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Les présupposés de l’archéologie coloniale

À propos de : Sudeshna Guha, Artefacts of History, Archaeology, historiography and Indian Pasts, Sage.


par Samuel Berthet , le 19 octobre 2017


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L’archéologie, en Inde, a toujours été intimement liée aux enjeux politiques de l’époque. Hier, elle servait à conforter la puissance coloniale britannique ; après l’indépendance, elle s’est souvent faite le relai de thèses nationalistes sur la stabilité millénaire de l’identité indienne.

Recensé : Sudeshna Guha, Artefacts of History, Archaeology, historiography and Indian Pasts, New Delhi, Sage, 2015, 296 p.

Les présupposés de l’archéologie coloniale ont-ils influencé l’identité nationale indienne jusque dans ses expressions les plus populaires ? L’an passé, Mohenjo Daro porta sur les écrans indiens une reconstitution de l’une des cités de la civilisation de l’Indus, entre le second et le troisième millénaires avant notre ère [1]. En inscrivant le célèbre site dans l’épopée nationale indienne, ce péplum de Bollywood défendait la thèse d’une continuité culturelle entre ces premières cités et l’Inde contemporaine. Cette idée n’est pas née de l’imagination des scénaristes de la grande industrie du divertissement du sous-continent mais des thèses de l’archéologie coloniale sélectivement recyclées par les préhistoriens indiens nationalistes.

Monenjo Daro (2016)

C’est justement sur la genèse de l’archéologie moderne en Inde que revient Sudeshna Guha, elle-même archéologue de formation, spécialisée dans l’histoire des pratiques muséographiques et les cultural studies. Dans cet ouvrage, cette dernière s’appuie sur les archives de l’Archeological Survey of India et sur la correspondance de plusieurs de ses pionniers. Artefacts of History, Archaeology, historiography and Indian Pasts révèle comment l’archéologie du début du XXe siècle a soutenu l’idée qu’existerait une « identité indienne » stable qui se serait transmise, sans discontinuité, depuis au moins 5000 ans.

L’oubli des pratiques antérieures

L’Archaeological Survey of India est institué en 1861 par l’administration britannique pour encadrer la discipline archéologique dans le sous-continent indien. Alexander Cunningham, son premier directeur (de 1861 à 1865) fit aussi œuvre d’historien de la discipline. Selon lui les débuts de l’archéologie en Inde correspondaient à ses propres fouilles sur le site bouddhiste de Sarnath, près de Bénarès, entre 1834 et 1835 [2]. Son approche linéaire excluait toute pratique mémorielle antérieure.

Les pratiques se référant à une mémoire commune étaient pourtant nombreuses et répandues en Asie méridionale. À part les tarikhs, ou gestes de l’Islam et de ses rois, et les chroniques dynastiques, il convient de citer les nombreux commentaires, exégèses et traductions du corpus épique ou religieux. Au sujet de ces grandes épopées, des prasastis (panégyriques), mais aussi des carita, kavya et vamshavali (ces traditions orales et écrites apparues au Moyen Âge, qui faisaient référence aux textes canoniques), Sudeshna Guha mentionne le caractère historiographique de ces traditions (p. 46). L’intertextualité de ce corpus traduisait autant un intérêt pour un passé commun que la compétition entre les cultures qui coexistaient et s’en réclamaient.

L’auteure souligne à bon escient que les travaux des archéologues, épigraphes et philologues européens reposaient – et reposent encore le plus souvent – sur l’érudition des interprètes ou collaborateurs indiens. Ces derniers contribuèrent à un immense transfert de savoirs sur lequel se constituèrent les sciences modernes. Ainsi l’Hortus Malabaricus, composé entre 1678 et 1693 par Hendrik van Rheede, le gouverneur hollandais de Cochin, s’appuie sur le système de classification des plantes établi par les botanistes du Malabar, dont certains collaborèrent à l’ouvrage.

En outre, parmi les Européens qui voyagèrent ou résidèrent en Inde, les Britanniques n’avaient pas le monopole du goût pour l’investigation archéologique. Dès 1534, le botaniste portugais Garcia da Orta partageait son enthousiasme pour les temples rupestres d’Elephanta et, 4 ans plus tard, son compatriote Joao Castro proposait des analyses de l’esthétique du même site (p. 36).

C’est donc en faisant fi de toutes ces références, pourtant connues et parfois encore vivantes, que les pionniers britanniques de l’archéologie en Inde imposèrent une vision de la discipline et de sa pratique dans laquelle ils jouaient le rôle fondateur et occupaient une place centrale.

La thèse des invasions aryennes

Au début du XXe siècle, les fouilles des sites d’Harappa et de Mohenjo Daro dans le nord-ouest de l’Inde mirent au jour des vestiges urbains remontant au troisième millénaire. En l’absence de pierre de rosette permettant de déchiffrer l’alphabet de l’Indus ou de sites comparables sur le sous-continent, le matériau exhumé se révéla difficile à interpréter. La préhistoire de l’Inde fut donc écrite à partir d’inférences basées sur les fouilles dans les régions voisines, particulièrement Sumer.

Jouets ou ex-voto, site de Harappa (Pakistan)

Pour les directeurs de l’Archeological Survey of India, particulièrement les archéologues John Marshall (1902-1928) et Mortimer Wheeler (1944-48), il s’agissait aussi de faire coïncider les premières études des vestiges préhistoriques de l’Inde avec un schéma globalisant développé avant lesdites fouilles. Les théories en cours associant l’idée de civilisation avec le concept de race, la thèse des invasions des populations « aryennes » illustre cette influence. Ainsi, ces invasions auraient mené à la destruction des villes d’Harappa et Mohenjo Daro vers 1900 avant l’ère chrétienne, mettant du même coup fin à la civilisation de l’Indus.

Cette thèse fut notamment relayée par l’archéologue et philologue australien Vere Gordon Childe. Influent théoricien de l’archéologie à l’origine de l’idée de révolution néolithique et auteur en 1926 d’un ouvrage intitulé Les Aryens : une étude des origines indo-européennes, Childe théorisa le diffusionnisme, selon lequel les pratiques technologiques se diffusent par les mouvements de populations – sans qu’il soit fait droit à la possibilité que ces pratiques circulent au delà des communautés où elles se seraient formées.

Il faut ajouter une autre influence dans l’interprétation de la préhistoire et de la culture indiennes : la représentation du village. Dès ses débuts, au tournant du XIXe siècle, l’anthropologie coloniale de Thomas Munro, Mark Wilks ou Charles Metcalfe accorda une importance centrale au village, ce qu’a souligné Nicholas B. Dirks [3]. Les villages y étaient représentés comme les sanctuaires de la culture indienne, offrant une stabilité protectrice par rapport au mouvement et à la corruption incarnée par la ville, siège du pouvoir colonial. Ces représentations s’enracinèrent durant les décennies suivantes, jusqu’à trouver au XXe siècle un fervent promoteur en la personne du Mahatma Gandhi. Cette essentialisation de la culture rurale influença l’interprétation de l’évolution de la civilisation indienne du néolithique à l’histoire ancienne.

Cité de Mohenjo Daro (Pakistan)

En réaction à l’archéologie et à l’histoire coloniales, les archéologues indiens proches de la mouvance nationaliste développèrent l’idée selon laquelle, après le déclin de Harappa et Mohenjo Daro provoqué par des changements hydrographiques, la culture des cités de l’Indus aurait trouvé un refuge dans l’Inde rurale pour s’y transmettre, intacte, jusqu’à nos jours. Ce courant nationaliste s’illustra dans l’ouvrage New Lights on the Indus Civilization de l’archéologue Kedar Nath Sastri, publié en 1957. Il y rejetait la théorie des migrations aryennes dénoncée comme une projection de l’impérialisme colonial. En revanche, ce courant consacra l’association entre les idées de civilisation et de race aryenne, rebaptisée indo-aryenne, cette dernière n’apparaissant plus comme migrante et envahisseuse mais au contraire comme indigène et fondatrice de la culture de l’Indus.

En outre, ce courant nationaliste d’interprétation de la préhistoire indienne trouva un soutien dans les travaux de l’école américaine de l’archéologie dite processuelle, ou nouvelle archéologie, et notamment dans la notion de Grande Tradition (Great Tradition) promue par Walter Ashlin Fairservis. Les deux courants s’accordèrent en effet à essentialiser la culture indienne, dont la civilisation de l’Indus aurait été le berceau, et qui se serait perpétuée, à l’abri des circulations et de leurs corolaires, influences réciproques, déviations et mutations.

Pour une éthique childéenne

Sudeshna Guha ne s’en tient cependant pas à relever les présupposés des différents courants de l’archéologie en Inde et leurs limites respectives. Elle propose une perspective historiographique stimulante. Bien qu’elle déconstruise la linéarité artificielle qu’a contribué à établir Vere Gordon Childe, elle choisit de mettre en avant ses apports méthodologiques. Si les grands schémas dans lesquels il inscrivait sa réflexion n’ont pas résisté aux données révélées par les fouilles, sa démarche reste pertinente.

Quand le travail d’archéologue ne consistait bien souvent qu’à remplir des « chartes chronologiques » (p. 178), il permit à la discipline d’évoluer. Il mit en relation des artefacts appartenant à des aires géographiques différentes, proposant l’étude de la circulation des objets et des techniques au delà de leurs groupes d’origine supposés. Il ouvrit aussi la démarche archéologique à l’anthropologie sociale. Ainsi la démarche de Vere Gordon Childe survit-elle aujourd’hui à l’obsolescence de ses théories.

C’est pourquoi l’auteure milite pour une éthique childéenne, qui s’intéresse « aux routes plutôt qu’aux racines » (selon les mot de Michael Rowlands , cité p. 181). Elle dénonce la vacuité qui consiste à voir dans la communauté indo-aryenne un groupe « ethnique » plutôt que linguistique [4]. Son parti-pris méthodologique nous enjoint à dépasser le triptyque culture-population-territoire, et à concevoir l’étude des artefacts du passé sous l’angle de leur circulation et de leur interprétation, au delà de frontières artificielles, qu’elles soient raciales, linguistiques ou culturelles. À défaut, les présupposés de l’archéologie coloniale et leur interprétation nationaliste continueront de façonner des conceptions réifiées de la culture indienne, dont le film Mohenjo Daro est une expression.

par Samuel Berthet, le 19 octobre 2017

Pour citer cet article :

Samuel Berthet, « Les présupposés de l’archéologie coloniale », La Vie des idées , 19 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-presupposes-de-l-archeologie-coloniale

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Notes

[1Dans la séquence finale de ce film de d’Ashutosh Gowariker, le héros dirige les habitants de la cité de Mohenjo Daro inondée vers les rives d’une rivière qu’il décide de nommer Ganga, assurant ainsi la transition et la continuité d’une civilisation à une autre.

[2A. Cunningham, « Introduction » des Four reports made during the years 1862-63-64-65, Vol. I, p. i-xliii, Simla, Government Central Press, 1871.

[3Nicholas B. Dirks, Castes of Mind : Colonialism and the Making of Modern India, p. 28-30, Princeton, Princeton University Press, 2001.

[4Voir Sudeshna Guha, « Edwin F Bryant, Laurie Patton (eds.), The Indo-Aryan Controversy : Evidence and Inference In Indian History, London and New York, Routledge, 2005 », JRAS, 3/17, 2007, p.1-4.

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