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Masculinité positive et droits des LGBT au Maroc
Entretien avec Soufiane Hennani


par Ivan Jablonka , le 17 février 2023


L’égalité des sexes et des genres s’inscrit dans une mobilisation aujourd’hui planétaire. Au Maroc comme ailleurs, des activistes luttent pour faire advenir une société plus juste, dans laquelle la sexualité ne se vivrait plus dans la peur.

Chercheur en biologie moléculaire à l’université Hassan II de Casablanca, Soufiane Hennani milite pour l’égalité des genres, la liberté sexuelle et les droits des personnes LGBT au Maroc. Lauréat du programme pour le changement social de l’Arab Fondation For Freedom and Equality en 2019, il a cofondé le collectif Elille pour la promotion de la diversité sexuelle et de la pluralité de genre à travers l’art et la culture. Il également créé en 2020 le podcast « Machi Rojola », plateforme alternative pour questionner et repenser les masculinités au Maroc.

Prise de vue & montage : Ariel Suhamy

Transcription de l’entretien

La Vie des Idées : De quoi parle le podcast « Machi Rojola » ?

Soufiane Hennani : Le podcast « Machi Rojola », qui veut dire littéralement « Ceci n’est pas une masculinité », a pour but de repenser et de questionner les masculinités au Maroc, dans le but de promouvoir des masculinités positives. L’idée est de libérer la parole sur les masculinités et de voir comment elles peuvent être aujourd’hui solidaires, c’est-à-dire comment les hommes peuvent devenir des alliés des femmes, au Maroc et ailleurs.

Dans le podcast, on aborde tous les sujets liés aux masculinités, notamment dans la religion, en islam, dans le cinéma, dans l’espace public, mais aussi la santé mentale des hommes, donc tous les sujets qui concernent les hommes dans la société marocaine. Au-delà, on aborde aussi les questions de genre, de sexualité, de liberté individuelle, de santé sexuelle, en français et en arabe. Le podcast est écouté au Maroc, mais aussi en France, en Tunisie, en Algérie et dans les autres pays du monde arabe.

La Vie des Idées : Pouvez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique depuis le Printemps arabe ?

Soufiane Hennani : Le travail que je mène sur les masculinités est très lié à mon parcours de militant, qui remonte à douze ans maintenant, plus exactement au 20 février 2011. C’était l’époque de ce qu’on a appelé les « révolutions arabes », que je préfère appeler les « Printemps arabes » et, ici, le « Printemps marocain démocratique », qui a sa particularité.

Le résultat de ce Printemps, cela a été le changement de la Constitution au Maroc, dans un esprit d’égalité et de justice sociale. Malheureusement, l’esprit de cette Constitution ne s’est pas traduit par des lois en faveur des libertés individuelles et de la justice sociale. À ce moment-là, de nombreux jeunes, dont je fais partie, ont décidé de se mobiliser pour modifier les articles liberticides du Code pénal marocain.

Il y a aussi mon engagement au sein d’associations de lutte contre le sida. À l’époque, j’avais appris que 70 % des femmes vivant avec le VIH l’ont attrapé à travers leur mari, sans le savoir. Ce chiffre m’a beaucoup interpellé. C’est à ce moment-là que je me suis demandé comment les hommes pouvaient s’engager pour changer les choses.

La Vie des Idées : Beaucoup d’hommes craignent d’abîmer leur masculinité s’ils s’interrogent sur elle. Dès lors, ils s’obligent à renier une bonne partie de leur vie émotionnelle, pleurer, aimer, se confier, etc. Il ne leur reste plus que la colère et la violence. Ces attitudes définissent-elles deux masculinités, l’une positive, l’autre toxique ?

Soufiane Hennani : Dans mon podcast, je cherche une définition. Je vais voir des gens, des citoyens, des citoyennes, des intellectuels, des artistes, des philosophies, des sociologues, pour avoir cette discussion-là et construire une double définition de la masculinité positive et de la masculinité toxique.

Aujourd’hui, après trois ans de podcast, la définition que je trouve la plus pertinente, c’est que la masculinité positive est une masculinité où les hommes sont capables d’exprimer leurs émotions, n’ont pas peur d’être jugés, sont capables d’exprimer l’amour dans leur couple, mais aussi pour les autres hommes de leur vie, père, frères, amis, ainsi que pour les femmes – un amour qui ne serait pas fondé sur la domination.

À l’inverse, la masculinité toxique repose sur la colère, la distance entre ce qu’on est et ce qu’on ressent. Dans ce cas, on n’a pas le droit d’être triste, d’avoir peur, de pleurer, d’exprimer ce que l’on ressent, de parler avec son cœur. Plus on introduit de la distance avec ses émotions, plus on crée de la masculinité toxique.

La Vie des Idées : Dans son enquête Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc (Les Arènes, 2021), Leïla Slimani donne la parole à des femmes humiliées, dévalorisées par rapport à leurs frères, considérées comme des bijoux à protéger, voire à emprisonner pour leur bien ; des femmes « fitna  » (tentatrices) ou « awra  » (illicites au regard), mais livrées à la violence et à l’égoïsme sexuel des hommes. Ce portrait vous paraît-il juste ?

Soufiane Hennani : Son livre est très fidèle. Il représente parfaitement le vécu des femmes, qui vivent souvent dans la vulnérabilité. Leïla Slimani a réussi à lever le voile sur ce vécu-là, mais surtout pour un public non marocain. Car au Maroc, même si on n’en parle pas beaucoup, tous les Marocains et toutes les Marocaines se retrouvent dans ce livre. Tout le monde a une camarade de classe, une sœur, une tante, une voisine qui a ce vécu-là, et c’est pour cela que le livre est très important comme outil de documentation, mais aussi comme témoignage sur l’engagement des activistes.

Il est aussi important de découvrir le travail de Leïla Slimani, qu’elle a mené plus tard dans sa trilogie avec Regardez-nous danser et Le Pays des autres. Ce sont des livres qui retracent l’histoire et l’évolution du Maroc, et comment ça se fait qu’on en est là aujourd’hui. Il y a aussi les livres de tous les autres écrivains qui écrivent sur le Maroc, comme Abdellah Taïa entre autres.

Ce qui me rend triste au Maroc, ce qui me met dans une colère légitime, c’est de voir que, dans l’espace public, on accepte et on tolère la violence. Il y a des gens qui ne seront pas choqués de voir un homme frapper ou violenter une femme, mais ils seront scandalisés de voir deux garçons ou deux filles, jeunes et beaux, en train d’exprimer l’amour dans l’espace public. Cela nous dit beaucoup sur ce qui se passe au Maroc, à quel point on peut accepter les rapports fondés sur la violence et refuser des rapports fondés sur l’amour qui ne dérangent personne.

La Vie des Idées : Le Code pénal marocain contient des articles discriminatoires en matière d’héritage ou de sexualité. Pouvez-vous nous en parler ?

Soufiane Hennani : Dans le Code pénal, il y a des articles liberticides qui criminalisent certaines des libertés individuelles et collectives des Marocains. Ce sont des articles qui datent de 1913, époque du protectorat français, mais ils continuent d’être appliqués dans le Maroc d’aujourd’hui.
Je citerai l’article 222, qui criminalise la rupture du jeûne pendant le mois du ramadan. Il y a aussi les articles 489 à 491, qui criminalisent respectivement les rapports sexuels entre deux personnes du même sexe, les relations hétérosexuelles hors mariage et l’adultère. Ce qui est très injuste dans ces articles, et même horrible, c’est qu’ils frappent beaucoup plus les pauvres, les personnes les plus vulnérables.

Même si les lois ne changent pas, le vécu des gens change. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il y a ces lois que les gens n’ont pas des rapports sexuels hors mariage, n’ont pas une vie sexuelle quand ils sont homosexuels, ne commettent pas l’adultère. Ces articles n’empêchent donc pas les Marocains de bénéficier de leur liberté, mais ils les poussent tous et toutes à vivre dans le mensonge et à avoir une double vie : dire publiquement que ça n’existe pas, mais profiter de ces libertés dans la vie intime.

La Vie des Idées : Peut-on dire que la société marocaine, dans les faits, tolère toutes les sexualités ?

Soufiane Hennani : Le problème, c’est que cette vie sexuelle est vécue dans la peur, une peur d’être arrêté tout le temps. Il y a aussi le fait que ces lois datent d’un autre temps. Elles sont aujourd’hui instrumentalisées par les conservateurs et les islamistes. Malheureusement, les mentalités changent, mais les lois ne veulent pas changer.

Hétérosexuels et homosexuels ont ce point commun qu’ils vivent une vie sexuelle dans la peur, c’est-à-dire qu’ils doivent se cacher pour jouir de leur liberté. Pas au même degré effectivement, parce que, quand on est homosexuel, il y a aussi la honte. On est doublement jugé, par la loi et par le regard de la société. C’est d’ailleurs la même chose pour les femmes hétérosexuelles, alors qu’un homme hétérosexuel qui a une vie sexuelle hors mariage, cela reste accepté, toléré, pardonné par la société.

L’absurdité de l’interdiction de la vie sexuelle au Maroc, c’est aussi le fait qu’elle est fondée sur l’injustice, une injustice qui est aussi économique. Quand on est riche, quand on va dans un hôtel cinq étoiles, même si on est homosexuel, même si on a une relation sexuelle hors mariage, personne ne viendra vous chercher, alors que si on est pauvre… Prenons l’exemple de deux garçons de 17-18 ans qui s’aiment, mais qui n’ont pas le droit d’avoir un espace d’amour pour eux : ils vont à la plage, ils se font un bisou, et là tu as les flics qui viennent les arrêter, les humilier, parfois même les obliger à payer une amende.

La Vie des Idées : Le combat en faveur des droits des personnes LGBT fait partie des luttes démocratiques. Comment se déroule-t-il au Maroc ?

Soufiane Hennani : Pour moi, en tant qu’activiste, ce combat est lié à mon engagement pour les masculinités positives, l’égalité des genres et la diversité sexuelle, pour la simple raison que ce combat a été longtemps abandonné au Maroc. Il y avait une honte à militer en faveur des droits des personnes LGBT. Je pars du principe que, aujourd’hui, je ne peux pas avoir honte de cela, et je ne veux pas avoir honte de cela. Celles et ceux qui doivent avoir honte, ce sont les homophobes, les gens qui croient aux droits humains, mais pas aux droits des personnes LGBTQIA+.

Au Maroc, il y a une communauté qui se mobilise de plus en plus, avec des engagements très croisés : ils militent pour leurs droits, mais aussi pour les droits des femmes et des enfants et le droit à la justice sociale. Il y a quelque chose qui se crée, malgré l’existence d’une loi qui criminalise encore les rapports sexuels entre personnes de même sexe. La parole se libère, des personnes LGBTQIA+ prennent la parole. Ils n’ont plus honte, plus peur, et ils sont connectés à ce qui se passe dans le monde. Il y a, sur le sujet, une mobilisation internationale, mondiale et universelle. Au Maroc aussi, des individus s’inscrivent dans ce combat pour l’émancipation et la libération des personnes LGBTQIA+.

par Ivan Jablonka, le 17 février 2023

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « Masculinité positive et droits des LGBT au Maroc. Entretien avec Soufiane Hennani », La Vie des idées , 17 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Masculinite-positive-et-droits-des-LGBT-au-Maroc

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