine traditionnelle [12]. Cette analyse montre à l’évidence que la défense de la médecine chinoise peut facilement s’inscrire dans un projet « nativiste » opposant de façon radicale la Chine et l’Occident. Ainsi, parmi ces défenseurs on retrouve plusieurs historiens connus pour avoir investi la notion de « tradition chinoise » afin de doter la Chine d’un programme idéologique nouveau.
L’aspect idéologique du débat fut encore accentué par les philosophes. Il est significatif à cet égard qu’en février 2007, lors du colloque inaugurant la Section de la philosophie de la médecine chinoise au sein de la Société d’histoire philosophique de Chine [13], tous les philosophes de renom aient soutenu la tradition médicale chinoise contre les critiques [14]. Ainsi Fang Keli, membre de l’Académie des sciences sociales de Chine, pense que la controverse vient du fait « que l’on voit la façon occidentale de penser, fondée sur la méthode analytique et le positivisme, comme l’unique raisonnement scientifique. La perspective orientale en revanche, qui s’appuie sur le holisme et l’équilibre entre Yin et Yang, est perçue comme non scientifique, comme scientifiquement fausse. » Tandis que la médecine occidentale ne ressemble qu’à un proverbe chinois – traiter les symptômes mais pas la maladie – la médecine chinoise, poursuit-il, se rattache à la pensée chinoise, où c’est l’ensemble et non seulement une partie du phénomène qui doit être étudié.
Dans le même style, Luo Xiweng, responsable scientifique du projet de recherche sur les ouvrages classiques de la médecine traditionnelle et de leurs traductions en anglais, financés par la Fondation nationale des sciences sociales, considère qu’il s’agit d’un composant important de la pensée chinoise, au même titre que le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme : « être contre la médecine chinoise, c’est être contre une histoire culturelle de cinq mille ans. » Tandis que Ren Jiyu, philosophe de renom, directeur de la Bibliothèque nationale de Chine, considère qu’en renonçant à la médecine traditionnelle, les Chinois font preuve de manque de confiance envers leur propre culture. « Avec la croissance de la nation, nous devons aussi protéger nos patrimoines culturels, avoir plus de confiance en notre propre culture ; et il ne faut surtout pas suivre les Occidentaux. »
Dans ce débat des années 2006-2007, on retrouve les mêmes lignes de clivage qu’avant la révolution communiste. Mais l’accent s’est déplacé vers la question du pouvoir. Les praticiens de la médecine occidentale puisent leurs arguments dans les sciences, dans l’écologie et même dans l’humanisme, mais cette rhétorique peine à dissimuler leur intention d’exclure la médecine traditionnelle du système de santé, c’est-à-dire, du marché des soins médicaux. En effet, dans la pratique clinique contemporaine en Chine, la médecine traditionnelle est fortement liée à la médecine occidentale, plus fortement encore que ce n’est le cas dans les pays occidentaux. Bien qu’il y ait des hôpitaux spéciaux pour les deux types de médecine, la recherche dans le domaine de la médecine traditionnelle s’appuie sur la médecine occidentale et tous les médecins chinois peuvent prescrire des médicaments fondés sur les sciences modernes.
En face, les philosophes défendant la médecine traditionnelle le font en employant des arguments superficiels, voire absurdes ; leur souci principal semble être de garder leur privilège en tant que porte-parole de la culture traditionnelle. Il s’agit de promouvoir une idéologie à la fois culturaliste et nationaliste, nourrie de l’hostilité à l’égard de l’Occident et de la mondialisation. Quant à l’état, il maintient le statu quo en coupant court à la polémique, surtout par crainte d’une société civile trop habituée au débat public. Soutenue par les autorités, la médecine chinoise traditionnelle a traversé une nouvelle crise, mais les questions posées risquent de revenir dans un avenir proche.
Cet article a été publié dans la version papier de La Vie des idées, n°24, juillet/août 2007.