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Loi Travail : enjeux et répertoires d’action
Entretien avec Sophie Béroud


par Nicolas Duvoux , le 22 avril 2016


Le mouvement de contestation contre la « Loi Travail » a mis en avant les inégalités générationnelles face à la précarité. La politiste Sophie Béroud analyse les enjeux de ce projet de loi en termes d’inégalités de genre ainsi que les formes de mobilisation auxquelles la contestation actuelle donne lieu, avec les contradictions des syndicats.

Sophie Béroud est maîtresse de conférences en science politique à l’Université Lyon 2, membre du laboratoire Triangle. Parmi ses articles ou chapitres d’ouvrage les plus récents : « Crise économique et contestation sociale en Espagne : des syndicats percutés par les mouvements sociaux », Critique internationale, n°65, 2014 ; « Perspectives critiques sur la participation dans le monde du travail : éléments de repérage et de discussion », Participations, n°5, 2013 ; « Sur la pertinence heuristique du concept de champ syndical » in Maxime Quijoux, dir., Bourdieu et le travail, Rennes, PUR, 2015.

La vie des idées : Le projet de loi de réforme du droit du travail a été critiqué notamment pour l’inégalité entre les femmes et les hommes qu’il introduirait ou renforcerait. Quelles sont les dimensions mises en cause et les effets anticipés des changements envisagés ? Dans le contexte des mobilisations en cours, qui prend en charge cette critique et comment sa publicisation s’opère-t-elle ?

Sophie Béroud : L’impact négatif de ce projet de loi sur les conditions de travail des femmes est lié à deux phénomènes massifs : le fait d’une part que les femmes sont particulièrement concernées par les emplois à temps partiel et d’autre part, qu’une partie de l’emploi féminin se concentre dans les PME/TPE. Les dispositions les plus contestées sont celles qui sont relatives à la possibilité de modifier les horaires de travail d’un salarié trois jours à l’avance, de modifier les dates de congés annuels moins d’un mois à l’avance ainsi que celle concernant la rémunération des heures complémentaires. On voit bien que ce qui est en jeu ici concerne la conciliation pour les femmes de la sphère domestique et de l’activité professionnelle, alors même que le partage des tâches domestiques demeure très fortement inégalitaire. Dans des entreprises de taille réduite, où les syndicats sont largement absents, on voit mal comment les arbitrages sur les horaires ou sur les congés se feraient dans un sens favorable pour des salariées par ailleurs réduites à des bas salaires en raison du temps partiel.

Le mouvement de fond – lancé depuis longtemps, bien avant la loi El Khomri – visant à donner la primauté à la négociation d’entreprise sur la négociation de branche n’est en rien favorable à ces salariées, dans la mesure le risque est grand de voir disparaître un minimum de normes transversales qui les protégeaient au moins un peu. Comment faire garder ses enfants avec des horaires atypiques, si les plannings de travail peuvent de plus changer au dernier moment ? Les travaux de Margaret Maruani [1] l’ont bien montré : une large part des travailleurs pauvres sont des travailleuses pauvres. Ces dispositions pourraient avoir pour conséquence de dévaloriser encore plus l’activité salariale pour une partie des femmes, créant la tentation de rester chez elles. De ce point de vue, le projet de loi apparaît comme régressif par rapport aux enjeux d’émancipation des femmes et de recherche d’une égalité femmes / homme dans la sphère professionnelle.

Ces dangers ont été pointés par le Conseil supérieur à l’égalité professionnelle ; ils ont également été soulignés dans une tribune « Non à la double peine pour les femmes » publiée dans Le Monde le 8 mars 2016 par des syndicalistes, des responsables d’association et des chercheuses… Mais il est vrai que ces enjeux ont été moins commentés dans le cadre mouvement contre la loi El Khomri que ceux relatifs aux jeunes. Dans une perspective d’analyse des mobilisations collectives, cela renvoie aux ressources dont disposent les différents groupes pour se faire entendre, aux usages qu’ils font de ces ressources, mais aussi aux catégories de perception des différents acteurs engagés pour dire le sens de la lutte en cours. Le fait qu’une partie de la jeunesse scolarisée se mobilise apparaît – pour les médias, mais aussi les acteurs politiques – comme un danger potentiel pour le pouvoir exécutif : le gouvernement a d’ailleurs multiplié les rencontres avec les organisations de jeunesse, quand il a fait peu cas des revendications portées par les syndicats favorables au retrait de la loi et encore moins des objections soulevées par les organisations féminines et féministes.

La vie des idées : Quelles sont, de votre point de vue, les caractéristiques les plus significatives des mobilisations en cours ? Quels acteurs interviennent ?

Sophie Béroud : La première caractéristique, et non des moindres, est qu’il s’agit sans doute du plus grand mouvement interprofessionnel sous un gouvernement de gauche. Certes, le gouvernement Jospin entre 1997 et 2002 a connu des mouvements sectoriels importants, du côté des agents des Finances et surtout dans le monde de l’Éducation face aux politiques menées par Claude Allègre. On pourrait également rappeler les longs mouvements de lutte contre les privatisations (France Télécom par exemple) ou, en remontant plus loin dans le temps, les combats sociaux pour le maintien de la sidérurgie durant le premier septennat Mitterrand. Mais il n’y a pas d’autres exemples de mouvement traversant l’ensemble du salariat, réunissant une partie des jeunes scolarisés et questionnant, de plus aujourd’hui, les limites du pouvoir et de la représentation.

Deuxième caractéristique, cette mobilisation a été travaillée dès ces premiers moments par la recherche de modalités d’action diversifiées. C’est d’ailleurs ce qui a donné sa force à la première grande manifestation interprofessionnelle le 9 mars 2016, ouvrant un espace des possibles pour une contestation de grande ampleur. La réussite du 9 mars est liée à la conjonction de plusieurs dynamiques : celle liée à la pétition « loi travail : non merci » qui a réuni en quelques jours plus d’un million de signatures ; celle créée par les youtubers qui ont appelé à publier des témoignages sur la précarité sur le site « on vaut mieux que ça » ; phénomène qui a très certainement entraîné la participation à la manifestation de salariés assez éloignés des syndicats. À ces modes d’action originaux se sont ajoutés des registres de mobilisation plus classiques : l’engagement dans une démarche protestataire du côté des organisations étudiantes et lycéennes et bien sûr la construction d’une première journée d’action par une intersyndicale qui rassemblait encore l’ensemble des organisations.

Il me semble important de revenir à ce point de départ à un moment où l’actualité est davantage liée à l’occupation des places dans le cadre du mouvement « Nuit Debout » et où les capacités de mobilisation des syndicats pour une prochaine journée d’action interprofessionnelle, le 28 avril, s’avèrent incertaines. Je ne crois pas que l’inédit vienne uniquement de Nuit Debout : dès le début, il me semble que dans la tête de certains militants, il apparaît important de mettre en œuvre des modalités d’action originales, complémentaires à la construction des journées de manifestation. Plusieurs éléments peuvent jouer ici, je les avance comme des hypothèses qu’il faudrait tester dans le cadre d’une enquête portant sur les représentations des différents acteurs impliqués. D’une part, le legs du dernier grand mouvement social contre la réforme des retraites à l’automne 2010. Malgré l’unité syndicale, malgré la tenue de plusieurs grosses manifestations rassemblant plus de trois millions de participants, le gouvernement n’avait pas reculé.

Certes, il s’agissait d’un bras de fer avec un pouvoir exécutif incarné alors par François Fillon et Nicolas Sarkozy. Mais les débats militants en 2010, autour de la grève des salariés des raffineries, avaient beaucoup porté sur la question du blocage, des façons d’atteindre véritablement le pouvoir économique, de paralyser effectivement le pays. Là, par ses modalités de construction, le mouvement ouvre d’autres débats, sur la réappropriation de l’espace public et de la parole politique. D’autre part, la référence aux mouvements des Indignés, puis de la capacité de Podemos à bousculer le champ politique en Espagne, a sans doute également pu jouer. Malgré l’ampleur de la crise économique, il n’y avait pas véritablement eu de mobilisations du type Occupy ou Indignés en France au début des années 2000.

Par la force inattendue de la première manifestation du 9 mars puis des suivantes – il faut mettre en cela en perspective avec les difficultés des syndicats, en particulier de la CGT, de FO et de Solidaires à mobiliser contre la loi Macron par exemple –, la contestation venant du monde du travail a ouvert un espace pour que surgisse une autre forme de mobilisation dont la temporalité et la finalité sont différentes : le mouvement Nuit debout. C’est la première qui crée les conditions pour l’avènement de la seconde. Et la seconde apporte, d’une certaine façon et avec des contradictions, j’y reviendrai, un espace de discussion qui fait défaut dans la première dans la mesure où il n’y a pas de secteurs en grève durable, pas de paralysie des transports, comme à l’automne 1995 par exemple. Le fait que le mouvement interprofessionnel se construise uniquement, pour le moment, au travers de journées d’action n’ouvre pas d’espace différent comme cela arrive lorsqu’il y a une grève reconductible qui modifie le rapport au temps, mais aussi à la parole.

Peut-être un dernier point sur la complémentarité des modes d’action : la force du mouvement a également créé les conditions pour qu’il y ait un véritable débat parlementaire. Il s’agit d’une dimension paradoxale puisqu’il faut la mobilisation de la rue, parfois tant décriée, pour que l’Assemblée retrouve un peu de pouvoir…

La vie des idées : Quelles tendances voyez-vous apparaître dans l’implication des syndicats et des autres organisations ?

Sophie Béroud : Il existe à la fois des complémentarités, mais aussi des tensions au sein du mouvement actuel. Le succès rencontré par Nuit debout conduit une partie des participants à espérer un mouvement de grève générale, à l’appeler de leurs vœux. Une tentation de se substituer aux syndicats existe. Elle est d’autant plus vive que des jeunes étudiants ou des jeunes salariés en situation de précarité semblent jouer un rôle important dans l’animation des Nuits debout. Ils relèvent de ces catégories qui échappent aujourd’hui aux syndicats, toute organisation confondue. Sur des places publiques, la convergence des luttes peut être mise en scène de façon symbolique par des prises de parole. Il en va autrement dans les entreprises. Les syndicats qui jouent un rôle central dans le mouvement actuel, la CGT, mais aussi FO, la FSU et Solidaires, se heurtent depuis des années à la difficulté de créer les conditions pour des actions dans les établissements publics et privés qui ne se limitent pas à une journée de manifestation, voire de grève, mais qui aillent plus loin. On le sait : le rapport à la grève, mais aussi la tenue d’assemblées générales sur le lieu de travail, sont loin d’être évidents dans des contextes de dégradation des conditions de travail, de manque de personnel, d’augmentation de la pression individuelle au travail. Il y a une tendance au repli sur soi, à la résignation à laquelle se heurtent les militants syndicaux dans les entreprises.

Les syndicats engagés dans la confrontation avec le gouvernement ont réussi à établir un rapport de force qui a contribué à faire reculer celui-ci sur certains points, mais qui n’est à l’évidence pas suffisant pour obtenir un retrait du projet de loi. Une fraction des participants à Nuit Debout espère d’une certaine façon enclencher une dynamique supplémentaire afin d’apporter une force complémentaire au mouvement. Je dis une fraction car je ne suis pas certaine que cet objectif soit partagé par l’ensemble des participants : pour d’autres, il semble que ce soit autre chose qui se joue, au delà de la loi El Khomri, avec une très forte valorisation du répertoire d’action (l’occupation de l’espace public) comme une finalité en soi.

Il n’en reste pas moins que du côté syndical les limites atteintes dans la construction d’un mouvement d’ensemble interrogent. En premier lieu, il est étonnant de voir à quel point ces organisations syndicales de salariés ont été en attente d’un mouvement de la jeunesse scolarisée, avec l’idée de reproduire la configuration victorieuse du CPE en 2006. En second lieu, du côté de la CGT comme de Solidaires, un même constat est établi : l’insuffisance du rapport de force montre bien l’enjeu autour du développement syndical, en direction notamment des PME. Le dire conduit à sortir d’une vision par trop spontanéiste des mouvements de grève. La CGT estime aujourd’hui, au travers de ses implantations et de ses élus, n’atteindre que 25% des salariés. Les processus de restructuration dans l’industrie, mais aussi dans les grandes entreprises des services, ont des conséquences bien connues : l’externalisation des emplois d’exécution vers des PME sous-traitantes. On sait que la taille des entreprises est un facteur décisif pour la syndicalisation, par rapport à la reconnaissance du fait syndical, à la possibilité de s’appuyer sur un collectif, d’affronter de façon moins directe des stratégies de répression. La CGT, FO et Solidaires peinent depuis des années à atteindre une large part des catégories ouvrières, lesquelles pouvaient auparavant jouer un rôle décisif dans les grèves. Réussir à intégrer ces salariés dans l’action syndicale nécessite aujourd’hui de revoir en partie la structuration des organisations : de multiplier les syndicats de site et non d’entreprises pour être présents auprès des salariés des entreprises sous-traitantes, de repenser le rôle et l’implantation des structures locales et interprofessionnelles.

Du côté de la CFDT, ce qui a été visé est la construction d’un rapport de force institutionnel, en s’appuyant au début sur une mobilisation construite par un large spectre d’organisations. Là aussi, il conviendrait de réfléchir aux contradictions existantes : si la CFDT est parvenue à se faire entendre sur certains points par le gouvernement, c’est bien parce qu’une mobilisation avait pris forme (via les manifestations, mais aussi la pétition). On n’est pas uniquement dans de la négociation à froid, dans un dialogue social stabilisé et institutionnalisé. Or, le gros des troupes dans la rue ne vient pas de la CFDT, mais de la CGT. La direction de la CFDT entend valoriser ce qu’elle a obtenu du gouvernement en avançant des points précis de négociation. Elle fait sans doute le pari que ces choix influenceront le comportement électoral des salariés, notamment lors des prochaines élections TPE à l’automne 2016. Ce sont de fait deux logiques très différentes qui traversent aujourd’hui le champ syndical : d’un côté, une logique misant avant tout sur la présence institutionnelle et la reconnaissance par le pouvoir politique d’une place d’interlocuteur privilégié. Mais avec le risque que cette posture entre en contradiction avec les expériences des équipes syndicales dans les entreprises, les contraintes qu’elles subissent face aux politiques menées par les employeurs et leurs difficultés à obtenir des avancées pour les salariés dans les négociations. De l’autre, une logique davantage tournée vers la mobilisation, cherchant à inclure le plus grand nombre possible de salariés, mais avec des limites concrètes pour atteindre les plus précaires d’entre eux.

par Nicolas Duvoux, le 22 avril 2016

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Loi Travail : enjeux et répertoires d’action. Entretien avec Sophie Béroud », La Vie des idées , 22 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Loi-Travail-enjeux-et-repertoires-d-action

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Notes

[1Margaret Maruani, « Les ‘working poor’ version française : travailleurs pauvres et /ou salariés pauvres ? », Droit social, 07/08, n°7-8, 2003, p. 696-702 ; Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte, 4e édition, 2011.

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