Gary Alan Fine propose une ambitieuse sociologie de l’action civique. Il défend notamment l’idée que la (trans)formation des institutions est toujours conduite par des petits groupes soudés et efficacement coordonnés.
Gary Alan Fine propose une ambitieuse sociologie de l’action civique. Il défend notamment l’idée que la (trans)formation des institutions est toujours conduite par des petits groupes soudés et efficacement coordonnés.
Gary Alan Fine, professeur au département de sociologie de la Northwestern University, est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, essentiellement centrés sur des petits groupes dont il analyse avec minutie les interactions : communautés de rôlistes (joueurs de jeux de rôles), équipes de baseball, brigades de cuisine, groupe de cueilleurs de champignons, étudiants en art, météorologues, joueurs d’échecs ou même groupes de militants retraités. Méconnu en France, ce sociologue qui s’inscrit dans la lignée d’Erving Goffman et de l’École de Chicago est devenu aux États-Unis l’une des voix les plus influentes sur les questions d’ethnographie, de microsociologie et de sociabilité.
En 2012, dans Tiny Publics, G.A. Fine avait déjà proposé un propos plus général et ambitieux en croisant plusieurs cas pour pouvoir monter en généralité, et défendre l’idée que toute la société peut se lire dans un seul et unique petit groupe (tiny group). Dans The Hinge, le sociologue poursuit ses ambitions théoriques et soutient que ce sont ces petits groupes et leurs interactions qui sont le moteur de la transformation civique et de la réforme des institutions. G.A. Fine insiste sur le fait que ces petits publics, ces groupes de personnes fortement coordonnées qui se rassemblent pour poursuivre un objectif commun, sont situés à la charnière [hinge] qui articule le niveau macrosociologique (celui de la société prise dans son ensemble) et le niveau microsociologique (celui de l’individu). Ce choix de prendre le groupe comme unité première d’analyse lui permet ainsi de penser dans un même élan l’individu – principale unité d’analyse des micro-sociologues, souvent prompts à suivre la voie de l’individualisme méthodologique – et les institutions et cadres sociaux, trop souvent étudiés avec les seuls outils du structuralisme. Il en résulte une sociologie de l’action plaçant la focale sur des petits groupes cohésifs.
Pour ce nouvel ouvrage, pas de nouvelles monographies. G.A. Fine s’appuie sur 21 cas, pour la plupart des travaux de seconde main, qu’il analyse tout au long de sept chapitres : 1/ coordination, 2/ relations, 3/ association, 4/ lieu, 5/ conflit, 6/ contrôle et 7/ extensions. Les cas étudiés couvrent des thèmes aussi différents que l’entraide entre travailleurs agricoles, la rédaction collaborative de la Déclaration d’indépendance, les cellules de djihadistes sur internet ou encore la communication par les médias sociaux des militants de l’ancien président Donald Trump.
Cette variété des cas pourrait désarçonner le lecteur. Mais la fluidité et la rigueur de l’écriture de G.A. Fine le guident avec assurance au sein de la profusion des cas convoqués sans jamais le désorienter. Chaque chapitre aborde trois cas en les analysant à l’aune de références bibliographiques nombreuses et variées qui l’aident à plaider la cause de l’analyse au niveau méso-sociologique. Chaque cas représente un « groupe » de personnes fortement liées, coordonnées entre elles et poursuivant un objectif commun).
Plus encore, la variété des cas lui permet de décrire avec justesse ce qu’est l’engagement politique. Pour lui,
Bien que le rôle de la sociabilité de groupe soit la condition sine qua non de l’engagement civique, de nombreuses recherches sur l’engagement politique prennent l’une des deux formes suivantes : soit elles examinent comment les structures institutionnelles fixent les conditions de l’engagement politique, effaçant alors l’action de l’individu, soit elles examinent comment les comportements et les expériences individuelles antérieures déterminent les décisions politiques [1] (p. 5).
Pour saisir le niveau « méso » de l’engagement politique, il est nécessaire, selon le sociologue de se décentrer et multiplier les cas d’étude. Selon lui, « en nous concentrant sur un seul cas, nous ignorons que chaque culture de groupe est façonnée par un réseau de myriades de groupes » [2] (loc. cit.), alors que ce sont, précise-t-il, les interactions entre ces groupes qui façonnent l’engagement politique et la (trans)formation des institutions. Pour mieux comprendre le processus qu’il décrit, il est important de saisir les quatre concepts clefs de sa théorie.
Pour exposer les principes de l’approche meso-sociologique de l’action civique, l’auteur s’appuie sur quatre thèmes récurrents de ses travaux : 1/ l’ordre d’interaction, 2/ la culture de groupe ou l’idioculture , 3/ les circuits d’action et 4/ les petits publics.
L’ordre d’interaction est un concept emprunté à Goffman (1983). Contrairement à ce qu’on présume des interactionnistes, ce concept vient remettre en question l’idée que les règles seraient continuellement renouvelées à chaque rassemblement. D’une part, selon G.A. Fine, les pratiques des individus « ne découlent pas immédiatement de l’interaction en train de se faire, mais résulte de routines affiliées à des relations sociales ancrées », et d’autre part, « en participant à un ordre d’interaction, les membres du groupe reconnaissent leurs affiliations et leurs pratiques comme solides et importantes. » [3] (p. 10).
La culture de groupe ou l’idioculture « consiste en un système de connaissances, de croyances, de comportements et de coutumes partagé par les membres d’un groupe en interaction auquel les membres peuvent se référer et qui servent de fondations aux interactions ultérieures. Les membres reconnaissent qu’ils partagent des expériences, et ces expériences peuvent être évoquées dans l’espoir qu’elles seront comprises par les autres membres, étant ainsi utilisées pour construire une réalité commune (Fine 1987 : 125) » [4] (p. 10-11).
Le circuit d’actions : G.A. Fine le définit comme « un système de participation civique dans lequel les choix interactionnels sont filtrés par la conscience d’un acteur de ce que le groupe auquel il s’identifie et auquel il participe considère comme culturellement approprié. Les circuits d’action reflètent les règles de l’ordre d’interaction et le contenu des cultures de groupe à la lumière de la nécessité d’une action prévisible. Les désirs personnels, les pressions de groupe et le contrôle institutionnel canalisent les options à partir desquelles les circuits d’action sont établis. Cette approche met l’accent sur les négociations et les ajustements dont dépend l’action civique tout en acceptant les pratiques établies » [5] (p. 12).
Le petit public [tiny public] est un groupe avec un ordre d’interaction et une idioculture reconnaissable qui s’efforce de jouer un rôle au sein d’une structure civique, démocratique ou autoritaire. Ce concept tire parti de l’ordre d’interaction et de l’idioculture pour souligner à quel point c’est précisément à « la charnière » du micro et du macro que se joue la transformation civique. Ces communautés d’action peuvent être petites, mais elles contribuent très directement, en embrassant des valeurs dont dépend un engagement commun, à façonner des actions politiques aux conséquences macrosociétales. La diversité des petits publics et leur large déploiement rendent ainsi possible « une mésoanalyse à la fois du coin de la rue et des marchés financiers mondiaux » [6] (p.14).
Ces quatre concepts clefs permettent à G.A. Fine de lier le micro et le macro, selon le modèle du « miniaturisme sociologique » (Stolte, Fine et Cook 2001). Il part ainsi du postulat selon lequel « les concepts microsociologiques constituent un cadre interprétatif à travers lequel une analyse structurelle ancrée [7] et orientée vers l’action est possible » [8] (p. 14).
G.A. Fine souligne que les institutions ont souvent été analysées au prisme des modèles macro, ce qui pousse à les réifier alors même que, comme le souligne Max Weber : toute institution « peut être réduite aux actions de ses agents » (Weber 1978, p. 14). Alfred Schutz (1967, p. 199) ajoute à cette approche l’importance des actions collectives, et G.A. Fine prolonge encore davantage cette idée, développant le rôle fondamental des petits publics dans le processus de (trans)formation des institutions. Pour G.A. Fine, « l’organisation de l’action commune dans le cadre d’un circuit continu d’ajustement aux passés établis et aux futurs imaginés » [9] (p. 13) est crucial pour saisir le concept d’institution.
Ce faisant, pour saisir une institution, il s’agit de décrire finement toutes les interactions au sein des petits groupes et d’appréhender leurs marges de manœuvre [10]. Selon l’influence d’action de ces petits groupes, ces derniers ont des marges de manœuvre plus ou moins importantes. G.A. Fine argumente en ce sens en citant le travail de Jasper et Volpi sur les grandes décisions qui « impliquent généralement « un petit groupe d’individus qui se parlent lors d’un petit nombre de réunions » (Jasper et Volpi 2018 : 30). Il ajoute qu’ « une fois qu’une décision est prise, d’autres groupes de personnes sont chargés de la mettre en œuvre. Alors que toute décision est locale, certaines d’entre elles engendrent la réaction d’autres collectifs d’individus. Cela devient saillant lorsque les décideurs portent un statut d’autorité légitime ou lorsque leurs décisions entraînent des conséquences concrètes sur ceux qui résistent » [11] (p. 154).
Dans cette perspective, nous pourrions nous attendre à des données ethnographiques de première main, de surcroît pour les chapitres évoquant l’institution. Malheureusement, les cas empiriques sur lesquels G.A. Fine s’appuie sont des enquêtes publiées par d’autres, des produits finis, et ce faisant, peuvent difficilement traduire ces micros-interactions qui fondent les institutions et leurs évolutions. L’analyse, même rigoureuse, de travaux publiés – et ce, quelle qu’en soit leur très bonne qualité – ne peut être une méthode cohérente pour répondre aux exigences du modèle du miniaturisme sociologique.
G. A. Fine a toujours défendu l’idée que l’étude des petits groupes permettait déjà une montée en généralité en accédant notamment à l’établissement d’une connaissance sociologique utile pour comprendre d’autres situations sociales (Fine 2010, p. 372). C’est même l’objectif qu’il vise pour la sociologie en écrivant : « la sociologie espère expliquer le monde, mais la sociologie a aussi besoin d’expliquer les mondes du monde et comment ces mondes produisent des processus qui s’étendent au-delà de leurs frontières » [12] (Fine 2012, p. 220).
Dans The Hinge pourtant, il semble accéder à une nouvelle marche de théorisation. En restant rigoureux sur l’explicitation de ses concepts à fort potentiel de généralisation, G. A. Fine propose une réelle alternative aux analyses micro et macrosociologique et montre la nécessité d’adopter l’approche mésosociologique pour comprendre les sociétés dans lesquelles on évolue. Autrement dit, pour G. A. Fine, c’est au cœur des petits groupes que l’on peut observer comment une institution se forme, évolue, se transforme ou s’effondre. En somme, la lecture de cet ouvrage sera utile pour la plupart des chercheurs en sciences sociales qui cherche à saisir le fonctionnement de n’importe quelle société, système, organisation, à en appréhender leurs enjeux et leurs impacts.
Alors que les précédents ouvrages de G.A. Fine n’évoque que très rarement la communication médiatisée par les outils numériques, dans The Hinge , l’auteur y consacre son dernier chapitre. La question qui l’intrigue à ce sujet est celle-ci : « comment intégrer le pouvoir du local, qui assure la permanence et l’engagement des membres, avec la communication en ligne, qui s’étend au-delà de ceux qui se ‘connaissent’ en tant qu’êtres coprésents multidimensionnels » (p. 203-204) ? Toutefois, même si G.A. Fine s’interroge sincèrement sur ce que la communication en ligne fait aux petits publics et à leur engagement civique, on perçoit, d’une part, une pointe de nostalgie « du monde d’avant » et d’autre part une forme de dédain pour les liens sociaux numériques. Alors que les autres chapitres sont fournis de références bibliographiques, celui-ci en est appauvri. Cette méconnaissance des ethnographies sur le numérique dessert ce chapitre, alors même que l’auteur y développe des questionnements qui mériteraient d’être approfondis.
par , le 20 septembre 2023
Bibliographie :
– Fine, Gary Alan. 1987. With the Boys : Little League Baseball and Preadolescent Culture. Chicago : University of Chicago Press.
– 1996. Kitchens : The Culture of Restaurant Work. Berkeley : University of California Press.
– 1998. Morel Tales : The Culture of Mushrooming. Cambridge, MA : Harvard University Press.
– 2007. Authors of the Storm : Meteorology and the Culture of Prediction. Chicago : University of Chicago Press.
– 2010, « The Sociology of the Local : Action and its Publics », Sociological Theory, vol. 28, no 4, p. 355‑376.
– 2012. Tiny Publics : A Theory of Group Culture and Group Action. New York : Russell Sage Foundation.
– 2015. Players and Pawns : How Chess Creates Community and Culture. Chicago : University of Chicago Press.
– . 2018, Talking Art : The Practice of Culture and the Culture of Practice. Chicago : University of Chicago Press
– 2023, Senior Activism, Tiny Publics, and the Culture of Resistance. Chicago : University of Chicago Press.
– Glaser B & Strauss A (1967) The Discovery of Grounded Theory : Strategies for Qualitative Research. Chicago :
– Glaser B., Strauss A. , La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Armand Colin, coll. « Individu et Société », 2010, 409 p.,
– Goffman, Erving, 1983, “The Interaction Order.” American Sociological Review 48 : 1– 17.
-Ink, Marion, 2023, Le monde en miniature, Paris :Éditions de l’EHESS (coll. »En temps & lieu »).
– Jasper, James, and Frédéric Volpi. 2018. “Introduction : Rethinking Mobilization after the Arab Uprisings”, p. 11– 40 in Microfoundations of the Arab Uprisings
– Schutz, Alfred. 1967. The Phenomenology of the Social World. Evanston, IL : Northwestern University Press.
– Weber, Max. 1978. Economy and Society : An Outline of Interpretive Sociology. Berkeley : University of California Press.
Marion Ink, « Les commandos du changement civique », La Vie des idées , 20 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-commandos-du-changement-civique
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Les citations sont traduites de l’anglais par l’autrice. “Despite the role of group sociability as the basis of civic engagement, many analyses of the structure of political engagement take one of two forms : either they examine how institutional structures set conditions for politics, erasing the agency of the individual, or they examine how individual attitudes and backgrounds are the basis for political decisions. »
[2] « By focusing on a single case, we ignore that each group culture is shaped through a web of myriad groups ».
[3] « By participating in an interaction order, group members recognize their associations and their practices as stable and consequential. This solidity does not depend on the immediate encounter but results from routines tied to ongoing social relations ».
[4] « consists of a system of knowledge, beliefs, behaviors, and customs shared by members of an interacting group to which members can refer and that serve as the basis of further interaction. Members recognize that they share experiences, and these experiences can be referred to with the expectation that they will be understood by other members, thus being used to construct a social reality for the participants. (Fine 1987 : 125) ».
[5] « as a system of civic participation in which interactional choices are filtered through an actor’s awareness of what the group with which they identify and in which they participate considers culturally appropriate. Circuits of action mirror the rules of the interaction order and the content of group cultures in light of the necessity for predictable action. Personal desires, group pressures, and institutional control channel the options from which circuits of action are established. »
[6] « A tiny public is a group with a recognizable interaction order and culture that strives to play a role within a civic structure, democratic or authoritarian. This concept leverages the interaction order and group culture to support the civic realm of the Hinge. Such communities may be small, but they contribute to a broader politics, embracing values on which shared commitment depends. The diversity of tiny publics and their widespread placement allows for a mesoanalysis of both the street corner and global financial markets. »
[7] L’analyse ancrée fait référence à la grounded theory ou théorie ancrée de Glaser et Strauss. C’est une méthode devenue classique en sciences sociales, notamment en ethnographie et en sociologie, dont la construction d’une théorie repose, non plus sur l’établissement d’une hypothèse définie a priori, mais sur la collecte et l’analyse méthodique des informations, voir ,Glaser B & Strauss A (1967) The Discovery of Grounded Theory : Strategies for Qualitative Research. Chicago : Traduit en français en 2010 Glaser B., Strauss A. , La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Armand Colin, coll. « Individu et Société », 2010, 409 p.
[8] « microsociological concepts are an interpretive framework through which a grounded, action- oriented structural analysis is possible. »
[9] « the organization—of joint action as part of an ongoing circuit of adjustment to established pasts and imagined futures ».
[10] À ce propos, ces négociations et ces marges de manœuvre sont partis intégrantes dans ce que j’ai appelé l’ingénierie institutionnelle (Ink 2023) soit la façon dont les personnels d’une institution vont appliquer l’idéologie institutionnelle tout en la transformant, en s’y ajustant et en jouant avec leurs marges de manœuvre. L’institution est en cela mouvante et se traduit dans les pratiques et les interactions des individus (et les groupes d’individus) qui la font vivre.
[11] « Once a resolution is established, others are charged with implementation. While all decisions are local, some force others to respond. This is particularly evident when decision-makers are treated as legitimate authorities or when they have established consequences for those who resist ».
[12] « Sociology hopes to explain the world, but sociology also needs to explain the worlds within the world and how those worlds within have tendrils that stretch beyond their boundaries ».