À partir d’une enquête sur l’expérience sociale des individus situés au dessus de la norme pondérale de trois pays européens, Solenne Carof explore les logiques de la stigmatisation fondée sur le poids.
À partir d’une enquête sur l’expérience sociale des individus situés au dessus de la norme pondérale de trois pays européens, Solenne Carof explore les logiques de la stigmatisation fondée sur le poids.
Au cours des dernières années, le terme de « grossophobie » s’est progressivement installé comme une catégorie militante, portée par des mobilisations collectives dénonçant les expériences multiples de marginalisation et de rejet – allant des moqueries dans l’espace public au refus d’embauche – dont les personnes désignées comme grosses font l’objet. Sur les réseaux sociaux, se manifeste un nombre croissant de personnes revendiquant le droit d’être grosse, tandis que se multiplient les blogs, podcasts, émissions où des personnes grosses témoignent de leurs expériences, de leurs trajectoires et plaident pour un changement de regard. Usant de leur notoriété, des artistes comme Yseult s’emploient à retourner le stigmate.
Issu d’une thèse explorant le surpoids et ses expériences différenciées à partir d’une enquête qualitative auprès de plus de 90 femmes et hommes considérés en surpoids ou obèses dans trois pays européens (France, Angleterre, Allemagne), l’ouvrage de Solenne Carof, maîtresse de conférences en sociologie à Sorbonne Université, s’inscrit dans un dialogue avec ces prises de parole et la cause qu’elles construisent, en suivant le fil rouge des expériences sociales associées au fait d’être plus ou moins au-dessus de la norme pondérale.
Être identifié.e « gros.se » dans les sociétés contemporaines d’Europe et d’Amérique du Nord, c’est en effet, selon Carof, être régulièrement sanctionné.e socialement par des réactions de rejet et faire l’objet de traitements inégalitaires. L’ouvrage, composé de six chapitres, propose de faire une analyse de cette expérience qui articule trois niveaux : le niveau des dynamiques socio-historiques de construction et de circulation des normes pondérales ; celui des interactions et des routines de la vie sociale où opèrent jugements et exclusions ordinaires liés au stigmate de la grosseur ; enfin, le niveau institutionnel (lieux de formation, organisations du monde du travail, de la santé, de l’aide sociale) où se pratiquent régulièrement des formes de discrimination.
Les deux premiers chapitres – l’un historique, l’autre portant sur les normes pondérales contemporaines et les voies par lesquelles les individus s’y trouvent confrontés – mettent au jour le long processus de construction et d’installation d’une norme de minceur cristallisée dans un indicateur : l’Indice de Masse Corporel (IMC). Initialement construit au XIXe siècle par le statisticien Adolphe Quételet pour établir un lien prédictif entre poids et taille, l’IMC installe progressivement son hégémonie, dans la deuxième partie du XXe siècle, dans les milieux médicaux et dans les débats sur la santé publique, jusqu’à son adoption officielle pour les comparaisons internationales par l’Organisation Mondiale de la Santé au tournant des années 2000. En raison de sa simplicité, il devient l’indicateur privilégié de mesure et d’encadrement du poids des corps.
Cette installation va bien au-delà de la simple mise en place d’un indicateur technique. L’IMC constitue selon Carof, un dispositif social qui établit une catégorisation des corps et institue des frontières entre corps normo-pondérés, en surpoids et obèses. Ce dispositif qui renforce le dénigrement des personnes considérées comme grosses est l’aboutissement d’un long processus de transformation du regard sur le corps. Certes, comme le rappelle l’ouvrage, les jugements négatifs sur le surpoids sont anciens, et la « valorisation de la santé et son corollaire, la dévalorisation des personnes suspectées de manger « trop » ou mal », et donc d’être responsables de leur mauvaise santé, s’inscrivent dans une longue histoire » (p. 29). Il s’agit d’une question abondamment abordée par les traités médicaux dès l’Antiquité. En revanche, les jugements moraux sur le surpoids connaissent des changements successifs jusqu’à la période contemporaine, avec une réprobation qui tend à s’accentuer. Alors qu’au Moyen-Âge, appétit et corpulence peuvent être valorisés, de nouvelles normes esthétiques et de minceur s’installent à partir de la Renaissance, amplifiant la critique à l’égard des corps gros, en particulier ceux des femmes.
La période récente poursuit ce mouvement. Aux côtés d’une abondante production d’expertises médicales sur l’obésité, l’IMC participe en effet à la construction d’un discours scientifique qui s’articule au développement du dégoût à l’égard des personnes grosses. L’indésirabilité sociale contemporaine des corps gros est donc doublement construite par des formes accentuées de pathologisation d’une part, par des jugements moraux, parfois contradictoires mais toujours stigmatisants, d’autre part. Ce rejet opère, alors même que les conditions de vie et d’alimentation connaissent de profondes mutations dans les pays industrialisés, construisant un contexte favorable à la prise de poids : l’ouvrage cite de nombreuses études médicales conduites aux États-Unis et dans d’autres pays du Nord établissant une corrélation entre consommation de produits alimentaires transformés industriellement et prévalence du surpoids.
Les chapitres suivants explorent différentes sphères de l’expérience sociale en repérant comment s’y actualisent des processus de stigmatisation et de discrimination des personnes grosses : le chapitre 3 (« Vivre dans une société grossophobe ») et le chapitre 4 (« Intimité et estime de soi dans une société grossophobe ») reviennent en particulier sur les expériences quotidiennes et l’ordinaire de la vie dans l’espace public, les transports, à l’école et au travail d’une part ; la vie privée et la famille d’autre part. Pour compléter ce tour d’horizon, un troisième domaine de l’expérience sociale – celui de la santé et des parcours de prise en charge et de traitement que suivent les personnes connaissant le surpoids ou l’obésité – fait l’objet du chapitre 5 (Santé et grossophobie).
Chaque dimension de ces expériences sociales met donc tout d’abord en jeu des mécanismes de stigmatisation. Le stigmate de la grosseur se manifeste à travers de multiples épisodes de violences verbales et symboliques (moqueries, injures, manifestations non verbales de gêne ou de désapprobation). Il complique pour les personnes en surpoids les relations et les interactions, qu’il s’agisse de proches, de collègues ou de personnes inconnues croisées dans l’espace public, tout en produisant une paradoxale invisibilité des personnes stigmatisées. Cette invisibilité résulte d’une part du tabou de la représentation de la grosseur en image – qu’il s’agisse des photographies et films publicitaires ou de fiction - et d’autre part des effets de l’intériorisation du stigmate par les personnes construites comme grosses, qui déploient des stratégies pour se faire toutes petites et disparaître symboliquement.
Pour beaucoup d’enquêté.e.s, il s’agit notamment de stratégies vestimentaires destinées à « dissimuler les défauts et les détails qui gênent : les rondeurs mal contenues, les bourrelets, la cellulite, toute la matérialité d’un corps volumineux qui est socialement perçu comme peu esthétique et immoral » (p. 130 & 131). L’autocensure concerne aussi de nombreuses situations – par exemple, la fréquentation des plages, des piscines, des saunas – où le corps est plus exposé aux regards.
Second aspect des sanctions sociales auxquelles elles sont exposées, les personnes grosses font l’expérience de discriminations importantes qui ont particulièrement été mesurées dans la sphère professionnelle (plus grandes difficultés de recrutement, périodes de chômage plus longues, carrières moins favorables), mais qui touchent également le domaine de la santé et celui de l’adaptation des objets de la vie quotidienne (allant des équipements collectifs dans les transports à l’offre de vêtements). Croisant données empiriques issues de quatre-vingt-dix entretiens et d’un questionnaire ayant obtenu 319 réponses, avec l’exploration d’une très large bibliographie (en médecine, psychologie, sciences sociales), l’ouvrage éclaire par un très riche matériau l’articulation de la stigmatisation et de la discrimination, ainsi que l’ampleur et la permanence des sanctions sociales dont font l’objet les personnes grosses tout au long de leurs trajectoires. Il souligne que les discriminations se construisent de façon différenciée selon la position dans les rapports sociaux de classe, de race et de sexe, en démontrant en particulier la dimension très genrée de ces mécanismes, les femmes étant soumises à des injonctions esthétiques et à des formes de contrôle social nettement plus sévères. : les normes pondérales qui s’appliquent aux femmes sont plus strictes, leur non-respect expose celles-ci à des sanctions statistiquement plus fréquentes dans le domaine de la vie affective et sexuelle comme dans celui de la vie professionnelle.
Ces chapitres apportent donc une démonstration très précise de multiples processus sociaux de marginalisation et d’exclusion sociale auxquels la catégorie de « grossophobie », que l’ouvrage mobilise abondamment, peut potentiellement renvoyer. Toutefois, ce n’est qu’au dernier chapitre de l’ouvrage (chapitre 6 « Lutter contre la grossophobie ») que s’éclaire la façon dont cette catégorie militante s’est construite et popularisée. Quoi qu’encore incertaine, la légitimité, progressivement acquise par celle-ci témoigne des mobilisations et de l’actif engagement d’entrepreneuses de cause, engagées dans des stratégies individuelles et collectives pour répondre aux épreuves de stigmatisation et de discrimination. Portées en Amérique du Nord par des mobilisations pionnières, liées aux mouvements féministes, à partir de la fin des années 1960, ces stratégies sont reprises à partir des années 1980 par des entrepreneuses de cause en Europe, qui dénoncent l’arbitraire des normes pondérales et revendiquent le droit des personnes grosses à une pleine citoyenneté.
L’ouvrage livre ainsi un tableau très complet de la condition sociale à laquelle les personnes grosses se trouvent assignées. Cette condition peut se comprendre comme celle de paria, dans la conceptualisation élargie qu’en proposent Eleni Varikas [1] et, à sa suite, Rostom Mesli et Mathieu Trachman : confrontées à d’incessantes formes de marginalisation et de rejet, les personnes grosses s’apparentent à des « étrangers de l’intérieur (…) intégrés en droit mais exclus de fait » [2]. L’ouvrage éclaire par ailleurs les dynamiques socio-historiques dans lesquelles cette condition sociale se développe : dynamique du traçage de frontières sociales par des normes corporelles, dynamique de la construction d’une cause et de ses effets émancipateurs.
Mais d’où vient la « phobie » ? Quelles en sont les raisons d’être et les logiques de reproduction ? Sur ces questions, l’ouvrage de Carof n’apporte qu’une réponse partielle. De fait, s’il montre bien la double nature de la frontière (hygiéniste et morale) qui se déploie sur un large spectre de situations sociales, il prend l’option de centrer le regard sur les stigmatisé.e.s et sur les effets multiples de la marginalisation et de l’exclusion et n’explore en revanche que très peu ce qui se joue, de l’autre côté de la frontière pondérale, pour les personnes construites comme « normo-pondérées ». L’ouvrage laisse certes transparaître l’intense activité sociale qui met en signe la réprobation et rappelle à l’ordre les corps, mais il peine à rendre compte des mécanismes sociaux qui entretiennent la panique morale au principe des pratiques d’exclusion.
Or, le rejet collectivement porté à l’égard des personnes grosses signale les injonctions sociales auxquelles tous les corps sont soumis : la force contemporaine de ces injonctions – à préserver le corps comme un capital, à le maintenir dans certaines normes esthétiques et d’hygiène, à en conserver le contrôle – renvoie à une véritable « entreprise de soi », caractéristique de l’éthos capitaliste néo-libéral [3]. De façon implicite, les manifestations de réprobation et d’hostilité à l’égard des corps gros, dont la violence se déploie au fil de l’ouvrage, signalent l’ampleur de l’inquiétude suscitée par la transgression que symbolisent des corps échappant à la discipline corporelle contemporaine. Si ces corps produisent une telle menace, c’est qu’ils remettent en cause un projet social et une « civilisation par intériorisation profonde des normes de santé » [4]. Il est donc dommage de ne pas en savoir un peu plus sur les expériences, les pratiques et le regard des personnes construites comme normales sur le plan du poids ainsi que sur les trajectoires subjectives de personnes ayant vécu de part et d’autre des frontières construites entre normalité pondérale, surpoids et obésité.
Par ailleurs, pour rendre compte des questions politiques que soulèvent les normes pondérales et leurs effets, le cadrage des phénomènes sociaux étudiés à partir de la catégorie de « grossophobie » se révèle problématique, faute d’être discutée théoriquement. Certes, l’ampleur et la virulence de l’opprobre manifestée à l’égard des personnes grosses dans les différentes sphères de la vie sociale pourraient empiriquement justifier d’employer un terme qui en souligne la dimension obsessionnelle et pulsionnelle, notamment par l’intense recours à la moquerie et à l’injure. Par ailleurs, comme le souligne Carof, la circulation de ce terme dans des espaces mobilisés autour d’une lutte collective contre le stigmate et la discrimination en fait une catégorie vectrice de politisation.
Mais, de manière paradoxale, la construction du terme de « grossophobie » à partir de la notion générique de « phobie » l’inscrit sémantiquement dans le domaine de la pathologie mentale, cette labellisation produit aussi par son usage systématique un certain cadrage des phénomènes sociaux étudiés : en les rangeant du côté d’un rejet pathologique, irraisonné, elle risque de les individualiser et les dépolitiser. La popularisation du néologisme « grossophobie » en fait également une notion de sens commun, ce qui peut accentuer le flou de son périmètre et un certain « malaise conceptuel » lorsqu’il est mobilisé par les sciences sociales, à l’instar du terme d’homophobie [5]. Les questions et enjeux que soulève l’usage de cette catégorie problématique font d’ailleurs écho aux tensions et conflits dont l’ouvrage rend compte à propos des mouvements luttant contre la discrimination des personnes grosses, en particulier entre des mouvements se donnant une vocation de critique sociale radicale de la biopolitique et des groupements se limitant à dénoncer certaines normes sociales en matière de santé et d’esthétique corporelle.
Malgré ces limites, l’ouvrage de Solenne Carof éclaire de façon précise des processus, jusqu’ici peu étudiés par les sciences sociales, et contribue à documenter un aspect important de la construction par corps des hiérarchies sociales.
par , le 15 juin 2022
Isabel Boni-Le Goff, « Le poids de la discrimination », La Vie des idées , 15 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-poids-de-la-discrimination
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[1] Eleni Varikas, Les Rebuts du monde. Figures du paria, Paris, Stock, 2007.
[2] Rostom Mesli et Mathieu Trachman, « Introduction. Dossier Parias sexuels », Genre, sexualité & société [En ligne], 11 | Printemps 2014, mis en ligne le 01 juillet 2014, consulté le 18 mai 2022. URL : http://journals.openedition.org/gss/3124
[3] Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999 ; Scarlett Salman. Aux bons soins du capitalisme. Le coaching en entreprise. Presses de Sciences Po, 2021
[4] Dominique Memmi, Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, La Découverte, 2003, p. 239
[5] Line Chamberland, et Christelle Lebreton. « Réflexions autour de la notion d’homophobie : succès politique, malaises conceptuels et application empirique », Nouvelles Questions Féministes, vol. 31, no. 1, 2012, pp. 27-43.