Recensé : Gérard Jorland, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des Histoires », 2010, 361 p.
Les choix restreints du récit historique
« Le XIXe siècle aura été le siècle de l’hygiène publique ». C’est par ce constat liminaire que s’ouvre cet ouvrage qui dresse une fresque historique de l’hygiène publique en France, sur un long XIXe siècle. Aucune synthèse n’avait encore permis de compléter une historiographie jusqu’à présent essentiellement anglo-saxonne. Gérard Jorland se place donc dans le sillage de ses devanciers américains, William Coleman (1982) et Ann La Berge (1992) [1], qui ont apporté il y déjà plusieurs décennies des éléments décisifs sur la connaissance de ce mouvement intellectuel à finalité pratique.
Mais pourquoi un si grand nombre de travaux français, notamment de la dernière décennie, sont-ils ici passés sous silence ? Citons pêle-mêle, et sans exclusive, Patrice Bourdelais, Georges Vigarello, Bernard-Pierre Lecuyer ou Claire Salomon-Bayet sur les hygiénistes [2], Caroline Moriceau, Geneviève Massard-Guilbaud, Vincent Viet sur les pollutions et l’hygiénisme industriels [3], Sabine Barles et André Guillerme sur le métabolisme et les miasmes urbains [4], Olivier Faure et Yannick Marec sur la médecine et l’assistance [5], François Ewald, Pierre Rosanvallon et Paolo Napoli sur l’État-providence et l’administration [6], ou encore Alessandro Stanziani sur la sécurité alimentaire [7]. De même, comment peut-on aborder la tuberculose, la Bièvre, Lavoisier ou Pasteur sans signaler les nombreux articles ou ouvrages s’y rapportant ?
La délimitation du sujet, la construction de l’objet, les objectifs et la méthode historique de l’ouvrage sont clairement annoncés. L’amplitude chronologique, qui s’écoule de la révolution lavoisienne des années 1770 à une loi sanitaire de 1902, est cohérente et convaincante ; elle constitue bien une séquence historique qui voit l’hygiène publique gagner son emprise sur la société. « L’épistémè de Lavoisier », qui fonde le paradigme hygiéniste du XIXe siècle, justifie amplement de faire remonter l’analyse aux Lumières réformatrices de la fin de l’Ancien Régime. Quant à la borne chronologique aval, elle doit se comprendre comme le moment où les parlementaires tentent d’inscrire les idées des hygiénistes dans la loi.
L’hygiène publique est définie comme un ensemble connexe de disciplines comprenant la médecine, la pharmacie, la chimie, le génie civil et militaire, l’administration publique, les statistiques et l’économie politique. Les hygiénistes étant donc tour à tour médecins, chimistes ou administrateurs, Gérard Jorland se contente de leurs écrits pour analyser leur rôle. Il construit un corpus de traités et de manuels, de rapports publiés ou manuscrits des conseils d’hygiène publique et de salubrité départementaux et d’arrondissements, enfin d’articles des trois premières séries des Annales d’hygiène publique et de médecine légale, de 1829 à 1903, sans explorer les sources hospitalières, administratives, économiques ou encore celles des ingénieurs. Avec ce choix assumé de rester proche de ses sources, Gérard Jorland retrace plus les préoccupations des hygiénistes que les soins qui en résultent, et privilégie la théorie à la pratique ; dans cette « société à soigner », hôpitaux et médecins praticiens sont absents. En revanche, les hygiénistes écrivent, agissent parfois, se parlent, s’écoutent et se regardent.
À travers le miroir des hygiénistes, le récit juxtapose dans un même tableau des éléments disparates (prisons, Bièvre, égouts, crétinisme, nourrissons, miasmes, microbes, etc.) avec le souci de les lier dans une dynamique chronologique. L’ensemble alterne la synthèse et la volonté de faire des apports historiographiques originaux (comprenant des notes énumératives foisonnantes), ce qui donne une impression de narration discontinue. Subjugué par le foisonnement littéraire des hygiénistes et des écrivains qui leur sont proches (Flaubert), Gérard Jorland en reste grandement prisonnier. Mais il s’agit certainement d’un choix délibéré. En effet, en fin d’introduction, le ton a été donné :
« À rebours des tendances historiographiques récentes qui se détournent de l’histoire philosophique et cherchent à donner une explication sociale des sciences, l’ambition de ce livre est de montrer qu’en inversant la charge de la preuve, en considérant les sciences non plus comme un effet mais au contraire comme un facteur de l’histoire contemporaine, celle-ci s’éclaire d’un jour nouveau » (p. 15).
Pour l’auteur, en effet, la science (et donc l’hygiène publique) avance par son propre principe et transforme le social. Elle n’est pas, comme les Science Studies l’appréhendent, un ensemble de pratiques pris dans un maillage social complexe.
Une vision optimiste et politiquement correcte des hygiénistes
Fort de ces choix méthodologiques, Gérard Jorland indique la direction qu’il donne à son récit : fondée par la théorie et la science, l’hygiène publique s’institutionnalise dans divers conseils et comités, publie et diffuse ses observations, surmonte les obstacles, combat l’obscurantisme et les inerties administratives, se crée une idéologie et, vérité en marche, conquiert le pouvoir, puis légifère pour le bien de la société. Dans ce mouvement vers le progrès, de grands savants sont invoqués : Lavoisier, Hallé, Villermé, Pasteur. En bref, « la science était devenue un facteur déterminant de l’histoire » (dernière phrase de l’ouvrage, p. 323). On sortira rassuré de cette lecture optimiste du cours de l’histoire, débarrassée du cynisme des critiques désenchantées de la sociologie historique, à moins de rester légèrement dubitatif face à une vision qui fait de l’hygiène publique un mouvement essentiellement progressif et progressiste. Parmi tous les points passionnants soulevés par l’auteur, cinq seront ici discutés.
La chimie, principe transformateur
Il est fort pertinent de remonter à Lavoisier et à la naissance de la chimie moderne pour expliquer le paradigme de l’hygiène publique, et c’est assurément l’un des apports les plus importants de l’ouvrage. Certes, le pré-hygiénisme avait déjà été analysé, mais la figure du grand savant avait jusque ici été insuffisamment soulignée dans cette fondation. Or Lavoisier superpose à l’ancienne vision néo-hippocratique climatique, en vogue encore à la fin du siècle à la Société royale de médecine à travers les topographies médicales et les enquêtes épidémiologiques, une chimie moderne qui transforme les conceptions sanitaires. Puisque l’État a toujours eu la santé publique dans ses attributions régaliennes, Lavoisier ne crée pas l’idée de police sanitaire, mais transforme celle-ci en hygiène publique. Après lui, Gérard Jorland propose une filiation par Hallé, prestigieux médecin honoré par les travaux d’Alain Corbin [8].
Il faudrait sans doute ici nuancer car, tout en incorporant le nouveau schème lavoisien, Hallé prolonge en douceur les conceptions néo-hippocratiques des siècles antérieurs par son enseignement à la chaire d’hygiène de l’école de santé de Paris. En termes de nouveau paradigme, il aurait été judicieux d’insister aussi sur les figures de Fourcroy, Guyton de Morveau, Berthollet, les fidèles de Lavoisier, mais aussi de Cadet de Vaux, Parmentier ou encore Chaptal, tous d’anciens médecins (ou pharmaciens) conquis par la nouvelle chimie, et qui définissent les nouvelles règles de la régulation sanitaire. Celles-ci commencent plus précisément leur véritable mutation au Conseil de salubrité de Paris fondé en 1802, sous la conduite des héritiers de Lavoisier et des obligés de Chaptal : Parmentier, Cadet de Gassicourt, Darcet, Marc, Deyeux, Vauquelin. Manque l’évocation de la personnalité de Chaptal, ô combien emblématique de cette French connection économie-administration-médecine-chimie. Avec ce médecin devenu entrepreneur de produits chimiques, enfin ministre de l’Intérieur (1800-1804), c’est l’autorité de l’État appuyée sur l’industrie et la statistique qui fait son entrée dans l’hygiène publique.
Médecine miasmatique et médecine sociale
Appuyée sur la statistique, l’hygiène publique mûrit dans les années 1825-1840, sous l’influence du médecin Villermé. Là encore, l’influence de Darcet et de Parent-Duchâtelet, ses collègues du Conseil de salubrité parisien, n’est pas mise en valeur dans cette transition de la médecine miasmatique vers la médecine sociale, mais il s’agit finalement d’un détail, au regard du résultat exposé par Gérard Jorland : avec Villermé, ce ne sont plus les facteurs environnementaux qui sont considérés comme les causes des maladies ou de la mortalité, mais les conditions sociales, et en premier lieu la misère et la moralité des classes populaires.
Malgré les débats qu’elle suscite chez les hygiénistes français et à l’étranger, la théorie de l’inégalité sociale devant la mort et la maladie est suffisamment importante pour être qualifiée par l’auteur de « loi de Villermé ». Avec Villermé, les hygiénistes ont vite réclamé l’amélioration des conditions ouvrières, en portant leurs efforts sur les enfants, et il est vrai que les conceptions du célèbre hygiéniste influencèrent grandement l’élaboration de la loi de 1841 sur le travail des enfants. Il est dommage que l’auteur n’analyse pas la part d’instrumentalisation de cette revendication, ainsi que de consolidation de l’ordre bourgeois et manufacturier par le pouvoir, à l’heure des remises en cause et de la « question sociale » [9]. Ainsi, le libéralisme des hygiénistes (p. 123 notamment) aurait sans nul doute mérité plus longs développements.
La communauté des hygiénistes
Avec raison, Gérard Jorland souligne le lien important entre l’hygiène publique et l’administration. Il suffit effectivement de lire l’éditorial du premier numéro des Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1829), par le médecin Marc, ou les écrits de Parent-Duchâtelet pour s’en convaincre [10]. Les hygiénistes forment-ils cependant un bloc monolithique, une communauté soudée par les préceptes des pères fondateurs, Lavoisier et Hallé ? Rien n’est moins sûr.
Une première ligne de fracture sépare les membres du Conseil de salubrité parisien, de grands savants écoutés par le pouvoir, de ceux des villes de province (puis des départements après 1851) qui finissent par se décourager de l’inutilité de leur action. Ce hiatus recouvre partiellement des conceptions différentes : l’hygiénisme social n’a pas complètement évacué la théorie des miasmes, et les médecins restent longtemps divisés sur la question (ainsi les débats sur la santé au travail dans les années 1840). Plus profondément, nombreux sont ceux qui réclament une régulation plus interventionniste et moins confiante envers le libéralisme. Ainsi, dès 1813, le médecin Fodéré, qui a été membre de la Société de médecine de Marseille, et qui devient titulaire de la chaire d’hygiène publique de Strasbourg (la deuxième de France), critique les médecins-chimistes proches du pouvoir. Homme d’Ancien Régime, Fodéré n’oublie pas les pratiques préventives de santé publique du siècle antérieur, et réclame une intervention plus affirmée de l’État en cette matière [11].
Si ce mouvement de long terme, qui se prolonge jusqu’à la création de la Revue d’hygiène et de police sanitaire (1879), avait été davantage mis en perspective, l’idée d’une montée en puissance de l’hygiène publique à travers le siècle aurait pu être plus contrastée, sans avoir à opposer les hygiénistes aux ingénieurs ou aux administrateurs, qui bien souvent sont les mêmes. En définitive, Gérard Jorland se pose la question de savoir pourquoi les hygiénistes ont été si peu écoutés par le pouvoir. Si l’on considère que certains d’entre eux étaient les auxiliaires bienveillants du pouvoir en place, tandis que d’autres contestaient l’ordre sanitaire en vigueur, la réponse s’éclaire autrement.
L’industrie, la ville et la santé publique
Durant tout le siècle, l’essentiel du travail des Conseils d’hygiène est lié à l’application du décret de 1810 sur les fabriques polluantes et dangereuses, et l’urbanisation signale bien souvent les problèmes sanitaires, deux aspects que Gérard Jorland rappelle justement à plusieurs reprises. De son point de vue, les hygiénistes ont combattu la présence industrielle en ville et « n’ont pas cherché à épargner les industriels » (p. 120).
À la faveur de la lecture de travaux historiques récents ou déjà anciens [12] relatifs à la question industrielle et urbaine, une autre interprétation est possible. Certes, localement, beaucoup d’hygiénistes tentent de freiner l’implantation d’établissements nuisibles, mais leurs préconisations ne sont que rarement suivies, précisément parce que l’État industrialiste peut justifier son action d’un point de vue sanitaire grâce aux théories d’hygiénistes parisiens prestigieux, Darcet, Parent-Duchâtelet, Villermé, ou de la rédaction des Annales d’hygiène publique, qui défendent l’innocuité de l’industrie.
Et quand les autorités rejettent les artisanats insalubres des centres villes (ainsi les abattoirs, ou durant l’haussmannisation de Paris), la préoccupation relève plus du souci édilitaire et de la peur ouvrière que d’une priorité hygiéniste. Pour montrer, au contraire, l’influence de l’hygiénisme, Gérard Jorland mobilise deux rapports ministériels du milieu du siècle et le « polygone des vents » élaboré par Darcet en 1843, instrument théorique dont le but était de mesurer les sphères de nuisance des fabriques, et à partir duquel les hygiénistes auraient réalisé des « anémométries méticuleuses, pour ne pas dire obsessionnelles » (p. 257). Or ce polygone des vents est resté un objet de pure spéculation intellectuelle et, de plus, avait pour finalité d’aider l’industrie à s’implanter, non de protéger les habitations de ses effluves. L’énorme masse de documents sur les établissements classés montre bien le caractère industrialiste de la régulation administrative française et sa connexion avec les voix influentes de l’hygiénisme, au moins jusqu’en 1860 [13].
Le rôle de l’État
En suivant Gérard Jorland, qui s’appuie sur le doctorat d’Isabelle Cavé [14], les hygiénistes ont adopté une « stratégie » pour faire appliquer leurs idées, et, surtout après 1870, ils se lancent « dans la bataille politique pour mettre en œuvre les mesures d’hygiène et de salubrité qu’ils n’avaient cessé de préconiser, voire de réclamer » (p. 256). Nommés à des postes importants de l’administration ou élus à la Chambre, ils deviennent législateurs, de 1874 à 1902 : lois sur le travail des enfants, les accidents du travail, les logements insalubres, la vaccination, l’organisation de la police sanitaire, etc. Pour ce faire, le mouvement hygiéniste a dû intégrer les découvertes de Pasteur, « se muer en parti de l’hygiène » (p. 298), enfin fonder une idéologie opposée au libéralisme, le solidarisme.
L’évolution globale qui va de la fondation d’une discipline à son insertion dans les rouages administratifs pose une question en arrière-plan, celle du rôle de l’État français et de son implication dans l’hygiène publique. Selon l’auteur, l’État était trop faible pour imposer à la société les préceptes des hygiénistes et l’instabilité politique explique en grande partie le retard français en matière de santé publique par rapport aux autres pays européens. Ce n’est qu’à la fin du siècle que de grandes lois sanitaires consolident le consensus républicain et concrétisent enfin les efforts continus des hygiénistes.
Séparer si nettement l’administration de la communauté des hygiénistes, dont les relations sont pourtant tout à la fois étroites et complexes depuis Lavoisier ou Cadet de Vaux, empêche de penser leur action dans la fondation même de l’ordre bourgeois et industriel du nouvel État post-révolutionnaire, de ses impératifs et de ses messages : l’acclimatation de l’industrie par la légitimation de ses nuisances, car il faut accumuler le capital et produire sans entrave ; la stigmatisation morale des mœurs populaires (l’alcoolisme, l’onanisme, le crétinisme, l’économie des déchets, les maladies, bref toute la thématique de la dégénérescence), car il faut justifier les politiques conservatrices de ségrégation sociale ; enfin, l’assimilation des théories hygiénistes à la science, car il faut fabriquer un discours du progrès contre les réminiscences de l’Ancien Régime.
La part critique de ce récit ample et documenté manque et aboutit à une vision traditionnelle et sans prise de risque de l’évolution historique. On retiendra tout de même de cet ouvrage intéressant qu’avec l’hygiène publique, c’est un projet politique qui naît, une vision « paradigmatique » de la société. Restent les interprétations divergentes que l’on peut porter sur ces hygiénistes. Ils peuvent apparaître novateurs, impliqués ou fatalistes, mais toujours convaincus de la nécessité de réformes pour le bien de la société. On peut aussi les comprendre comme des acteurs accompagnant avec bienveillance une société industrielle qui paupérise une partie de la population, sans être les fers de lance ni du changement politique ni de la transformation sociale.