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Les fantômes de Lévy-Bruhl

À propos de : A. Mangeon, La Pensée noire et l’Occident ; P. Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées ; S. Deprez, Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde.


par Frédéric Keck , le 6 avril 2011


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Dépassé, Lévy-Bruhl ? L’auteur de La mentalité primitive fait pourtant l’objet d’une certaine actualité. À l’occasion de plusieurs publications récentes. Frédéric Keck montre en quoi la pensée du philosophe et ethnologue français continue d’irriguer divers champs des sciences humaines et sociales contemporaines.

Recensé :
  • Anthony Mangeon, La Pensée noire et l’Occident.
 De la bibliothèque coloniale à Barack Obama, Sulliver, 304 p., 22€.
  • Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard 2009. 384 p., 26 €.
  • Stanislas Deprez, Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde, PUR, 2010, 276 p., 15 €.

Un visiteur étranger qui verrait Lucien Lévy-Bruhl revenir sur les tables des librairies parisiennes serait en droit de s’inquiéter. Est-ce le symptôme du retour de cette France coloniale qui juge les autres peuples comme « primitifs » et « prélogiques » ? Achille Mbembe, à la suite du discours de Nicolas Sarkozy à Dakar décrivant l’Afrique comme un continent resté hors de l’histoire, rattacha « cet amas de préjugés » au « système » de Lévy-Bruhl. Il en résumait ainsi l’orientation : « il s’acharn[a] à donner une caution pseudo-scientifique à la distinction entre “ l’homme occidental ” doué de raison et les peuples et races non-occidentaux enfermés dans le cycle de la répétition et du mythe. » [1]

Cette critique est pertinente eu égard aux usages politiques des sciences sociales, car les livres de Lévy-Bruhl sur « la mentalité primitive » ont connu un succès considérable dans l’entre-deux-guerres, où ils étaient lus aussi bien par les administrateurs coloniaux que par les écrivains surréalistes. Il faut cependant rappeler ce fait : Lucien Lévy-Bruhl était socialiste, ami de Jaurès, défenseur de Dreyfus, et sa pensée est une réflexion sur la justice qui prenait, dans le cadre de la Troisième République, une forte coloration anti-coloniale. Dès lors, s’il faut chercher une actualité de Lévy-Bruhl, c’est moins dans les discours nostalgiques des tenants de la néo-colonisation que dans la philosophie sociale, une forme de pensée critique qui lie enquête empirique et réflexion théorique. Trois livres récents réhabilitent ainsi la figure de Lévy-Bruhl à partir de points de départ très différents, contribuant à ressaisir les problèmes posés par ce penseur énigmatique.

Miroirs littéraires du colonialisme

Dans La pensée noire et l’Occident, Anthony Mangeon, qui enseigne les Lettres modernes à l’Université de Montpellier, répond à la critique selon laquelle Lévy-Bruhl aurait inspiré le système colonial français. Certes on ne peut faire comme si la question de la « mentalité primitive » se posait en dehors de tout contexte politique ; mais les conditions d’émergence de cette question sont complexes et demandent une enquête généalogique. Anthony Mangeon emprunte à Valentin-Yves Mudimbé la notion de « bibliothèque coloniale » pour désigner un corps de savoir indissociable d’un « projet politique dans lequel, supposément, l’objet révèle son être, ses secrets, et son potentiel à un maître, afin que ce dernier puisse en définitive le domestiquer. » [2] Mais il reprend aussi à Laurent Dubreuil l’idée d’une « possession » de l’Europe par les motifs coloniaux, qui affecta à terme sa langue et sa pensée [3].

Lévy-Bruhl a en effet puisé sa documentation dans un ensemble de récits de voyageurs et de missionnaires, majoritairement en Afrique, et sa visée était clairement la « mise en valeur des colonies », comme il le déclara lorsqu’il créa l’Institut d’Ethnologie en 1925. Cependant, l’Afrique lui servit, comme à beaucoup de ceux qui s’y confrontèrent dans cette période, de « miroir » pour explorer une dimension de la pensée qui avait été refoulée par « l’Occident ». Anthony Mangeon rappelle que Lévy-Bruhl se situait lui-même dans le prolongement d’Auguste Comte, qui voyait dans le « fétichisme » africain une « logique de l’affectivité » capable de « régénérer l’Occident ». L’idée d’une « affinité entre le positivisme et le fétichisme », qui annonçait chez le dernier Comte les thèmes surréalistes de la supériorité de la littérature sur la science dans l’expression des émotions, avait une forte dimension anti-coloniale, et fut à ce titre occultée par les premiers introducteurs républicains du positivisme comme Littré. Mais elle revint dans la psychologie de Théodule Ribot, en résonance avec les premières lectures de Nietzsche en France, à travers l’idée d’une « logique du sentiment » non soumise à la forme du jugement. Lévy-Bruhl mit cette hypothèse à l’épreuve des données ethnographiques sur les « sociétés primitives », en montrant comment les valeurs orientent la vie sociale d’une façon qui échappe à la logique classique – ce qu’il appela, d’un terme auquel il renonça dans ses Carnets posthumes, le « prélogique ».

Anthony Mangeon montre que cette hypothèse en elle-même ambivalente – il y a une logique des sentiments plus développée dans la « pensée noire » qu’en « Occident » – a été ensuite reprise par des ethnologues africanistes comme Edward Evans-Pritchard ou par des écrivains africains comme Léopold Sédar Senghor [4]. Mais l’analyse la plus étonnante est celle qu’il consacre à Alain Leroy Locke, philosophe africain-américain qu’il a introduit en France [5]. Locke s’inspire de la philosophie pragmatiste et de la psychologie de Ribot pour construire une « science des valeurs » expliquant à la fois la capacité des émotions individuelles à entrer en résonance et leur tendance à se refermer sur des groupes de jugement ; il substitue ainsi au discours essentialiste de la race une analyse du « tempérament africain » ouvert à l’hybridation. Cette version pragmatiste de l’idée de « pensée noire » prolonge bien les analyses de Lévy-Bruhl, qui avait soutenu les premiers travaux de Jean Wahl sur « les philosophies pluralistes d’Angleterre », et qui citait les analyses de William James sur « les variétés de l’expérience religieuse » dans son dernier livre, paru en 1938, L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs.

Logique des modes de penser

Ces discussions sur les rapports entre « mentalité primitive » et « pensée noire » s’écartent cependant de l’intention première de Lévy-Bruhl, qui ne visait pas à étudier une émotion originelle mais une pensée « autre ». Paul Jorion reprend ainsi, dans un ouvrage ambitieux [6], le projet lévy-bruhlien d’une « anthropologie des modes de penser ».

Il rappelle que Lévy-Bruhl s’est d’abord intéressé non aux sociétés africaines, dont sont venues les principales critiques adressées à sa « théorie du prélogique », et qui entretiennent historiquement de nombreux contacts avec les sociétés européennes, mais aux sociétés de l’aire Pacifique (Chine, Australie, Polynésie etc.) dont les contacts avec l’Europe sont beaucoup plus récents, et qui ont donc développé pendant des siècles une logique véritablement étrangère à la nôtre. En replaçant Lévy-Bruhl sur le terrain de la logique, Paul Jorion reprend ainsi les discussions menées dans les années 1970 entre des philosophes et des anthropologues anglophones, dont le propos était explicitement d’ « exorciser le fantôme de Lévy-Bruhl » [7].

La philosophie analytique et les sciences cognitives, appuyées sur le « principe de charité » avancé par Quine et formalisé par Davidson, ont en effet proposé une nouvelle théorie de la croyance visant à écarter définitivement l’hypothèse de la « mentalité prélogique ». Mais Jorion montre que les analyses des ethno-sciences, c’est-à-dire des classifications botaniques et zoologiques des sociétés indigènes, permettent de résoudre l’énigme posée par Lévy-Bruhl. Comment expliquer que les Indiens Bororo puissent dire qu’ils sont des oiseaux Arara ? Un tel énoncé défie notre logique car il suppose que les catégories « homme » et « oiseau » soient hétérogènes. Mais il se comprend, selon Jorion, à partir d’une « connexion simple » entre des éléments associés par émotion, notamment lors de la formation de la mémoire par des rituels d’initiation. Entre la logique « symétrique » des émotions et la logique « asymétrique » des concepts, il y aurait donc non pas évolution – la première recouvrant l’autre au point de la rendre impensable sinon sur le mode du refoulé inconscient – mais divergence : ce sont deux façons de classer les êtres de l’environnement disponibles pour tout homme, systématisées par les penseurs européens d’un côté, par les penseurs chinois de l’autre. D’où l’incapacité des ethnologues à reconnaître un mode de classification qu’ils n’ont jamais systématisé, et qu’ils déforment en projetant sur lui des exigences logiques hétérogènes.

Dans cette perspective, le principe de contradiction formalisé par Aristote apparaît bien comme une « invention », puisqu’il ouvre à un mode de classification entièrement nouveau. Rendant ainsi hommage au « génie » d’Aristote, Jorion reprend les thèses de Renan sur le « miracle grec », puis il montre que l’idée de réalité physique constitue une seconde révolution logique avec Kepler et Galilée, transformant la mystique des pythagoriciens en mythe moderne. Il conclut que chacune des ces révolutions logiques produit des craintes aussi importantes que celles qu’on attribue aux « primitifs » puis se stabilise dans une routine rationnelle. Il n’y a pas de différence de nature entre un Bororo croyant qu’il est un oiseau Arara et un trader prenant des modèles mathématiques pour la réalité, comme le montre une analyse anthropologique de la récente crise financière [8].

Phénoménologie du sentiment moral

Cette histoire des sciences modernes à partir de la « mentalité primitive » était annoncée par Lévy-Bruhl de façon programmatique, mais elle n’était pas au cœur de ses analyses. Lévy-Bruhl visait moins à comparer la « mentalité primitive » et la « mentalité civilisée », ou la logique des émotions et la logique des concepts, qu’à saisir ces émotions de l’intérieur, et à travailler les concepts au plus près pour leur faire saisir une réalité leur échappant intrinsèquement. Dans cette démarche fondamentalement aporétique mais excitante pour la pensée, c’est la phénoménologie qui est allée le plus loin. Husserl avait envoyé en 1935 une lettre à l’auteur de La mythologie primitive au moment où lui-même écrivait La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Cette lettre fut citée par Merleau-Ponty et Derrida lorsqu’ils reprirent eux-mêmes le problème de l’émergence de la pensée scientifique, et fut au cœur des discussions phénoménologiques sur la possibilité de revenir au « monde de la vie quotidienne » (Lebenswelt) en deçà des cadres de la logique formelle [9].

Stanislas Deprez, enseignant à l’Université Catholique de Lille, a consacré sa recherche à l’œuvre de Lévy-Bruhl, et figure parmi les meilleurs connaisseurs de cet auteur. L’ouvrage qu’il publie sous le titre Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde est une des premières lectures extensives de cette œuvre, et contribue ainsi, par le jeu de références aux autres ouvrages de ce genre parus dans les dix dernières années, à la formation d’un « champ des études lévy-bruhliennes » [10] L’hypothèse qui lui permet de s’orienter avec netteté dans ce champ est clairement phénoménologique : Lévy-Bruhl a exploré par les voies de la sociologie la fonction des émotions dans la vie morale.

Stanislas Deprez rappelle en effet qu’avant d’être l’ethnologue de la « mentalité primitive », Lévy-Bruhl fut un historien des philosophies allemandes du sentiment et un défenseur de la sociologie durkheimienne de la morale. Ce qui ne fut pas sans difficultés, car les durkheimiens n’acceptèrent jamais son hypothèse d’un sentiment moral indépendant des formes collectives du jugement. Pourtant, c’est bien cette hypothèse qui le conduisit à creuser son sillon en solitaire, au croisement de la philosophie et des sciences sociales, multipliant les ouvrages pour saisir ces points de basculement où les émotions morales font percevoir les choses d’une façon déroutante pour la logique classique. Les derniers textes de Lévy-Bruhl, notamment ses Carnets posthumes, proposent des formules énigmatiques sur la nécessité de décrire « l’entrelacs du mystique et de l’ordinaire », d’une façon qui annonce les travaux de Merleau-Ponty. Ils ouvrent le champ d’analyse des symboles comme lieu où l’invisible se manifeste dans le visible, d’une façon que l’on peut comparer aux travaux de Cassirer. Ils relient un ensemble de phénomènes de « bi-présence » ou de « duplicité » où l’individu est à la fois lui-même et autre chose que lui-même, d’une façon qui influencera les travaux de Sartre.

Stanislas Deprez reconstitue ce parcours de façon minutieuse, en alternant les analyses conceptuelles et ethnologiques, en jouant sur les sources intellectuelles et les discussions philosophiques [11]. Mais l’orientation phénoménologique lui permet de concentrer ces analyses vers un problème : celui de la rationalisation du monde, au sens du passage d’un « monde de la vie » prélogique à une vision rationnelle du monde. Il commente notamment les pages que Lévy-Bruhl consacre dans L’âme primitive (1935), et qui seront reprises par Maurice Leenhardt dans Do Kamo, aux formes d’individuation permettant de passer, notamment par la nomination, d’une indistinction des personnes à des personnes véritables. Ces analyses risquent cependant de rabattre Lévy-Bruhl vers un évolutionnisme qu’il a toujours combattu, en le rapprochant d’une psychologie de l’enfant dont il s’est toujours tenu à distance. Stanislas Deprez propose avec précaution de parler d’une « mentalité a-moderne » pour éviter de reprendre l’expression infamante de « mentalité primitive », mais son propos reste bien de construire une histoire de la raison moderne à partir de ses formes primitives, quitte à réhabiliter celles-ci pour leur consistance interne. S’il accepte ma critique selon laquelle « la phénoménologie a manqué la radicalité de la recherche d’une autre logique parce qu’elle reste prise dans une téléologie de la conscience ou du sujet » [12], Deprez maintient l’orientation téléologique de la phénoménologie en construisant une histoire de la rationalité dont les « mentalités » seraient les « types logiques ».

Anthropologie sociale des risques

À ces trois lectures de Lévy-Bruhl inspirées par le pragmatisme, la philosophie analytique et la phénoménologie, j’opposerai pour conclure ma lecture issue du structuralisme. Mon désaccord avec Stanislas Deprez porte en effet sur la lecture de Lévy-Bruhl par Lévi-Strauss. Pour souligner la nécessité de choisir entre Lévy-Bruhl et Lévi-Strauss, on cite souvent les pages où celui-ci affirme que la pensée sauvage « procède par les voies de l’entendement, non de l’affectivité ; à l’aide de distinctions et d’oppositions, non par confusion et participation. » [13]. Ainsi la phénoménologie a-t-elle pu reprocher au structuralisme lévi-straussien d’éliminer la force émotionnelle du « monde de la vie quotidienne » par la sécheresse des oppositions sémantiques. Dans une note qu’il consacre à mon interprétation, selon laquelle Lévi-Strauss répond avec des moyens logiques plus puissants, ceux de la sémiotique saussurienne, au problème scientifique posé par Lévy-Bruhl, Deprez écrit ainsi : « Nous soutenons au contraire que l’expérience mystique, avec sa dimension affective, peut seulement être appréhendée par la phénoménologie (fût-ce imparfaitement) et qu’elle est dénaturée par l’analyse structurale, qui la ramène à une structure mythique. » [14]

Ce désaccord n’est pas seulement une querelle de chapelles philosophiques : il porte sur l’interprétation de l’ensemble de l’œuvre de Lévy-Bruhl et sur la signification politique de sa pensée. Deprez considère les ouvrages de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive comme faisant bloc, dont il trouve les sources dans ses travaux d’histoire de la philosophie sur le sentiment, ce qui le conduit à interpréter sa pensée comme une épistémologie des émotions. J’ai souligné au contraire l’importance de la thèse de Lévy-Bruhl en 1884 sur « l’idée de responsabilité », en la replaçant sur le fond des débats sur la responsabilité des criminels analysés par Michel Foucault [15]. J’ai aussi creusé l’écart entre les analyses des Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) et La mentalité primitive (1922), en montrant le rôle de l’engagement de Lévy-Bruhl au sein du Ministère de l’Armement dans sa réflexion sur les « accidents » [16]. Là où Deprez mobilise une psychologie de l’éducation, j’éclaire Lévy-Bruhl par une sociologie des risques.

Ce point de départ me conduit à un désaccord dans l’analyse de ce qui reste le plus obscur et de plus passionnant chez Lévy-Bruhl : comment se produit cet « entrelacs de l’ordinaire et du mystique », symbolisation de l’invisible dans le visible ? Pour Deprez, cette coupure entre deux niveaux d’expérience est une projection de la mentalité scientifique : « c’est de notre point de vue moderne que la mentalité primitive peut être clivée en ordinaire mystique ; de son point de vue, elle est unique. » [17] Pour moi, au contraire, cette coupure est constitutive de toute expérience humaine à partir du moment où certaines crises l’obligent à dédoubler le visible par l’invisible. Il serait donc vain de vouloir remonter en-deçà de cette crise vers une unité du sentiment moral, mais il faut plutôt analyser comment la répétition de cette crise conduit une société donnée à symboliser l’invisible dans le visible, et ainsi à faire entrer l’expérience mystique dans l’expérience ordinaire de façon à en stabiliser la force émotionnelle. Par exemple on peut analyser comment un virus de grippe « saisonnière » devient un virus de grippe « pandémique » en passant par des oiseaux et des porcs et en mobilisant des représentations collectives catastrophistes [18].

C’est pourquoi Lévy-Bruhl me semble devoir être inscrit dans une histoire de la pensée sociale française davantage que dans une histoire de la philosophie du sentiment. Sans doute ces deux types de pensée prennent-elles leur source dans la théologie classique, comme l’attestent les origines du concept lévy-bruhlien de participation chez Malebranche [19]. La pensée sociale réagit à des crises en trouvant des ressources non dans l’intériorité d’un sujet mais dans les dispositifs techniques à l’œuvre dans la société : par exemple les statistiques, que Lucien Lévy-Bruhl vit se mettre en place lors de son passage au Ministère de l’Armement et dont son fils Raymond fut un des grands organisateurs en France après la Seconde Guerre Mondiale, ou les ordalies, ces rituels judiciaires qu’il a mis au cœur de La mentalité primitive et que son neveu Henri a étudiés en sociologie du droit. La participation, si elle est un concept théologique et métaphysique, doit aussi être comprise comme un concept social et juridique : c’est le point de départ d’une enquête sur les êtres qui constituent la société, et dont une crise a révélé par une émotion collective les liens invisibles. Après avoir réhabilité philosophiquement Lévy-Bruhl, contre toutes les accusations injustes portées contre lui au nom de la décolonisation de la pensée, il faudrait peut-être le réhabiliter historiquement, en montrant ce que son itinéraire individuel et collectif nous apprend du socialisme français. Le fantôme de Lévy-Bruhl pourrait bien revenir dans nos débats sur la crise de l’État-Providence, parce qu’il posa de façon radicale la question de ce que signifie voir l’avenir socialement.

par Frédéric Keck, le 6 avril 2011

Pour citer cet article :

Frédéric Keck, « Les fantômes de Lévy-Bruhl », La Vie des idées , 6 avril 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-fantomes-de-Levy-Bruhl

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[2V.-Y. Mudimbé, The Idea of Africa, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. VII, cité par A. Mangeon, La pensée noire et l’Occident, Cabris, Sulliver, p. 14.

[3L. Dubreuil, L’Empire du langage. Colonies et francophonies, Paris, Hermann, 2008.

[4Voir aussi sur ce point Souleymane Bachir Diagne, Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohammed Iqbal, CNRS Editions, 2011, p. 23-34.

[5Voir Le Rôle du Nègre dans la culture des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2009.

[6P. Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard 2009. Le chapitre sur Lévy-Bruhl reprend en partie un article publié dans la Revue philosophique en 1989 sous le titre «  Intelligence artificielle et mentalité primitive. Actualités de quelques concepts lévy-bruhliens  ».

[7B. Wilson (dir.), Rationality, Oxford, Basic Blackwell, 1970, p. III.

[9Voir E. Husserl, Lettre à Lévy-Bruhl du 11 mars 1935, Présentation, traduction, commentaire et notes de Ph. Soulez, in Gradhiva, n°4, été 1998, p. 67  ; J. Benoist et B. Karsenti (dir.), Sociologie et phénoménologie, Paris, PUF, 2001

[10Voir S. Deprez, «  Actualités de Lévy-Bruhl  », Revue philosophique, 2, 2010, p. 235-248.

[11On appréciera notamment les pages sur Paul Ricoeur et Dan Sperber autour du problème de la métaphore : voir S. Deprez, Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 140-152

[12F. Keck, Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation, Paris, CNRS Editions, 2008, p. 17, cité in S. Deprez, op. cit., p. 176.

[13Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 319, rééd. in Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 847.

[14S. Deprez, op. cit, p. 58, n. 141.

[15Cf. M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard-Seuil, p. 96.

[16Voir F. Keck, introduction et notes de L. Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, Flammarion, 2010.

[17S. Deprez, op. cit, p. 139, n. 60.

[18Voir F. Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

[19Voir F. Keck, 2005 «  Causalité mentale et perception de l’invisible. Le concept de participation chez Lévy-Bruhl  », Revue philosophique, n°3, 2005, p. 303-322.

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