Dénigrée ou adulée, Dalida a revêtu de multiples identités : l’exotisme, la culture franco-américaine, la musique disco, soulignant les nombreux points d’achoppement qui traversent la culture française — le statut des femmes, des étrangers, des minorités sexuelles.
Dalida, mythe et mémoire est le fruit de dix ans de recherche de la chercheuse Barbara Lebrun, Senior lecturer en French Studies à l’Université de Manchester. En cela, il dépasse largement la seule figure de Dalida, celle-ci constituant plutôt un prisme à travers lequel l’auteure analyse la culture populaire française de la deuxième moitié du XXe siècle. Or, pour cela, quoi de mieux qu’une artiste qui, derrière ses traits de vedette de variété démodée, est également célébrée, voire canonisée, mettant ainsi en tension un grand nombre de représentations culturelles ? Les nombreuses railleries dont a fait l’objet Dalida durant toute sa carrière contrastent en effet avec le culte qui lui est voué aujourd’hui, de la Mairie de Paris au Palais Galliera, en passant par l’Institut du monde arabe.
Soigné sur le fond comme sur la forme, l’ouvrage est issu d’une heureuse rencontre entre l’auteure et le Mot et le reste, maison d’édition principalement consacrée à des livres journalistiques et anthologiques sur les musiques populaires. Chacun des deux semble avoir effectué un « pas de côté » pour accoucher de ce projet : l’éditeur a pleinement investi le terrain universitaire en assumant l’ancrage théorique jusque sur la quatrième de couverture ; et l’auteure a trouvé un ton original, exigeant, tout en restant ouvert à un public plus large et surtout francophone, après un premier ouvrage en anglais consacré au « rock métis », lauréat du prix de l’International Association for the Studies of Popular Music en 2011 (Lebrun, 2009).
Interrogeant les identités mouvantes de la chanteuse, l’ouvrage repose sur une démarche héritée des cultural studies de Paul du Gay et Stuart Hall, auxquelles se mêlent différentes approches disciplinaires, comme l’histoire culturelle de la France de David Looseley, la sociologie pragmatique d’Antoine Hennion, la sémiologie de Roland Barthes, ainsi que, de manière plus marginale, certaines notions de musicologie. Barbara Lebrun élude à dessein la critique de trivialité souvent adressée à la culture populaire (Frith, 2007) et offre en retour une analyse des catégories du jugement esthétique et culturel en France, dans la lignée de ses travaux antérieurs (Lebrun, 2017). À travers les « costumes » qu’a pu revêtir Dalida au cours de sa carrière, l’ouvrage décortique tour à tour l’exotisme en chanson, l’imaginaire colonial et oriental, le twist et le rapport de la France à la culture dite américaine, ou encore la musique disco et les identités sexuelles dans l’espace public.
Plus qu’une chanteuse exotique
Dalida est une chanteuse née en Égypte, d’ascendance italienne, dont la carrière s’est principalement faite depuis la France, bien qu’elle ait rayonné au-delà. Connue pour avoir interprété en français (avec un fort accent italien) des chansons étrangères à succès (« Parole parole », « Itsi bitsi, petit bikini », etc.), mais aussi des titres originaux dans une gamme de styles variés (« Gigi l’amoroso », « Mourir sur scène », etc.), elle a enregistré dans de nombreuses autres langues (hébreu, arabe, italien, espagnol, japonais, anglais, etc.), participant de son succès à l’étranger. Sa production discographique est considérable, mais elle était aussi une véritable artiste de scène, connue pour ses nombreuses tournées et le « don » particulier qu’elle faisait de sa personne à son public lors des concerts. Revêtant un statut quasi géopolitique à certains moments de sa carrière, elle n’a pas hésité à se produire au Moyen-Orient et au Maghreb dans le contexte tendu des années 1960 et 1970. Elle a par exemple été invitée par Houari Boumédiène (président d’Algérie en 1965), puis a chanté au Maroc, au Liban, en Israël, dans une démarche en apparence apolitique, réservant son engagement à son public. Souvent perçue comme « exotique » en France, notamment pour son accent et ses origines, elle a longtemps brouillé, sciemment ou non, les pistes de ses appartenances culturelles, jusqu’à son suicide en 1987.
Déjà avant sa mort et encore aujourd’hui, on débat de son authenticité. Dalida n’écrivait certes pas ses chansons, mais ses interprétations et plus généralement sa persona [1] ont marqué plusieurs générations d’auditeurs, impliquant une grille d’analyse multimodale, allant de l’analyse de ses œuvres, de ses performances publiques, ainsi que des discours qui les entourent. Barbara Lebrun s’intéresse également à la place de Dalida vis-à-vis d’autres artistes français, notamment masculins (Johnny Hallyday, Michel Sardou, etc.) ou d’autres, considérés comme chanteurs et chanteuses « à texte » (Georges Brassens, Françoise Hardy, etc.). À ce titre, l’ouvrage peut se lire à première vue comme une contribution à l’histoire balbutiante des chanteurs immigrés en France (Gastaut, Spanu et Yahi, 2015), dont l’ambition dépasse largement la biographie ou même l’hagiographie.
Dans la lignée des travaux de Stuart Hall et Paul Du Gay, Barbara Lebrun articule la culture populaire à des rapports de pouvoir, notamment ceux liés à l’histoire coloniale et à la construction idéologique des États-nations, à travers l’étude du début de la carrière de la chanteuse. Celle-ci s’inscrit dans la tradition problématique de la chanson exotique. Cette tradition, nous dit l’auteure, est marquée par la mise en scène particulière des personnages de femmes racisées, comme Joséphine Baker, dont les « excès » et l’érotisme constituent une sorte de reflet inversé et fantasmé d’une République reposant sur l’idéal de raison. La femme exotique se situe généralement en dehors du cercle de la bourgeoisie hétéronormée, donc d’autant plus désirable qu’on ne peut la posséder entièrement, si l’on pense depuis une perspective de regard masculin (male gaze). Les industries culturelles ont joué sur cette tension durant une longue partie du XXe siècle. À partir de ces prémisses, Barbara Lebrun démontre empiriquement les ressorts complexes de la mise en scène exotique de Dalida, grâce à une recherche documentaire étoffée concernant la période « méditerranéenne » de la chanteuse et, plus particulièrement, le succès de la chanson « Bambino » (1956). On y trouve des récits d’acteurs de l’industrie musicale (Eddy Barclay par exemple), des articles de presse ou encore de fines analyses des matériaux associés à la commercialisation de la musique (pochettes de disques, scopitones, etc.).
Néanmoins, Barbara Lebrun montre aussi que Dalida n’a pas été le parfait stéréotype de la chanteuse exotique, comme a pu l’être Gloria Lasso à la même époque, ni la marionnette d’une industrie musicale totalisante. Elle est arrivée tardivement dans ce « style » musical, alors qu’il était déjà sur le déclin en France, et s’est permis de jouer avec nombre de ses codes. Malgré une « dominante italienne », elle a combiné de nombreuses autres identités de manière plus ou moins sérieuse, originale, à travers de multiples personnages de femmes, faisant bouger les lignes de l’assignation à la différence. Barbara Lebrun envisage également comment s’est créé, autour de Dalida, un lien entre des musiciens américains influencés par le jazz et les rythmes dits « latino » d’une part, et les arrangeurs et compositeurs français travaillant pour Dalida d’autre part, aboutissant à un exotisme ancré dans des traditions musicales certes anciennes, mais dont la mise en œuvre requiert une expertise artistique qui ne va pas de soi. En ceci, l’ouvrage participe d’une sociohistoire de la production musicale de variété, tout en théorisant la culture populaire selon sa capacité à « renouveler les codes romantiques préexistants, à proposer une cohérence ethnique plus ou moins inédite, à concilier sensualité féminine et docilité rassurante, et à métisser toutes sortes de musiques avec des connotations de cosmopolitisme et de modernité » (p. 78-79).
Prenant soin de ne jamais enfermer Dalida dans un rôle précis, Barbara Lebrun pointe, par exemple, le biais tragique par lequel est souvent commenté le parcours de la chanteuse. L’auteure nous rappelle que la tragédie s’appuie principalement sur un ordre moral patriarcal, dans lequel les femmes sont « punies » ou poussées au suicide lorsqu’elles sortent des cadres sociaux hétéronormés. Sans nier les différents drames qui ont ponctué la vie et l’œuvre de Dalida (le suicide de ses amants, son propre suicide, le thème de nombre de ses chansons), Barbara Lebrun est soucieuse de mettre en avant l’autonomie de la chanteuse, notamment sur le plan artistique, contre les discours qui tentent de la réduire au statut de victime. Cette nuance est d’autant plus importante que les travaux sur la culture populaire tendent à nier la capacité d’agir des artistes, notamment les femmes, dans le contexte parfois très normé de l’industrie musicale grand public.
Le corps dans la variété et la critique
L’une des pierres angulaires du livre réside selon nous dans l’attention particulière portée au corps de Dalida, finement analysé au regard des différentes prestations publiques et médiatiques de la chanteuse. En décrivant notamment le caractère « contenu », voire pudique et teinté de mélodrame de ses performances dans le contexte des années 1960, Barbara Lebrun met le doigt sur un phénomène qui semble traverser une grande partie de la production de variété française. Malgré l’existence de quelques figures sulfureuses, les stars françaises de la variété sont généralement moins outrancières, plus retenues, que leurs équivalentes outre-Atlantique. Dans le cas des chanteuses identifiées comme étrangères, cela fait écho au processus dit « d’intégration », où l’acceptation des différences se fait parfois au prix d’une forme d’exemplarité (Hammou et Harchi, 2020 ; Ramdani, 2011).
Prenons l’exemple de la période twist de Dalida. Barbara Lebrun commence par rappeler les éléments constitutifs de ce que l’on nomme, dans le sillage d’Edgar Morin, la vague yéyé : le lien direct avec les musiques afro-américaines, l’imaginaire de la jeunesse et de la fougue, les nouveaux formats radiophoniques et une organisation industrielle de la production discographique. Dans cet ensemble, elle distingue le rock « bon genre », version plus socialement acceptée par une frange de la critique dans laquelle Dalida s’engouffre au cours des années 1960. En cela, la chanteuse fait à nouveau preuve d’une certaine docilité, voire de retenue, surtout comparée à la figure sexuelle contemporaine qu’est Brigitte Bardot qui, elle, n’a pas à se positionner vis-à-vis d’une forme de francité qui lui est déjà acquise. Par ailleurs, Dalida témoigne d’un certain décalage vis-à-vis de cette vague. Elle est déjà bien plus âgée que la plupart des vedettes yéyés et son entourage est composé de professionnels du jazz. Sa percée dans ce style constitue à la fois une anomalie culturelle et un tour de force artistique que Barbara Lebrun explore en détail.
Le moment où Dalida semble finalement être le moins en décalage, non seulement avec les codes de son époque, mais aussi avec elle-même, est lorsqu’elle devient une artiste de disco dans les années 1980. Barbara Lebrun l’explique de plusieurs manières. Tout d’abord, malgré l’évolution mainstream et hétéronormée de la musique disco, cette dernière entretient des liens étroits avec les communautés gays et l’esthétique camp, théatrale, démesurée et ironique, permettant à une femme déjà âgée comme Dalida de bénéficier de son statut démodé, dramatique, voire freak [2]. Deuxièmement, il s’agit d’une période d’émancipation personnelle pour la chanteuse qui, d’une certaine manière, redécouvre son corps et se plaît à danser avec simplicité et sincérité. Enfin, elle est alors produite par son frère Orlando qui manie aujourd’hui son héritage d’une main de fer, mais qui, à l’époque, lui a permis de prendre de la distance vis-à-vis de certaines normes de l’industrie musicale.
De manière générale, avec son tournant disco, Dalida n’avait plus à justifier son statut de chanteuse étrangère au sein de la société française. Contre toute attente et en prenant des risques sur le plan artistique [3], elle est parvenue à relancer sa carrière une dernière fois, grâce à ce virage artistique assumé. Peu de commentateurs ont su apprécier cette nouvelle facette de l’artiste et c’est un grand mérite de l’ouvrage que d’établir une sorte de carte idéologique de la critique culturelle française de l’époque, où ni la droite ni la gauche ne semblaient comprendre ce qui se jouait avec Dalida. Chez nombre de critiques, on retrouve les remarques classiques sur la faiblesse du texte, la prédominance envahissante du rythme et donc du corps, l’aspect commercial et léger, notamment lorsque Dalida s’éloignait de rôles féminins davantage normés. Seule une poignée de journalistes de Libération et Le Nouvel Obs a pris la mesure de la particularité artistique de Dalida, marquée par « une approche de la culture qui ne se veut que généreuse, fluide, plurielle » (p. 295), point de vue que semble partager l’auteure.
Cette fin d’ouvrage retrace en creux une évolution majeure de la critique musicale, qui voit se rejoindre, sans jamais se fondre totalement pour autant, l’avant-garde et le populaire, les questions socio-culturelles et esthétiques (au-delà de la théorie critique adornienne). On pourrait sans doute reprocher à l’ouvrage de ne pas aller plus loin dans l’exploration de cette reconfiguration des hiérarchies culturelles, théorisée ou remise en cause par d’autres (Picard, 2020). Mais ce serait aussi s’éloigner du sujet et lui faire perdre en cohérence, puisque le cas de Dalida illustre justement le caractère non abouti de cette évolution, tout du moins en France. Quand bien même Dalida ou d’autres chanteuses seraient en phase de canonisation aujourd’hui, on trouve difficilement des analyses les concernant aussi poussées que pour des artistes globales comme Beyoncé ou Madonna, la plupart étant d’ailleurs en anglais.
Indirectement, le parcours de Dalida fait écho aux approches philosophiques de la justice sociale adaptées au contexte particulier des musiques populaires (Spanu, 2019). Plus particulièrement, on pense à l’approche de Nancy Fraser qui théorise les dilemmes inhérents aux identités marginalisées : entre célébration politique de la différence et effacement stratégique au sein d’une culture hégémonique (Fraser, 2011). Un des aspects frappants du propos de l’ouvrage consiste justement à montrer comment la chanteuse n’a cessé d’être célébrée et dénigrée, rendant visibles les nombreux points d’achoppement qui traversent la culture française : sur le statut des femmes, des étrangers, des minorités sexuelles, voire de la langue française comme symbole d’identité nationale. En cela, on ne peut que saluer la publication de Dalida, mythe et mémoire, qui traite de musique populaire française avec sérieux et évite les écueils essentialistes qui crispent de nombreux débats en France. Tant par son approche que par ses réflexions nuancées, l’ouvrage apporte une pierre décisive à l’édifice des réflexions sur la diversité culturelle dans le contexte particulier des industries culturelles et médiatiques françaises.
Barbara Lebrun, Dalida, Mythe et mémoire, Le mot et le reste 2020, 346 p., 23 €.
• Philip Auslander, In Concert : Performing Musical Persona, Michigan, University of Michigan Press, 2021.
• Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
• Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Paris, Découverte, 2011 ;
• Simon Frith, Taking popular music seriously : Selected essays, Londres, Routledge, 2007.
• Yvan Gastaut, Michaël Spanu, Naïma Yahi (dir.), « Avec ma gueule de métèque. Chanson et immigration dans la France de la seconde moitié du XXe siècle », Volume !, 12, 1, 2015.
• Stuart Hall et Paul Du Gay (dir.), Questions of Cultural Identity, New York, Sage, 1996.
• Karim Hammou et Kaoutar Harchi, « Nos plumes, nos voix ? », in Omar Slaouti (dir.), Racismes de France. La Découverte, 2020, p. 292-307.
• Antoine Hennion, La passion musicale, Paris, Métailié, 2007.
• Barbara Lebrun, « Rock, Race and the Republic : Musical Identities in Post-colonial France », Guibert Gérôme et Catherine Rudent (dir.), Made in France : Studies in Popular Music, New York, Routledge, 2017, p. 105-115.
• Barbara Lebrun, Protest Music in France, Londres, Ashgate, 2009.
• David Looseley, Popular music in contemporary France : Authenticity, politics, debate, Oxford, Berg, 2003.
• Timothée Picard (dir.), La critique musicale au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
• Karima Ramdani, « Bitch et Beurette, quand féminité rime avec liberté », Volume !, 8, 2, 2011, 13-39.
• Michaël Spanu, « Pour une approche critique de la diversité des langues chantées dans les musiques populaires à l’ère de la mondialisation numérique », Questions de communication, 2019/1 (n° 35), p. 281-303.
Pour citer cet article :
Michaël Spanu, « La diversité dans la variété »,
La Vie des idées
, 29 septembre 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Lebrun-Dalida-mythe-et-memoire
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Ce concept, développé par Philip Auslander, est particulièrement utile pour une figure comme Dalida. Inspiré de la sociologie interactionniste et des performance studies, il désigne l’identité particulière d’un interprète, celle qui persiste au travers des différentes interprétations et des personnages qu’il ou elle incarne ponctuellement, sans pour autant renvoyer strictement à la personne derrière l’interprète (celle qui vote ou va faire ses courses). La persona est une méta-entité fictive qui évolue selon des schémas plus ou moins complexes, ceux-ci étant à la fois musicaux et médiatiques.
[2] C’est aussi le moment où l’on commence à douter de son appartenance au genre féminin, ironie suprême après avoir elle-même été comparée, dans une version moins provocatrice, à l’icône sexuelle des années 1960, Brigitte Bardot.
[3] L’ouvrage contient par exemple des extraits d’entretien avec l’arrangeur des nombreuses reprises disco réalisées pour et avec Dalida, où l’on mesure bien l’ampleur d’une telle tâche, contrairement à l’idée que ces chansons seraient des adaptations faciles « à la mode disco ».