Recensé : Olivier Pilmis, L’intermittence au travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l’art dramatique, Economica, 2013, 193 p., 26 €.
L’intermittence au travail. Contrairement à ce que le titre de l’ouvrage d’Olivier Pilmis peut laisser penser au premier abord, il ne s’agit pas d’un livre supplémentaire sur les intermittents du spectacle [1]. Ou plutôt pas exclusivement. Dans cet ouvrage tiré d’une thèse de sociologie soutenue en 2008, l’auteur met en regard le cas des comédiens intermittents du spectacle et celui des journalistes pigistes. Par-delà leurs spécificités, ceux-ci ont en commun de vendre leur force de travail sur des marchés que l’auteur qualifie d’ « incertains » : la discontinuité de l’emploi y est la règle et une grande incertitude règne sur la qualité des biens qui s’y échangent. L’auteur inscrit explicitement sa démarche dans un programme de recherche de sociologie économique, et plus précisément dans celui de la sociologie wébérienne des marchés [2]. Il privilégie ainsi une démarche morphologique, qui consiste à décrire les acteurs qui composent un marché et à caractériser les liens, plus ou moins stables dans le temps, plus ou moins concurrentiels, qu’ils entretiennent entre eux. Il s’appuie pour cela sur une cinquantaine d’entretiens, conduits pour l’essentiel auprès de comédiens intermittents et de journalistes pigistes, et sur l’exploitation de données longitudinales récoltées auprès d’organismes de protection sociale du secteur — la Caisse des congés spectacle pour les premiers, Audiens pour les seconds [3].
Les comédiens intermittents sont des artistes-interprètes salariés engagés par contrat à durée déterminée dit « d’usage », le plus souvent pour une durée courte équivalent à un projet — une pièce de théâtre, une série télévisée, un long-métrage, etc. Ils sont rémunérés au « cachet », un terme qui désigne un forfait équivalent à une journée de 12 heures, ou de 8 heures à partir de cinq jours de travail consécutifs pour un même employeur. Les journalistes pigistes écrivent plus ou moins régulièrement des articles pour le compte d’entreprises de presse. S’ils sont le plus souvent engagés par le biais de bons de commande et rémunérés en fonction du nombre de signes ou de pages produites, le Conseil de Prud’hommes requalifie fréquemment ces engagements en contrats à durée déterminés ou indéterminés. Par-delà les différences propres aux deux métiers et secteurs d’activités, ces deux catégories d’employés sont considérés comme des salariés par le législateur, depuis des lois votées, respectivement, en 1969 et 1974. Outre qu’il s’agit là d’une exception nationale — tous deux sont considérés dans la plupart des autres pays du monde comme des travailleurs indépendants —, l’intermittence et la pige confèrent aux individus une part d’autonomie importante qui rend caduc le critère de « subordination juridique » [4] servant habituellement à définir le rapport salarial. Partant de ce constat, Olivier Pilmis rappelle que le développement de l’emploi discontinu dans les mondes culturels — les effectifs de comédiens intermittents ont triplé entre 1987 et 2007, les journalistes pigistes représentaient un titulaire de la carte de presse sur cinq dans les années 2000 contre un sur quinze quarante ans plus tôt — a donné lieu à des interprétations politiques et scientifiques divergentes. Aux discours qui envisagent ces formes particulières d’emploi comme un signe de la généralisation du « précariat », s’opposent schématiquement ceux qui y voient une manifestation de l’extension de formes de travail peu routinier, source d’accomplissement personnel. Cette salutaire mise en contexte permet à l’auteur de rappeler que l’instabilité de l’emploi ne constitue pas en soi un obstacle à l’épanouissement au travail [5].
Ce sont toutefois moins les discours portés sur le « travail par projet » que ses modalités concrètes d’organisation qui intéressent l’auteur. Ainsi, tout en restituant les spécificités propres à chacun de deux secteurs d’activités étudiés — la production est continue et adossée à des structures organisationnelles dans la presse, contrairement au spectacle vivant —, Olivier Pilmis rappelle que « le recrutement dans les mondes de l’art dramatique et de la pige est une opération d’autant plus délicate qu’ils se présentent comme des “marchés ouverts” » (p. 65). Ce discours indigène récurrent, outre qu’il permet de maintenir un réservoir permanent de prétendants [6], signale que l’accès à ces marchés est faiblement régulé, ou plutôt que cette régulation n’emprunte que rarement le canal habituel de la certification scolaire. C’est particulièrement vrai pour les comédiens, dont la formation initiale offre bien souvent un rendement moindre par rapport à l’expérience professionnelle [7]. Afin de réguler le déséquilibre entre l’offre et la demande d’emploi, des syndicats ont tenté à partir des années 1930 d’exclure les « amateurs » du marché en mettant notamment en place un système de carte professionnelle : si ce mécanisme de sélection a fait long feu chez les artistes-interprètes [8], il a été pérennisé chez les journalistes, de telle sorte que les pigistes n’ont pu prétendre à l’obtention de cette carte qu’à partir de 1974. L’incertitude qui règne sur ces marchés ne tient pas seulement à la faible institutionnalisation des critères d’accès. Elle s’explique également par le fait que la valeur y repose sur la capacité de la force de travail — les artistes, les pigistes — à faire preuve d’originalité, et sur la singularité des biens — les œuvres. Reprenant la terminologie de « l’économie des singularités » développée par Lucien Karpik, l’auteur écrit ainsi que, sur ces « marchés-jugements », « le choix d’un partenaire d’échanges n’y procède pas d’une décision fondée sur le critère du prix [...] Pour savoir ce que “valent vraiment” un comédien ou un pigiste, la meilleure solution, sinon la seule, est de les engager. » (p. 109). En d’autres termes, la valeur des productions et des producteurs ne peut être établie qu’ex-post, une fois le travail effectué, ce qui rend l’anticipation sur les bénéfices de l’appariement particulièrement malaisée.
Dès lors, comment l’offre et la demande d’emploi s’apparient-elles sur ces « marchés incertains » ? C’est à cette question qu’Olivier Pilmis consacre l’essentiel de son propos. Tout en soulignant que pigistes et comédiens entretiennent le plus souvent des relations d’emploi brèves avec leurs employeurs respectifs, il distingue deux régimes d’appariement : celui de la simultanéité sied au marché de l’art dramatique, dans la mesure où les comédiens tendent à accumuler des relations éphémères avec un nombre important d’employeurs ; celui de l’exclusivité correspond davantage au marché de la pige, puisque les journalistes entretiennent des relations fugaces mais successives avec un nombre limité d’employeurs qui concentrent l’activité [9]. L’identification de ces deux formes idéales-typiques d’échange ne doit pas faire oublier que toutes les relations d’emploi ne pèsent pas de la même façon dans les carrières, loin s’en faut : ainsi, plus d’un quart des comédiens intermittents « font leurs heures » grâce à un « noyau dur d’employeurs » [10], dont un principal ; pour les pigistes, travailler régulièrement avec un même employeur permet non seulement d’accéder à certains avantages matériels, mais constitue également un gage de fiabilité, indicateur de qualité pour les employeurs. Cette concentration de l’activité sur un nombre limité d’employeurs, aussi avantageuse soit-elle, n’en demeure pas moins périlleuse : la rupture de la relation peut en effet compromettre la poursuite de l’activité. De ce point de vue, l’indemnisation du chômage permet de pallier pour partie l’incertitude qui résulte de la discontinuité des engagements et des rémunérations. Si les journalistes pigistes et les comédiens intermittents peuvent tous deux y prétendre en tant que salariés, leurs situations ne sont toutefois pas équivalentes en la matière : alors que les premiers en méconnaissent le plus souvent le fonctionnement, les seconds y sont plus fréquemment familiarisés. Pour les comédiens intermittents, le versement d’indemnités de chômage s’apparente en effet davantage à ce que Bernard Friot désigne par « salaire socialisé » [11], qu’à un revenu de remplacement temporaire. On entrevoit là une différence non négligeable entre ces deux populations : l’intermittence entre l’emploi et le chômage indemnisé constitue en quelque sorte l’horizon « normal » de la carrière d’un comédien dans l’hexagone, là où, pour les journalistes, le statut de pigiste est plutôt une voie d’entrée vers un poste pérenne au sein d’une rédaction.
En comparant l’intermittence et la pige, Olivier Pilmis parvient à dépasser les apories de la monographie sectorielle : la mise en regard de ces deux formes d’emploi hyper-flexibles offre un prisme fécond pour entrevoir les transformations contemporaines du salariat. L’ouvrage constitue également une contribution importante à la sociologie des échanges marchands : objectivant les modalités d’appariements sur deux de ces « marchés incertains », l’auteur montre notamment qu’en l’absence de consensus stabilisé sur la « qualité » de ce qui est échangé, asseoir dans le temps une relation d’emploi constitue le meilleur moyen de réduire l’incertitude. De ce point de vue, on aurait souhaité en savoir davantage sur la structuration interne des marchés de la pige et de l’art dramatique, et notamment sur les conventions esthétiques — littéraires et artistiques — qui prévalent dans les différents segments de ces marchés. Cela permettrait de mieux saisir les leviers et obstacles à la circulation des pigistes et des comédiens entre ces différents espaces, dont on comprend qu’elle n’a rien d’évident [12]. De façon plus générale, on aurait pu s’attendre à ce que l’auteur, eu égard à la filiation wébérienne dans laquelle il s’inscrit, analyse plus précisément la façon dont le jugement des acteurs du marché est équipé. En effet, on ne saisit pas toujours précisément la façon dont ces derniers parviennent à réduire l’incertitude qui pèse sur l’évaluation des biens culturels. À cet égard, l’analyse aurait sans doute gagné à accorder davantage d’importance aux dispositifs d’intermédiation qui visent à réduire cette incertitude, notamment en ce qui concerne le marché de l’art dramatique : on pense notamment au système de l’audition [13] et à certains intermédiaires du marché du travail artistiques [14] tels que les agents de comédiens. Enfin, certaines dimensions de la carrière des comédiens intermittents et des journalistes pigistes auraient pu être utilement précisées. C’est notamment le cas de l’interpénétration des scènes personnelles et professionnelles, que l’auteur mentionne à plusieurs reprises. Dans ces univers où l’engagement professionnel est le plus souvent vécu et exprimé sur le mode de la vocation [15], il rappelle ainsi que les partenaires de l’échange nouent fréquemment des liens affectifs qui rendent plus coûteuse la rupture de l’échange. De la même façon, on comprend que la vie personnelle, et notamment amoureuse, des individus contribue à structurer l’organisation du « travail par projet ». Sur ce point, les entretiens auraient vraisemblablement permis de mettre davantage en évidence cette imbrication et ses répercussions sur les appariements. Ces quelques éléments de discussion ne diminuent en rien l’intérêt de l’ouvrage d’Olivier Pilmis, qui livre ici une contribution stimulante et originale à la sociologie des marchés de l’emploi.
Pour citer cet article :
Luc Sigalo Santos, « Le travail incertain »,
La Vie des idées
, 9 juin 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-travail-incertain
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