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Les perdants blancs de la mondialisation

À propos de : Justin Gest, The white working class. What everyone needs to know, Oxford University Press


par Ismaïl Ferhat , le 31 octobre 2019


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Xénophobie, repli identitaire, défiance à l’égard des institutions… Les classes populaires blanches sont de plus en plus perçues comme une source d’instabilité pour les démocraties occidentales. Justin Gest les a étudiées, combinant travail quantitatif et approche ethnographique

Élection de Donald Trump, Brexit, montée des droites populistes, voire actes terroristes contre les minorités ethniques et religieuses en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis ou au Canada… les commentaires et les analyses de ces évènements au demeurant disparates pointent souvent le doigt vers les classes populaires blanches, de plus en plus perçues comme un élément de crainte et d’instabilité pour les démocraties occidentales.

Mais, concrètement, de quoi sont-elles le nom ? « Rednecks », « White trash », « Chavs »,« Angry white men”, la manière même de les qualifier est déjà en soi révélatrice d’une partie des enjeux dont elles sont l’objet [1]. C’est à ce travail complexe de définition et d’étude des classes populaires blanches que s’attelle Justin Gest, Assistant professor de science politique à la George Mason University et déjà auteur d’un ouvrage remarqué sur un sujet brûlant [2]. Ce dernier livre s’appuyait sur un travail de terrain dans les villes de Youngstown (Ohio, États-Unis) et de Dagenham (banlieue londonienne, Royaume-Uni), ainsi que sur un usage poussé des sources quantitatives disponibles ou recueillies. L’auteur propose, dans cet ouvrage de synthèse une approche plus globale, mais néanmoins toujours centrée sur les cas britannique et américain.

Comment définir cette nouvelle minorité ?

Le premier défi de taille, comme le relève l’auteur, réside dans la définition de la catégorie même. Que sont les classes populaires blanches (p. 6-13) ? L’auteur propose plusieurs paramètres pour cadrer celles-ci. Le premier est ethno-racial : il s’agit de groupes « blancs » – ce qui met au défi de circonscrire la blanchité – et « de souche », ce qui exclut à la fois les populations non-blanches et celles immigrées. Le second est éducatif : les classes populaires blanches se définissent par un niveau d’études limité, sans diplôme ou avec une formation secondaire. Le troisième est économique : elles occupent des emplois manuels, ou avec une dimension physique. Justin Gest souligne que la perception (et l’autoperception) des classes populaires blanches varie néanmoins d’un pays à l’autre (p. 9-14) : si au Royaume-Uni, l’identité de la classe ouvrière a été source de fierté, aux États-Unis, la croyance forte en la méritocratie la rendait moins prégnante ou moins revendiquée.

Or, ces trois piliers de définition sont en déclin à l’ère de la mondialisation. L’immigration génère des sociétés plus multi-ethniques qu’auparavant. La massification scolaire a élargi l’accès au diplôme. Enfin, la crise du secteur industriel à partir des années 1970 a fait reculer les grandes usines, mais aussi la sociabilité ouvrière qui s’était progressivement construite jusque-là (syndicats, tissu social, pubs ou clubs, quartiers ouvriers). Le résultat combiné est spectaculaire : les classes populaires blanches sont devenues, selon Justin Gest, littéralement une « nouvelle minorité » (p. 51-58). Quantitativement d’abord : en 1940, 74% des salariés étaient blancs et sans diplôme universitaire aux États-Unis. Aujourd’hui, le chiffre n’est plus que 43% (p. 25). Symboliquement ensuite : elles sont syndicalement (p.140-145) et politiquement désengagées, culturellement dévalorisées et ségréguées à la périphérie des territoires gagnants de la mondialisation (cf. les cartes particulièrement parlantes p.31-32).

Que pensent les classes populaires blanches ?

C’est en effet un sentiment de dépossession multiforme que Justin Gest, une fois cette délimitation posée, étudie plus particulièrement. Au travers d’une série de sondages, ainsi que de données tirées des enquêtes électorales (p. 67-109), il montre que les classes populaires blanches se différencient non seulement des minorités non-blanches (dont elles partagent pourtant souvent les difficultés économiques) mais aussi des classes moyennes et supérieures blanches. Plus hostiles à l’immigration, à la mondialisation, aux élites traditionnelles que ces autres groupes, elles ont fini par développer une attitude sociale et politique de défiance généralisée. La méfiance vis-à-vis de ce qui est extérieur à elles, quel qu’il soit, a fini par devenir une marque identitaire de la White working class, tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne.

Cette mentalité de défiance vis-à-vis des institutions conduit les classes populaires blanches, pour reprendre la formule célèbre de l’archevêque Rémi, à brûler ce qu’elles avaient adoré. Les syndicats, désormais surtout implantés dans le secteur public ou les catégories moyennes, sont critiqués pour leur éloignement du monde ouvrier. L’État-providence, construit pour ce dernier, est dénoncé pour sa supposée dispendieuse générosité (p. 75-92) envers les « autres » (minorités non-blanches, immigrés, « mauvais pauvres »), quand bien même les classes populaires blanches en profitent encore largement (p. 92-99). Enfin, les partis qui avaient longtemps primé dans les choix électoraux des classes populaires blanches (Democrats aux États-Unis, Labour au Royaume-Uni), sont désormais plus éloignés de celles-ci (p. 110-115), laissant place à une alternative politique entre radicalisation et anomie. La montée privilégiée des droites populistes dans cet électorat peut dès lors se comprendre comme l’occupation d’un groupe social désinvesti par les élites politiques traditionnelles depuis les années 1990 (p. 115-125).

Un ouvrage percutant et des questions

L’ouvrage peut susciter de nombreuses questions. Certaines tiennent à la définition même du sujet. Si aux États-Unis, il a émergé à partir des années 1930 une identité blanche plus homogène, elle n’a pas été complète pour autant, par exemple avec la spécificité (notamment politique) de la communauté juive. En Grande-Bretagne, la frontière est encore plus difficile à tracer. Ainsi, les immigrants d’Europe centrale et orientale, qui ont tant pesé sur l’attitude du monde ouvrier britannique quant au Brexit (p. 89-92) ne sont-ils pas aussi « blancs », voire plus encore, que les classes populaires du Royaume-Uni ?

Autre enjeu particulièrement sensible, la prégnance de la xénophobie, voire du racisme, dans la White working class est abordée, mais de manière rapide (p. 63-66), et plutôt comme un sentiment d’hostilité non théorisé. Pourtant, et l’auteur le montre très solidement dans l’ouvrage, les classes populaires blanches se distinguent par une « altérophobie » bien supérieure aux autres groupes dans les sociétés étudiées, pour reprendre une expression de Nicolas Lebourg [3].

Enfin, l’ouvrage se limite à deux situations nationales, il est vrai plus faciles à étudier avec l’existence de statistiques ethniques. Pourtant, le regard sur d’autres pays, à commencer par la France, confirmerait probablement certains des traits évoqués dans ce stimulant ouvrage – qui se retrouvent d’ailleurs dans des études récentes [4]. L’auteur de cette recension, ayant coordonné un projet de recherche sur les difficultés éducatives de la Picardie de 2015 à 2019, y a ainsi trouvé des éléments relativement proches.

Justin Gest porte lui-même des interrogations déstabilisantes, à commencer pour la communauté universitaire (américaine, mais aussi au-delà). Pourquoi la crise des classes populaires blanches, qui va jusqu’à « la mort par désespoir » (death of despair) des ouvriers blancs américains, a suscité si peu de travaux voire d’intérêt sur les campus [5] ? L’auteur pointe avec encore plus d’acidité les élites blanches (notamment p. 19-24). Selon lui, elles se défausseraient à bon compte des phénomènes de racisme, de discriminations et d’injustices faites aux minorités ethniques sur les seules classes populaires blanches, juxtaposant un violent mépris de classe à un discours progressiste.

Écrit d’une plume alerte, solidement documenté, alliant travail quantitatif et approche ethnographique, l’ouvrage de Justin Gest éclaire de manière originale, forte et empathique un aspect central de l’actualité des démocraties occidentales. Comme il le relève dans les dernières pages de l’ouvrage (p. 155-158), la manière dont celles-ci réussiront ou pas à gérer le déclin démographique et symbolique des classes populaires blanches constitue un de leurs défis majeurs.

Justin Gest, The white working class. What everyone needs to know, Oxford/New York, Oxford University Press, 2018.

par Ismaïl Ferhat, le 31 octobre 2019

Pour citer cet article :

Ismaïl Ferhat, « Les perdants blancs de la mondialisation », La Vie des idées , 31 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-perdants-blancs-de-la-mondialisation

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Notes

[1Cf. à ce propos Sylvie Laurent, « Le ‘poor white trash’ ou la pauvreté odieuse du blanc américain », Revue française d’études américaines, vol. 120, no. 2, 2009, p. 79-95.

[2Justin Gest, The new minority. White Working Class Politics in an Age of Immigration and Inequality, Oxford, OUP, 2016.

[3Nicolas Lebourg, « La diffusion des péjorations communautaires après 1945. Les nouvelles altérophobies », Revue d’éthique et de théologie morale, vol. 267, no. 4, 2011, pp. 35-58.

[4Stéphane Beaud, Gérard Mauger (dir.), Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2017.

[5The Economist, « Why life expectancy in America is down again”, 6 décembre 2018.

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