L’invasion de l’Ukraine semble réveiller des images du passé : des armées en conquêtes, des villes assiégées, des destructions massives. Les références à la Deuxième Guerre mondiale sont nombreuses, mais elles ne doivent pas dissimuler qu’il s’agit là d’un conflit, complexe et tragique, du temps présent.
Bruno Cabanes est titulaire de la Chaire Donald G. & Mary A. Dunn d’histoire de la guerre moderne à Ohio State University, aux États-Unis. Spécialiste de l’histoire de la Première Guerre mondiale et des sorties de guerre, il a notamment dirigé Une histoire de la guerre, du XIXe siècle à nos jours (Seuil, 2018, réédition Points histoire, 2021) et publié The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924 (Cambridge University Press, 2014) et Un siècle de réfugiés. Photographier l’exil (Seuil, 2019)
La Vie des idées : Comment situez-vous l’invasion de l’Ukraine par la Russie dans l’histoire de la guerre aux XXe et XXIe siècles ? S’agit-il, comme on le pense parfois, d’un retour à une forme de « guerre du passé », avec laquelle nous pensions, peut-être à tort, avoir rompu ?
Bruno Cabanes : Les images qui nous parviennent d’Ukraine donnent parfois le sentiment d’un retour à la Seconde Guerre mondiale, avec des colonnes interminables de blindés encombrant les routes dans l’attente d’une offensive, beaucoup de fantassins, souvent jeunes, et des civils pris pour cibles par les bombardements ou jetés sur les routes de l’exil. Des journaux américains ont choisi de publier ces photographies en noir et blanc afin de suggérer une proximité entre ce que nous observons en ce moment et l’expérience de guerre des années 1940. Pourtant, la réalité est plus complexe. Ce n’est pas parce qu’un quai de gare bondé à Kharkiv le 2 mars 2022 ressemble à un autre quai de gare envahi de réfugiés en 1941 que les deux situations sont similaires. Il en est de même pour des photographies du métro de Kiev comparées à celles de Londres à l’époque du Blitz. Toutes ces associations d’une époque à l’autre ont un objectif : suggérer une universalité et une intemporalité de la souffrance humaine, car c’est l’un des mécanismes du sentiment humanitaire depuis la fin du XVIIIe siècle. Or ce n’est pas ainsi que réfléchissent les historiens, qui cherchent à replacer les violences, surtout les plus extrêmes, dans le contexte dans lequel elles se déploient. Présenter les exactions de l’armée russe en Ukraine comme un anachronisme en dit plus sur notre incapacité à penser la violence de guerre dans une Europe désarmée que sur la réalité de ce à quoi nous assistons aux frontières de l’Union européenne [1].
Loin d’être une « guerre du passé », l’invasion de l’Ukraine utilise un répertoire de violences qu’on a vues à l’œuvre en Tchétchénie dans les années 1990 ou en Syrie, par exemple lors de la bataille d’Alep (2012-2016). L’expulsion forcée de populations civiles, les massacres dans les villages, l’organisation de « couloirs humanitaires » que les troupes russes s’empressent ensuite de bombarder, le siège ou l’occupation de villes (Kiev, Kharkiv, Marioupol, Kherson…), les hôpitaux et les maternités pris pour cible (par exemple, l’hôpital pédiatrique de Marioupol le 9 mars 2022) nous renvoient même à la « politique de la cruauté » mise en œuvre au moment de la guerre civile dans l’ancienne Yougoslavie. Au début des années 2000, l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe avait entrepris de réfléchir à la cruauté comme fait social et à son usage politique, à travers ce qu’elle désigne comme des « crimes de profanation » (c’est-à-dire le viol de ce qu’il y a de sacré dans chaque individu) et des atteintes à la filiation (attaques délibérées contre des enfants, crimes sexuels…) [2]. Les violences de guerre en Ukraine relèvent de cette logique. On ne saurait donc être surpris de ce qui s’y déroule en ce moment. Il suffirait d’ailleurs de lire l’œuvre du grand romancier Andreï Kourkov (Les abeilles grises, Liana Levi, 2022) ou le témoignage du journaliste et écrivain Stanislav Aseyev (In Isolation. Dispatches from Occupied Donbas, Harvard University Press, 2022) pour constater que les exactions de ces dernières semaines sont celles que subissent les civils vivant dans les zones tenues par les séparatistes pro-russes depuis 2014. Je ne crois pas au « retour brutal du tragique dans l’histoire », comme on nous l’explique fréquemment. Pour la bonne raison que le tragique ne nous a jamais quittés.
La Vie des idées : Qu’est-ce que le regard des historiens de la guerre peut apporter à la compréhension d’événements comme ceux auxquels nous assistons ?
Bruno Cabanes : Lorsqu’un conflit éclate, on sollicite l’expertise des historiens de la guerre à contre-emploi. On leur demande de prévoir la suite et l’issue des hostilités – ce qu’ils sont évidemment incapables de faire, leur capacité prédictive étant à peu près nulle, comme l’expérience nous l’a souvent montré. En d’autres termes, on rabat l’histoire de la guerre telle qu’elle s’est développée depuis la fin des années 1970 – une histoire des cultures, des affects, de l’environnement, des corps combattants – vers ce qu’elle sait faire de moins bien : une histoire opérationnelle. C’est dommage. Un présentisme dicté par l’actualité et l’urgence laisse peu de place à l’aveu de nos incertitudes.
À défaut de pouvoir prévoir l’évolution du conflit dans les semaines ou les mois à venir, l’histoire de la guerre a d’autres ressources. Elle peut essayer d’identifier les enjeux culturels de ce qui se passe en Ukraine. Car on combat toujours avec ce que l’on est : c’est ce que nous a appris un demi-siècle de travaux sur l’histoire culturelle de la guerre. Ce qui se joue dans les conflits est profondément enfoui dans les imaginaires collectifs. Comment expliquer, sinon, que la campagne de nettoyage ethnique initiée par la Serbie, par exemple, ait été annoncée lors d’un discours fleuve prononcé par le dirigeant nationaliste Slobodan Milosevic, le 28 juin 1989, pour le 600e anniversaire d’un événement à peu près inconnu dans le reste de l’Europe : la bataille de Kosovo Polje ? La tâche des historiens est alors de dénouer les fils qui relient, souterrainement, cet épisode de l’histoire militaire du XIVe siècle opposant les armées du sultan Murad I aux hommes du Prince Lazar Hrebeljanovic, et les atrocités commises à la fin du XXe siècle.
De même, l’histoire retiendra peut-être l’importance du discours à la nation de Vladimir Poutine, le 21 février 2022 : une intervention radiophonique de près d’une heure, dans laquelle le Président russe s’appuie sur l’histoire conjointe de la Russie et de l’Ukraine et sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale afin de justifier « l’opération militaire spéciale » (le terme de « guerre » étant banni puisque, selon lui, l’Ukraine fait partie intégrante de la Russie) déclenchée le 24 février 2022 pour « dénazifier » le pays. L’intervention en Ukraine est une guerre d’agression (au sens que le droit international donne aux « crimes contre la paix »). C’est une guerre de colonisation, une guerre impériale. Un événement aux dimensions globales, qui fait ressurgir la peur de la menace nucléaire. Mais c’est aussi, et peut-être même surtout, une guerre menée au nom de l’identité russe, dans le déni de la singularité ukrainienne, en se servant du mythe de la « Grande Guerre patriotique ».
La Vie des idées : Comment expliquer cette référence à la « Grande Guerre patriotique » ? Que signifie-t-elle ?
Bruno Cabanes : Le poids des morts (entre 25 et 27 millions, dont beaucoup de civils) et l’ampleur des destructions (1 700 villes et 70 000 villages anéantis par les combats, selon les statistiques officielles) y sont pour beaucoup [3]. Dans un ouvrage récent, l’historien américain Jonathan Brunstedt a étudié par quels mécanismes une société socialiste, attachée à des idéaux internationalistes, s’était réconciliée avec des valeurs comme le patriotisme ou la célébration des victoires militaires pour les instrumentaliser [4]. À l’échelle locale, une mémoire communautaire se souvenait des souffrances endurées ; à l’échelle nationale, il était surtout question de résistance héroïque à l’invasion, du siège de Stalingrad – le Verdun russe – et de la conquête de Berlin. Toutefois, pour 8 500 000 vétérans démobilisés, le chemin vers la reconnaissance d’un statut et de droits spécifiques fut long, notamment pour les blessés de guerre – le tournant se situant après la mort de Staline, selon l’historien Mark Edele [5]. C’est une douzaine d’années plus tard, à partir de 1965 que la célébration de la victoire contre le nazisme, le 9 mai, devint la véritable fête nationale russe.
Après la période de la perestroïka et les années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique, Vladimir Poutine a réutilisé la Grande Guerre patriotique à son profit, parce qu’elle constituait à ses yeux un mythe rassembleur et consensuel. L’un des rares encore efficaces dans la Russie post-soviétique. Cette exaltation de la guerre contre le nazisme a de multiples avantages dans le contexte actuel : elle permet d’inscrire l’intervention en Ukraine dans la continuité de guerres défensives, de constituer autour de V. Poutine une sorte de front patriotique, remobilisé par une rhétorique sacrificielle : les civils doivent être prêts à consentir des sacrifices dans la guerre économique que leur a déclaré l’Occident ; c’est même ainsi que les vrais patriotes se distingueront des « traitres » russes, une « cinquième colonne » dont la menace doit conduire à une « purification » de la Russie (discours télévisé de V. Poutine le 17 mars 2022). Comme la « Grande Guerre patriotique », l’intervention en Ukraine est censée restaurer la grandeur du peuple russe, trop longtemps humilié par les États-Unis et les pays d’Europe occidentale, qui devraient pourtant lui savoir gré d’avoir contribué héroïquement à la victoire finale. Dans son discours du 9 mai 2020, V. Poutine déclarait : « Les soldats soviétiques ont libéré les pays d’Europe des envahisseurs. Ils ont mis fin à la tragédie de l’Holocauste et ont sauvé du nazisme, cette idéologie mortelle, le peuple d’Allemagne. » Enfin, le grand récit national se substitue à l’idéologie d’État communiste : le régime actuel conduit une véritable « politique de la mémoire » qui passe par la construction de musées et de monuments, l’organisation de parades gigantesques (particulièrement pour le 75e anniversaire de la victoire de 1945) et une politique répressive de ce qui, dans la recherche académique, pourrait s’éloigner de la version officielle : toute référence au pacte germano-soviétique ou à l’agression contre la Pologne est bannie. Depuis un amendement au code pénal de mai 2014 (article 354.1), les historiens contestataires sont menacés d’amendes et de peines d’emprisonnement [6].
En Ukraine, qui a ses propres lois mémorielles « condamnant les régimes totalitaires communiste et national socialiste » (loi no. 2558 de 2015), il est intéressant de voir que la référence à la Seconde Guerre mondiale est également présente. Par exemple lorsque le Président Volodymir Zelensky compare le siège brutal de la ville de Marioupol par les troupes russes à celui de Leningrad (septembre 1941-janvier 1944), qui fit plus d’un million de victimes dans la population civile affamée et parmi les défenseurs de l’armée rouge. Les références sont alors inversées, les Russes placés dans le rôle de l’agresseur sans foi ni loi. Par opposition à l’image projetée par Vladimir Poutine, volontiers méprisant à l’égard de l’ancien comédien de séries télévisées, Zelensky semble avoir été transfiguré par les circonstances, au point d’incarner la fonction présidentielle avec un charisme inattendu. Peu d’exemples dans l’histoire récente illustrent une telle capacité à se métamorphoser en chef de guerre, en si peu de temps. Tout est allé très vite dans les premières semaines du conflit : les déplacements massifs de populations (près de dix millions de réfugiés et déplacés en trois semaines), le soutien des pays occidentaux, la mobilisation de la population civile ukrainienne, l’autorité croissante de Zelensky. Le Président ukrainien ressemble désormais à un personnage d’un film réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, « The Battle of Russia » (1943), dans lequel Frank Capra loue l’héroïsme exceptionnel du peuple russe. À l’époque, le documentaire fut projeté dans tous les cinémas d’Union soviétique à la demande de Staline.
La Vie des idées : Est-il possible, aujourd’hui, d’assiéger des villes aussi grandes que Kiev et Odessa, et de les couper du monde, comme ce fut le cas pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Bruno Cabanes : C’est une question compliquée car évidemment, la situation est différente de celle des années 1940. En 1939, la population de Kiev comptait entre 800 000 et 900 000 habitants ; 2,8 millions aujourd’hui. Les grandes villes ukrainiennes se sont beaucoup étendues (la superficie de Kiev, par exemple, équivaut à huit fois celle de Paris). Leur dépendance aux ressources énergétiques, à l’électricité, aux réseaux internet s’est accrue. Dans le temps court, les forces d’agression russes peuvent exercer une pression importante sur la population civile en menaçant de couper l’eau, l’électricité, le gaz, les communications avec le reste du pays (c’est-à-dire, pour de nombreux Ukrainiens avec leur famille ou leurs amis) ou en bombardant, sans se soucier que les attaques contre des cibles civiles constituent un crime de guerre en droit international (article 8 du statut de Rome). La stratégie russe donne la priorité aux attaques contre les villes, à la fois parce qu’elles abritent le siège du gouvernement (comme Kiev), par la terreur que peuvent susciter les bombardements, et pour leur valeur patrimoniale et symbolique. Il n’y a rien en cela de nouveau ni d’étonnant.
Dans le temps long cependant, il n’est pas certain que les Russes gagnent cette guerre des villes. On estime que des assaillants doivent être dix fois plus nombreux que des populations attaquées s’ils veulent espérer l’emporter dans un cadre urbain, que les munitions doivent être quatre fois plus importantes, et que les pertes sont six fois supérieures à celles des combats en terrain découvert [7]. De fait, les populations locales bénéficient de multiples avantages tactiques : elles ont une bonne connaissance des rues et des quartiers, contrôlent les points élevés comme les étages des immeubles, et peuvent utiliser les tunnels de métro, les conduites d’égout, les caves et les abris anti-aériens pour se déplacer ou se protéger : près de 5000 abris avaient été construits dans la seule ville de Kiev pendant la guerre froide pour faire face à une possible invasion des troupes de l’OTAN. Une guérilla rue par rue, immeuble par immeuble, est extrêmement coûteuse en vies humaines dans les deux camps. On s’en est rendu compte à Grozny comme à Alep. Par ailleurs, l’expérience montre que les bombardements ont tendance à souder la population civile plutôt qu’à susciter un effondrement moral. Même s’il faut se garder, comme je l’ai déjà dit, de comparaisons hâtives, les précédents du siège de Madrid (novembre 1936-mars 1939) et du siège de Sarajevo (avril 1992-février 1996) montrent à la fois la sauvagerie de la guerre urbaine et la solidarité de celles et ceux qui en sont les premières victimes : les civils.
La Vie des idées : La résistance ukrainienne est intense et le peuple entier montre un immense courage. Mais peut-elle renverser le rapport de forces ? Est-il possible que les Russes rencontrent en Ukraine ce qu’ils ont connu en Afghanistan ?
Bruno Cabanes : Prisonnier de sa propre rhétorique qui présente l’Ukraine comme une « petite Russie » et les Ukrainiens comme de « petits Russes », Vladimir Poutine a sous-estimé la résistance ukrainienne. Si les deux nations se confondent, comme il le prétend, et si l’Ukraine est une « construction artificielle » (mais toutes les nations ne le sont-elles pas, par essence ?), pourquoi les Ukrainiens consentiraient-ils à de tels sacrifices pour se défendre dans un conflit perdu d’avance ? Par ailleurs, sa stratégie s’appuyait sur l’anticipation de divisions internes et l’absence de réaction énergique de la part des Occidentaux, comme ce qui s’était passé en Géorgie en 2008. À l’inverse, sous réserve que les événements à venir confirment ce premier constat, Poutine a réussi à unir les Ukrainiens dans une forme de « nationalité civique », à un degré qui surprend sans doute la population ukrainienne elle-même. Entre la Russie et l’Ukraine, la différence ne vient ni de la langue ni de la culture ni de la religion, mais de deux traditions politiques différentes : l’une aspirant à consolider un régime démocratique, l’autre s’enfonçant dans la dictature. Dès les premières semaines du conflit, des dizaines de milliers de civils ont rejoint les forces de défense territoriale, sur une base régionale, en soutien aux 250 000 soldats de l’armée ukrainienne, parfois après avoir connu leur baptême du feu dans le Donbass, comme l’explique Coline Maestracci dans ses travaux.
L’Ukraine n’est pas l’Afghanistan. La géographie, l’ampleur des troupes engagées, les intérêts géostratégiques ou la proximité culturelle et linguistique entre forces d’invasion et populations envahies les distinguent. Pour autant, la question se pose : l’armée russe peut-elle se heurter à un enlisement prolongé ? À un mois seulement du début des hostilités, il serait hasardeux de faire des prédictions. Cependant, les spécialistes de la politique de défense russe comme Isabelle Facon soulignent les difficultés auxquelles la Russie est confrontée : une dizaine d’années de sous-financement ; un rattrapage engagé à partir de 2008 (mais sur la base d’un PIB de plus en plus faible) ; une expérience de terrain en Syrie à partir de 2015, qui a permis de tester des armements modernes comme les missiles de croisière Kalibr, mais dans le même temps, une armée confrontée à des problèmes d’effectifs (comment faire la conquête d’un pays comme l’Ukraine, plus étendu que la France, avec seulement 130 000 hommes ?) et de logistique.
Dès lors, de multiples facteurs joueront dans l’évolution du conflit : la capacité de résistance de l’armée et de la population ukrainiennes qui dépendra en partie de l’aide venant de l’étranger ; la cohésion de l’OTAN et de l’Union européenne ; le soutien apporté par la Chine à la Russie ; l’influence des opposants russes au régime de Vladimir Poutine ; la réaction des mères russes lorsqu’elles verront les « cercueils de zinc » de leurs fils rapatriés d’Ukraine, un pays où un tiers de la population parle russe et où vivent de nombreux parents et amis ; et finalement, l’impact des sanctions économiques, dont l’ouvrage récent de l’historien Nicholas Mulder, consacré à l’entre-deux guerres, montre bien qu’il s’agit d’une arme à double tranchant, à l’efficacité limitée face à des régimes autoritaires ayant développé une politique d’autarcie, comme c’est le cas actuellement en Russie [8].
La Vie des idées : La dissuasion nucléaire n’a-t-elle pas montré, avec ce conflit, ses limites ? Le rêve d’une paix, sinon perpétuelle, du moins prolongée entre les grandes puissances est-il désormais lettre morte ?
Bruno Cabanes : Au contraire. La dissuasion nucléaire et le renforcement de l’OTAN ont joué leur rôle. Les menaces de V. Poutine, si elles doivent être prises au sérieux, restent heureusement de simples menaces. La question qui se pose est la suivante : assistons-nous à un retour de la guerre froide ? Je ne le crois pas. D’abord parce qu’en histoire, le film ne repart jamais à l’envers. Dans le contexte global, la Russie de Vladimir Poutine n’est pas l’Union soviétique des années 1970, même si la peur qu’inspire le régime à sa propre population, la répression sauvage de l’opposition et des libertés publiques rappellent les années les plus sombres de la dictature communiste. Ensuite, les États-Unis ont beaucoup changé. Sous la présidence de Donald Trump, l’influence américaine à l’étranger a diminué, sa diplomatie s’est démonétisée, aussi bien auprès de ses alliés que de ses adversaires. Washington a semblé se rapprocher de la rhétorique de la force employée par Moscou. Les divagations de l’administration Trump ont laissé des traces en Europe, affaibli la confiance mutuelle, érodé le sentiment de partager des valeurs communes. N’oublions pas non plus que, pour les États-Unis, la menace principale vient désormais de Chine. Si la situation en Ukraine suscite l’inquiétude, la colère ou la compassion, c’est le soutien éventuel du régime chinois à la Russie de V. Poutine qui est observé avec le plus d’attention.
La Vie des idées : Faut-il voir dans ce conflit une lutte entre démocraties et régimes autoritaires, comme le monde en a connu au XXe siècle ?
Bruno Cabanes : C’est ainsi en effet que la guerre en Ukraine est ressentie dans les opinions publiques occidentales, ce qui explique l’engagement de volontaires internationaux venus participer, aux côtés des Ukrainiens et à la demande du Président Zelensky, à la défense d’un pays au gouvernement démocratiquement élu. Ils renouent avec une longue tradition qui va des volontaires philhellènes et Byron jusqu’à Malraux, de Garibaldi à Che Guevara : des combattants d’une idée, prêts à se sacrifier pour un pays autre que le leur. Pour autant, la frontière entre démocraties et régimes autoritaires est moins précise qu’on ne pourrait l’imaginer ou le souhaiter. Les États-Unis viennent de sortir de quatre ans d’une présidence Trump qui a fragilisé la démocratie américaine et s’est achevée par l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. L’afflux de réfugiés ukrainiens offre un rôle de premier plan à des pays comme la Hongrie ou la Pologne, qui pourront se prévaloir de leur hospitalité pour contester les critiques qui leur étaient adressées jusqu’ici par l’Union européenne au sujet de leur conception de l’État de droit et des libertés publiques. Dans cette agression d’un État souverain par la Russie, aux frontières de l’Europe de surcroît, ce sont évidemment nos valeurs communes qui sont en jeu : la manière dont nous les définissons et le prix que nous sommes prêts à payer pour les défendre.
Pour les populations civiles affectées directement par les combats, et sans doute (mais qu’en savons-nous précisément ?) pour certains soldats russes, cette guerre entre cousins touche aussi à leurs identités. À la fin de son admirable discours de réception du Prix Nobel de Littérature, prononcé le 7 décembre 2015, quelques mois après l’annexion de la Crimée, la journaliste et écrivaine Svetlana Alexievich confiait déjà son désarroi :
Je prends sur moi la liberté de dire que nous avons laissé passer la chance qui nous a été donnée dans les années quatre-vingt-dix. En réponse à la question : « Que devons-nous être, un pays fort, ou bien un pays digne où il fasse bon vivre ? », nous avons choisi la première option : un pays fort. Nous voilà revenus au temps de la force. Les Russes font la guerre aux Ukrainiens. À leurs frères. Mon père est biélorusse et ma mère ukrainienne. C’est le cas pour beaucoup de gens. Des avions russes sont en train de bombarder la Syrie… Le temps de l’espoir a été remplacé par le temps de la peur. Le temps est revenu en arrière… Nous vivons une époque de seconde main... À présent, je ne suis pas sûr d’avoir terminé l’histoire de cet « homme rouge » … J’ai trois foyers : ma terre biélorusse, la patrie de mon père où j’ai vécu toute ma vie, l’Ukraine, la patrie de ma mère où je suis née, et la grande culture russe, sans laquelle je ne peux m’imaginer. Tous les trois sont chers à mon cœur. Mais de nos jours, il est difficile de parler d’amour. [9].
Florent Guénard, « « Le tragique ne nous a jamais quittés ». Sur la guerre en Ukraine. Entretien avec Bruno Cabanes »,
La Vie des idées
, 23 mars 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-tragique-ne-nous-a-jamais-quittes-Sur-la-guerre-en-Ukraine
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[1] James J. Sheehan, Where Have All the Soldiers Gone ? The Transformation of Modern Europe, Boston et New York, Houghton Mifflin, 2008.
[2] Véronique Nahoum-Grappe, « L’usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in Françoise Héritier, De la violence I, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 273-323.
[3] Nina Tumarkin, The Living and the Dead : The Rise and Fall of the Cult of World War II, New York, Basic Books, 1994.
[4] Jonathan Brunstedt, The Soviet Myth of World War II. Patriotic Memory and the Russian Question in the USSR, Cambridge University Press, 2021
[5] Mark Edele, Soviet Veterans of the Second World War. A Popular Movement in an Authoritarian Society, 1941-1991, Oxford University Press, 2008.
[6] Nikolay Koposov, Memory Laws, Memory Wars. The Politics of the Past in Europe and Russia, Cambridge University Press, 2017
[7] John Spencer et Jayson Geroux, The Urban Warfare Project Case Study Series, Modern War Institute at West Point.
[8] Nicholas Mulder, The Economic Weapon. The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War, New Haven et Londres, Yale University Press, 2022.
[9] Svetlana Alexievich, “À propos d’une bataille perdue », discours de réception du Prix Nobel de littérature, 7 décembre 2015.