Les cours de Deleuze sur la peinture envisagent non pas le tableau achevé, mais l’ensemble des conditions psycho-physiologiques qui président à l’acte de création.
À propos de : Gilles Deleuze, Sur la peinture. Cours, mai-juin 1981, Éditions de Minuit
Les cours de Deleuze sur la peinture envisagent non pas le tableau achevé, mais l’ensemble des conditions psycho-physiologiques qui président à l’acte de création.
Gilles Deleuze (1925-1995) a dispensé à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis une série de cours, dont la plupart sont disponibles en version sonore (notamment grâce aux enregistrements de Richard Pinhas). Les Éditions de Minuit font paraître le cours de 1981 consacré à la peinture. Le remarquable travail éditorial de David Lapoujade permet de suivre aisément le développement de l’argumentation (notamment grâce à l’introduction de « sommaires » pour chaque séance ou de nombreuses notes de bas de page qui renvoient aux livres dont le cours suit manifestement de près le développement) sans pour autant perdre la tonalité orale de l’exposé. L’intérêt est de pouvoir suivre le déploiement progressif d’une pensée dont les livres publiés fournissent généralement la version finale et condensée dans des formules à la fois saisissantes et en même parfois difficiles à comprendre pour celui qui n’est pas familier du corpus deleuzien.
L’ambition de ce cours est de donner une définition générale de « la peinture » : non pas des caractéristiques de tel ou tel courant en particulier (l’impressionnisme, l’expressionnisme, etc.), mais de la peinture en tant que telle, entendue comme une activité ou comme une pratique artistique. En effet, Deleuze n’aborde pas la peinture à partir de son résultat final (à savoir, le tableau entendu comme une œuvre finie), mais se place au niveau de l’acte de peindre lui-même : le but du cours est donc de décrire l’ensemble des conditions qui président à l’acte de création.
Plus spécifiquement, l’enjeu est de comprendre comment on passe du monde sensible environnant, avec ses caractéristiques en termes de couleurs et de formes, à une œuvre qui ne se contente pas de « représenter » ledit monde sensible, mais en produit plutôt une transfiguration qu’il s’agit justement d’analyser. Or, selon Deleuze, les conditions fondamentales de l’acte créatif doivent être recherchées très tôt dans le processus, dès l’expérience vécue du peintre lui-même, lorsqu’il perçoit le paysage ou l’objet à peindre. Pour cela, il s’appuie notamment sur un témoignage de Cézanne qui rapporte que, pour peindre un paysage, il s’y expose d’abord longuement, souvent en plein soleil, de sorte que, lorsqu’il en revient, « les yeux [lui] sortent de la tête, sont injectés de sang [1] ». Selon Deleuze, ce genre d’expérience n’a rien d’anecdotique et constitue au contraire une des conditions psycho-physiologiques premières de la création picturale. Le peintre doit en passer par un moment d’« effondrement des coordonnées visuelles [2] » (p. 101) qui consiste à déstabiliser nos habitudes perceptives, et que Deleuze nomme la « catastrophe » (p. 18).
Ces « coordonnées visuelles » désignent l’ensemble des schémas ou des patterns qui organisent inconsciemment notre expérience perceptive et que Deleuze appelle des « clichés » visuels (p. 42-43). Ainsi, la notion de « cliché » ne désigne pas seulement un type de production artistique – au sens d’une image banale et stéréotypée ; elle désigne également le dispositif de cadrage perceptif qui conduit à interpréter (ou à réagir à) une scène quelconque de manière banale et stéréotypée. Pour pouvoir créer une image qui ne soit pas une simple représentation d’une structure sensible préexistante, il faut donc en passer par une étape de destruction de ces structures organisationnelles – étape que Deleuze situe essentiellement dans le face-à-face qui oppose le peintre à son objet et qu’il décrit comme un brouillage (voire un chaos) des coordonnées visuelles standard.
Ces coordonnées désignent des caractéristiques diverses qui renvoient tantôt à la vision à distance (qui permet d’appréhender une scène dans sa totalité), tantôt à la perception d’objets parfaitement individués (qui permet de les identifier avec précision), etc. Habituellement, cet ordre optique dicte au peintre le modèle qu’il doit reproduire sur le tableau – de sorte que la main est subordonnée à l’œil, selon une métaphore qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage. Mais la catastrophe vécue par le peintre, en détruisant cet ordre optique, libère également la main de son rapport de subordination : la main ainsi autonomisée produit une série de lignes ou de traits (qui virent éventuellement au gribouillage) dont la logique est d’abord cinétique avant d’être optique.
Deleuze suit ici les analyses de Wilhelm Worringer qui évoque ces moments où le peintre est animé d’une « forte impulsion intérieure », pulsion qui prend le pas sur la volonté de reproduire fidèlement un paysage ou un objet perçu [3]. Ces développements permettent de préciser la théorie deleuzienne de l’image qui est notamment présentée dans les deux tomes consacrés au cinéma (L’image-mouvement et L’image-temps). D’une part, l’image renvoie à une théorie sensori-motrice de la perception qui stipule que ce que nous percevons dépend de nos capacités d’action. D’autre part, au sein de ce paradigme général, la création picturale commence lorsque l’artiste laisse ses arcs sensori-moteurs habituels être parasités par certaines impulsions qui en brouillent la cohérence. Le cours Sur la peinture multiplie à cet égard les oppositions entre l’optique, et son économie visuelle globale, d’une part, et le manuel, ou l’« haptique », qui ne renvoie pas tant aux mouvements du poignet qu’aux soubresauts du « système nerveux » qui les commande (p. 252). Toute l’histoire de l’art est alors interprétée comme l’histoire du combat de la main et de l’œil. À un extrême, la main suit l’ordre visuel qui s’impose à elle ; à l’autre extrême, la main impose à l’œil une torsion qui lui permet de percevoir ce qu’il ne percevait pas initialement :
Au lieu que la main suive l’œil, la main, comme une gifle, va s’imposer à l’œil. Elle va lui faire violence. L’œil aura du mal à suivre le diagramme. […] Est-ce que l’œil est capable de voir ce que fait la main libérée de l’œil ? C’est compliqué. C’est une véritable torsion du rapport de deux organes (p. 101).
C’est cette torsion qui justifie la mobilisation du cadre sensorimoteur chez Deleuze et justifie qu’il reprenne à son compte la formule de Klee selon laquelle le rôle de l’art est de « rendre sensible » (p. 75) ce qui ne l’est pas encore.
Les clichés correspondent à un certain usage collaboratif et stabilisé des facultés (notamment la subordination du tactile au visuel, mais pas seulement) ; la traversée de la catastrophe conduit à l’élaboration de nouveaux rapports que le philosophe de l’art doit identifier et que Deleuze nomme des « diagrammes » (p. 97). Le diagramme désigne le dispositif grâce auquel le peintre capte des forces invisibles et parvient à les transcrire dans la toile (les rendant, par ce fait même, visibles). Par exemple, le génie de Bacon serait de peindre la sensation du corps qui nous échappe (p. 88), c’est-à-dire l’impression de n’être plus maître et possesseur de son propre corps. Or, pour ce faire, il ne s’agit pas simplement de représenter un exemple de corps qui échappe à la volonté de la personne (un toc, un vomissement, etc.) ; il faut également utiliser une série de dispositifs (de contours allongés, de couleurs délavées, etc.) qui expriment le sentiment de dépossession au niveau pictural.
Parmi les dispositifs étudiés, le cours propose notamment une histoire du dégagement progressif de la ligne de son statut de simple « contour », c’est-à-dire de son indépendance progressive vis-à-vis de toute « figure » préalable, pour devenir un être à part entière. Pour ce faire, Deleuze s’appuie notamment sur les travaux d’Aloïs Riegl, de Heinrich Wölfflin et de Worringer : ces auteurs lui permettent d’identifier différents courants picturaux en fonction des coefficients de déformation du sensible qui prédominent dans telle ou telle manière de peindre. Deleuze en distingue essentiellement trois (p. 142 et suivantes). D’abord, des cas de libération totale de la main par rapport à l’œil, qui correspond schématiquement à l’expressionnisme ; ensuite, des exemples où la maîtrise de la couleur et de la ligne se traduit en un véritable code indépendant, qui correspond plutôt à l’abstraction ; enfin, un cas intermédiaire où les formes sont conservées, mais déformées, et qu’il nomme art « figural ».
Cette problématique ne prétend probablement pas rendre compte de l’ensemble des spécificités posées par l’histoire de la peinture ; néanmoins, elle a le mérite de reposer à nouveaux frais un certain nombre d’évidences. Ainsi, Deleuze affirme que le problème de la « perspective » spatiale (le fait de devoir donner l’illusion de la tridimensionnalité et de la profondeur à partir d’un support en deux dimensions) n’est qu’un problème mineur de la peinture, indûment élevé au rang de problème cardinal par certains artistes et théoriciens (p. 115).
À cet égard, Sur la peinture pointe dans deux directions que l’ouvrage ne fait qu’indiquer. D’une part, une théorie de l’esthétique de la réception, qui étudierait l’effet de la perception d’un tableau sur la perception générale du spectateur. Si le cours est en effet centré sur l’expérience du peintre, Deleuze avance également l’idée selon laquelle « la peinture fait peut-être naître un œil dans l’œil » (p. 251), de sorte qu’elle produirait une « seconde genèse de l’œil » (p. 31), ou aboutirait à la constitution d’un « troisième œil » (p. 109). Ce faisant, Deleuze suit en réalité la thèse bergsonienne selon laquelle le rôle de l’artiste est « de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement [4] ».
Mais pour suivre cette ligne argumentative, il faudrait alors ouvrir la théorie de l’expérience de la « catastrophe » (qui, en l’état, s’applique au rapport du peintre à l’environnement et précède la création artistique) sur une théorie de la « catastrophe seconde » : celle-ci s’appliquerait plutôt au rapport du spectateur à son environnement, à travers la création artistique (entendue cette fois-ci non plus comme le « processus » de création, mais comme son résultat final, à savoir le tableau). Il resterait alors à comprendre comment se produit effectivement la lutte contre les clichés – et donc quelle est la portée spécifiquement sociale de l’art au sein d’une telle tension.
D’autre part, et symétriquement, le cours de Deleuze pointe vers une théorie de la production esthétique, qui étudierait les effets de la consommation d’œuvres artistiques. En effet, si les analyses deleuziennes portent spécifiquement sur l’art comme création picturale, c’est-à-dire comme lutte contre les clichés visuels, il n’en reste pas moins que l’art, entendu comme champ social ou domaine socio-historique, est lui-même producteur des clichés visuels que les artistes cherchent à détruire. Or, cette thèse ne doit pas être trivialisée. On s’est en effet habitué, sous l’influence d’Ernst Gombrich ou d’Erwin Panofsky, à considérer qu’il existe une réelle « éducation de l’œil » et que l’art joue un rôle décisif dans cette éducation. Or, à l’heure de la crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité, la question de l’éducation de l’œil et de la perception de l’environnement retrouve une actualité brûlante. C’est notamment la thèse défendue par Philippe Descola dans Les Formes du visible. Selon lui, le rapport que nous entretenons à notre environnement ne dépend pas ultimement de l’émergence des sciences modernes, comme on le dit habituellement, car ces sciences dépendent elles-mêmes d’une certaine manière de « voir » et de « regarder » le monde qui a été produite par les peintres de la Renaissance :
Ce n’est pas seulement la géométrie projective du XVIIe siècle qui est […] un produit de l’atelier d’artiste, c’est plus probablement la totalité de la reconfiguration épistémique dont témoignent les œuvres de Galilée, de Bacon ou de Descartes qui peut être envisagée comme le résultat d’une nouvelle façon de regarder et de dépeindre les hommes et les choses apparues deux siècles plus tôt [5].
Cette articulation entre nos manières de voir et d’exploiter la nature, entre nos clichés visuels et la nature sur laquelle ils portent, constitue une des actualisations possibles du cours Sur la peinture, à la croisée de la phénoménologie de l’expérience artistique et de l’histoire des « sensibilités environnementales ».
par , le 23 février
Camille Chamois, « Les combats de l’œil et de la main », La Vie des idées , 23 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-combats-de-l-oeil-et-de-la-main
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[1] M. Doran (dir.), E. Bernard, J. Borély, M. Denis, J. Gasquet, G. Geffroy, F. Jourdain, L. Larguier, K. E. Osthaus, R. P. Rivière et J. F. Schnerb, A. Vollard, Conversations avec Cézanne, Paris, Macula, (1921) 1978, p. 124.
[2] Voir aussi : « Le travail du peintre consiste à détruire : le peintre doit passer par un moment où il ne voit plus rien, par un effondrement des coordonnées visuelles ». G. Deleuze, Deux régimes de fous : textes et entretiens (1975-1995), D. Lapoujade (éd.), Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 169.
[3] W. Worringer, L’Art gothique, Paris, Gallimard, (1927) 1967, p. 76. Le passage est cité par Deleuze p. 139.
[4] H. Bergson, « La perception du changement : 1re conférence » (1911), dans Œuvres, Paris, Puf, 1959, p. 1370-1371.
[5] P. Descola, Les Formes du visible, Paris, Seuil, 2021, p. 18.