Vingt ans après la publication de La galère de François Dubet auquel il collabora, Didier Lapeyronnie revient sur l’expérience vécue dans les quartiers populaires. Un livre qui propose un constat sombre de l’ordre du ghetto urbain dans la France contemporaine et voit le vide politique du pays se refléter dans un contre-monde vivant de plus en plus replié lui-même.
Recensé : Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Robert Laffont, Paris, 2008. 624 p., 23€.
L’ouvrage de Didier Lapeyronnie offre un double intérêt, empirique et théorique. Il nous propose les résultats d’une enquête approfondie menée sur cinq ans dans un quartier relégué d’une ville de province. La méthodologie utilisée relève de la sociologie de l’action. Ce travail est en partie une œuvre collective qui mobilise la réflexion des habitants. L’analyse des observations recueillies (scènes de vie locale, récits de vie, entretiens collectifs ou individuels) occasionne de nombreuses références à la littérature française et surtout à la sociologie empirique américaine. En plus d’affermir la généralisation de son propos, l’auteur opère ainsi une utile recension des travaux consacrés à la pauvreté et aux modes de vie dans les quartiers ségrégués.
Pourquoi il est possible de parler de ghetto
Pris dans chacun de ses multiples aspects, le travail de Didier Lapeyronnie s’inscrit dans le sillage de nombreuses études sur la vie dans ces quartiers. Son originalité tient à sa capacité d’articuler dans une théorisation du ghetto des analyses éclairant des réalités souvent partielles de ces territoires. Ce travail devrait susciter de nombreux débats. Celui de l’existence ou non de ghettos urbains en France apparaît davantage comme l’illustration des effets de l’arbitraire du signe que comme la traduction de désaccords quant à l’appréciation de la situation et du fonctionnement de ces quartiers. En référence aux États-Unis, la caractérisation de nos banlieues françaises en termes de ghetto est généralement contestée aux motifs que celles-ci ne seraient ni véritablement en dehors de la société, ni homogènes d’un point de vue ethnique, ni livrées à la seule régulation communautaire, ni abandonnées par les services publics, comme le démentent les efforts de la « Politique de la Ville ». Les observations de Didier Lapeyronnie ne contredisent en rien ces objections, mais l’analyse qu’il en fait accrédite l’existence d’un effet ghetto dans ces quartiers, même si l’auteur ne prétend pas dégager de son travail une conceptualisation du ghetto universellement applicable.
Oui, certains habitants et professionnels de ces territoires s’offusqueront de l’emploi de cette terminologie. Pourtant l’auteur ne néglige pas le fait que cette dénomination ait d’abord été imposée de l’extérieur aux gens du ghetto et qu’elle pèse sur eux comme un stigmate. Toutefois, la ghettoïsation fabriquée du dehors croise aujourd’hui une ghettoïsation activée du dedans qui intensifie la fermeture de ces quartiers sur eux-mêmes. La vie dans ces quartiers peut se comprendre comme une combinaison de réactions individuelles (logique de démarcation vis-à-vis de voisins qui incarnent la mauvaise réputation du quartier) et collectives (logique sectaire imposant une forte pression à la conformité aux normes du groupe) pour faire face à ce stigmate. La lecture de ce livre suggère que la meilleure manière de neutraliser l’instrumentalisation politique et l’exploitation médiatique du ghetto consiste à en comprendre la logique de développement et ses formes d’expression.
Non, ces ghettos ne sont pas en dehors de notre société même s’ils campent sur ses marges. « Ni dedans, ni dehors » [1], ils sont imprégnés par celle-ci. La culture de la consommation de masse y attise les frustrations et la culture du travail, héritage de la société industrielle, opère dans le ghetto un clivage rugueux entre ceux qui vivent principalement de leur emploi et les assistés. Les services de l’État y dispensent encore des ressources, mais d’une manière qui suscite autant de rancœurs qu’elle ne permet de vivre.
Un monde hétérogène et moral
Le ghetto ne désigne pas non plus un monde homogène. Il y existe une hiérarchie sociale qui s’exprime au travers de la mobilisation de catégories plus morales que sociales. Dans le quartier étudié, on trouve en haut de l’échelle des individus « stables » pour lesquels la perception d’un salaire, même bas, autorise un peu d’autonomie et la possibilité de ne pas dépendre des aides sociales. Ils correspondent à un quart des habitants. Au milieu, les « précaires » ; ces travailleurs pauvres ou au chômage pour qui l’assistance est nécessaire représentent la moitié de la population du quartier. En bas, un dernier quart complètement dépendant des aides, partagé entre « cas socs » et « torchés », personnages brisés par des histoires de vie tragiques, mais aussi accusés par leurs voisins de se laisser sombrer. Dans le ghetto, la population est en effet plus prompte à imputer à l’action individuelle qu’au contexte social les raisons du sort de chacun. Davantage que sur une hiérarchie sociale fondée sur des critères de plus ou moins grande pauvreté, le ghetto est structuré par des échelles de décence et de dignité. « D’une manière générale, les groupes sociaux placés au bas de l’échelle sociale cherchent dans les standards moraux une alternative aux définitions économiques de la réussite sociale et de la valeur personnelle. » (p. 79)
Au sein du ghetto, ces critères de dignité varient selon les mondes sociaux auxquels les habitants du ghetto se réfèrent. Ce dernier juxtapose et articule différents univers autour de questions qui pour les plus névralgiques tournent autour de la race et du sexe. L’ouvrage évoque ainsi le monde des ouvriers meurtris par la disparition de l’expérience collective du travail. Celui des familles immigrées soucieuses d’assurer la transmission de valeurs (néo)communautaires et de préserver leur réputation. Celui des jeunes de la rue empreint de valeurs guerrières. Celui du trafic avec ses exigences de discrétion et de complicité tacite. Celui des hommes obsédés par leur rôle présent ou futur de « père » ; leur exaltation d’une virilité puritaine dont découle un machisme aigu et un strict contrôle des femmes apparaît comme une manière d’atténuer la domination raciale qu’ils subissent, mais ne laisse d’autres possibilités aux femmes que d’être « mères » ou « putes », « arabes » ou « francisées ». Celui des femmes, forcées de ruser avec ce contrôle pour éviter la rumeur et la perte de leur réputation, fières d’être mères et amères de ne pouvoir être femmes. Celui des « cas socs » qui « vivent à la fois hors du monde social et sous son emprise normative la plus lourde. » (p. 217).
Dans ces pages très riches sur l’expérience de l’immigration et le poids de la dette des enfants à l’égard de leurs parents, sur le refus des filles de se laisser enfermer dans des catégories sociales, raciales, ethniques ou religieuses, ni de cautionner un féminisme aux relents coloniaux, on saisit pourquoi le ghetto n’est pas assimilable à une dérive communautaire. Il n’est pas structuré autour d’une unité culturelle ou religieuse, il ne concrétise pas une tendance spontanée à se replier sur sa communauté. Même si la vie dans le ghetto n’est pas exempte de moments de bonheur et de manifestations d’attachement à son quartier, les gens y résident dans un entre soi plus contraint que véritablement choisi. Outre une précarité financière, l’arrivée dans le ghetto sanctionne souvent un échec social (le chômage qui conduit à vendre sa maison) ou un drame personnel (un divorce). D’autres sont toujours là pour avoir échoué à en partir (un plan d’accession à la propriété interrompu). Aussi la vie du ghetto est-elle davantage scandée par des tensions racistes entre « communautés » blanches ou immigrées. « Il en résulte une hiérarchie des mépris combinant la couleur de la peau, l’appartenance “ ethnique ”, le statut social et l’ancienneté dans le quartier. Au sommet de cette hiérarchie figurent les Maghrébins et les Blancs “ouvriers”, même si des tensions fortes existent entre ces deux catégories. Au bas de la hiérarchie se placent les “cas socs” blancs et les Mahorais. Entre ces deux ensembles, les Noirs constituent une catégorie intermédiaire. » (p. 416).
De la galère au ghetto
Une source de malentendus peut tenir au fait que, dans cet ouvrage, le ghetto désigne davantage des logiques d’action sociale qu’un territoire caractérisable par des critères sociodémographiques (concentration de pauvres, de jeunes, d’immigrés, de familles monoparentales). Il y a vingt ans, François Dubet avait analysé l’expérience des jeunes adultes de ces quartiers dans un ouvrage aujourd’hui de référence auquel avait collaboré Didier Lapeyronie : La galère [2]. Ghetto urbain lui accorde sa première note de bas de page. Comparé aux dimensions de l’expérience de la galère (désorganisation, exclusion, rage), le ghetto se caractérise par un durcissement de l’exclusion, une réorganisation roide de la vie sociale locale et une rage plus installée dans le désespoir et la dérision.
La dégradation de la confiance des habitants du ghetto envers les institutions républicaines est le symptôme le plus saillant du renforcement de ce sentiment de mise à l’écart. L’État n’est pas absent de ces quartiers, mais ses institutions semblent y enfermer plus qu’en émanciper ses habitants. Elles offrent moins à ces populations la possibilité de s’intégrer dans la société qu’elles n’étendent sur elles un contrôle sans contrepartie. L’humiliation causée par les perpétuels contrôles d’identité conforte la population dans l’idée que la police agresse davantage les modes de vie du ghetto, (« On en veut à nos casquettes »), qu’elle n’engage une lutte véritable contre la délinquance et l’insécurité quotidienne. Quant à l’école, elle entérine les inégalités existantes et la mise à l’écart des enfants du ghetto. L’investissement dans le travail scolaire ne promet plus ni la réussite sociale, ni la reconnaissance du mérite individuel. Les diplômes eux-mêmes apparaissent comme de la fausse monnaie à ces quelques lauréats que le succès scolaire ne protège pas d’une discrimination raciale à l’embauche. Celle-ci constitue l’une des plus infranchissables barrières du ghetto. Pour sa population, l’échec scolaire signifie dès lors moins la défaillance de l’école qu’il n’accomplit sa fonction cachée : humilier les jeunes des quartiers, les enfermer dans leur indignité, attester de leur inutilité sociale alors qu’une utilité potentielle ne leur a jamais été a priori reconnue. L’offre institutionnelle est perçue par les jeunes de ces banlieues comme un piège conçu pour leur faire accepter leur condition d’exclu. Dans ce contexte, les travailleurs sociaux se retrouvent dans l’inconfortable et éprouvante position d’administrateurs coloniaux.
La description des impasses de la République irritera sans doute nombre de professionnels qui travaillent sur ces quartiers. Elle appelle en contrepoint des approches plus compréhensives de leurs interventions. Didier Lapeyronnie ne conteste d’ailleurs pas le caractère outrancier des témoignages recueillis. Son livre ne gomme pas la complexité du rapport des habitants du ghetto aux institutions. Leur colère n’a pas effacé les attentes à leur endroit. Mais l’enjeu de son analyse est d’éclairer les bonnes raisons qu’ont les habitants de manifester cette mauvaise foi. On comprend ainsi pourquoi il peut sembler plus rationnel à un jeune du ghetto d’échouer plutôt que de réussir à l’école, quand le succès ne le porte nulle part, qu’il lui fait perdre sa place dans le ghetto sans lui assurer une intégration au sein de la société.
Le ghetto désigne alors la constitution d’un contre-monde qui se présente comme une manière de résister au racisme, à la pauvreté et à l’isolement. Contre-monde car, plus qu’un univers désorganisé, le ghetto signifie un durcissement du contrôle social du quartier sur lui-même. Les gens du ghetto semblent interdits d’accès à cette sociabilité propre aux grandes villes où l’anonymat autorise les individus à poursuivre leurs ambitions secrètes et où l’usage des codes d’urbanité (la réserve) leur permet de croiser en toute sérénité des gens qui leur sont étrangers. Telle est la principale différence entre le ghetto et la ville où les jeunes du ghetto tentent d’abriter leurs premières amours. Les habitants du ghetto étouffent dans une société d’interconnaissance où les individus que l’on ne connaît pas sont perçus comme une menace et par conséquent se retrouvent eux-mêmes en danger. Dans ce cadre, les assignations à l’ethnie, la famille, la religion, la bande ou le territoire deviennent impératives pour l’identification des individus qui ne sont pas personnellement connus. À défaut d’une connaissance interpersonnelle, l’assignation à un groupe notoire permet la régulation des relations. Ainsi les jeunes des quartiers ne refusent-ils plus d’être identifiés à une race ou à une religion. L’ethnicisation des rapports sociaux semblent aller de soi. Ghetto Urbain souligne l’écart entre la promotion médiatique de « Rachida, Fadela et Rama » et la défiance des jeunes des quartiers envers la République. Cette situation a pour contrepartie la brutalité avec laquelle les individus peuvent à l’occasion être rappelés à l’ordre de ces identités qui leur permettent d’exister. Le ressort du ghetto relève d’une quête de respect et de dignité que la société ne reconnaît plus a priori à ses habitants ; sa cohésion repose sur des rapports de force et d’argent, sur des jeux « d’embrouilles » qui rassemblent de manière ponctuelle autour d’un ennemi commun, et sur des figures charismatiques qui aident à tenir tout cela. Mais il faut s’échapper de ce contre-monde, ce qui peut être affectivement très coûteux, pour intégrer la société.
Déclin de l’institution, durcissement de l’organisation
La galère livrait comme premier enseignement de ne plus chercher un principe central d’explication des conduites des jeunes des banlieues, même si la rage venait parfois tout emporter. Vandalisme, débrouillardises et demandes de protection auprès des institutions s’y combinaient. Vingt ans après, les conduites des habitants du ghetto sont encore plus déchirées : on y vit simultanément des revenus de son travail, des bénéfices du trafic et des aides sociales. Le ghetto urbain se caractérise par cette ambivalence qu’illustre l’existence de deux récits du ghetto : l’un chaleureux, l’autre sombre ; le ghetto comme lieu de solidarité ou le ghetto comme jungle. La réalité n’est pas entre les deux mais dans l’instabilité des discours des habitants du ghetto qui, selon leurs interlocuteurs, mobilisent l’un ou l’autre de ces récits. L’important est de dire les choses en fonction des moments plutôt que de les penser véritablement. Les discours positifs recueillis sur le ghetto doivent ainsi être compris bien au-delà de cette vieille antienne de la sociologie qui interprète les attitudes positives des pauvres comme une manière de faire de nécessité vertu. Ces discours ne forment qu’un pôle parmi d’autres dans l’orientation de conduites dont l’instabilité constitue la propriété fondamentale. À ce titre, considérer le ghetto comme un ailleurs doté d’une culture singulière masque cette ambivalence décisive des conduites et attitudes des gens des cités qui les protège des agressions de la société mais menace leur subjectivation. « Les habitants du ghetto disent alors des choses qu’ils pensent et ne pensent pas en même temps, ne disent pas ce qu’ils pensent ou pensent ce qu’ils ne disent pas. » (p. 22).
Assurément, on peut penser que ces conduites ne sont pas spécifiques aux habitants du ghetto. Ceux-ci ne sont pas les seuls à ne pas dire ce qu’ils pensent ou à ajuster leurs propos en fonction de leurs interlocuteurs et des contextes. C’est, nous semble-t-il, l’un des points saillants du livre : le constat qu’au sein du ghetto s’observent des phénomènes repérables dans l’ensemble de la société mais qui dans le ghetto se manifestent de façon paroxystique. Le ghetto est moins un autre monde qu’un lieu où s’éprouve plus radicalement qu’ailleurs la contradiction des sociétés post-modernes entre l’injonction à se comporter de manière autonome et l’impression d’être de plus en plus manipulé. On y ressent de façon très névralgique les effets délétères pour le sujet du déclin de l’institution et du durcissement de l’organisation qui caractérisent l’évolution de notre société. En sociologie, dans une perspective analytique, le registre institutionnel renvoie aux normes et aux valeurs de la vie sociale, plus généralement aux moeurs. Les normes sont des croyances qui guident d’autant plus les conduites des individus qu’ils ont intériorisé l’idée qu’en s’y conformant ils agissaient pour leur bien et celui de la société. Le registre organisationnel relève du jeu avec les règles. Celles-ci ne sont pas intériorisées, elles sont connues et l’on peut décider sciemment de les respecter ou de les enfreindre en fonction de calculs divers. Longtemps cette emprise progressive du calcul sur la croyance fut assimilée à un mouvement d’émancipation de l’humanité, au triomphe de la modernité. Nous découvrons aujourd’hui qu’il existe également des formes d’organisations obscures et délirantes.
Les institutions ne sont pas absentes du ghetto. La famille traditionnelle, la rue et l’école diffusent leurs valeurs morales et leurs codes d’honneur auprès d’habitants qui les prennent certes en compte, mais sans trop y croire. Le ghetto est « une fausse société » (p. 271). L’organisation morale n’est pas une culture. Comme les emplois, les logements et les loisirs, les rôles sociaux, exhumés de traditions dépassées, y sonnent faux, car dépouillés de cette part de promesse qu’il convient aux institutions d’assurer. Les gens du ghetto ont peu d’espoir de s’enrichir de la société, leur seul horizon est de ruser avec le pouvoir qu’elle exerce sur eux. Comme de mauvais acteurs qui ne sentent pas leurs rôles, les habitants du ghetto les surjouent. En résulte une théâtralisation des rapports sociaux, magnifiquement décrite dans le livre, dans une pièce où « chacun s’accorde aux illusions des autres en échange de la validation des siennes. » (p. 296). L’emprise de l’organisation du ghetto crée des rôles intégristes que les individus n’habitent pas. Ces rôles n’assurent plus de cohérence entre ce que les individus font et ce qu’ils sont, mais s’en éloigner expose à passer pour un traître. « Le ghetto empêche de vivre » est un leitmotiv de l’ouvrage, et l’on comprend à sa lecture pourquoi la violence du ghetto ne doit pas être interprétée comme le simple produit d’une culture de la violence. Elle est plutôt ce que libère le délitement des institutions, et peut-être la principale d’entre elles : le langage. Dans la défiance généralisée à l’égard des institutions, lui aussi est considéré par les habitants du ghetto comme un piège. « L’important d’ailleurs n’est pas de croire les paroles, c’est de les prononcer. L’individu n’est jamais présent à ses paroles. Il ne se sent donc pas responsable ou, surtout, engagé par ce qu’il dit. » (p. 452).
Si la politique consiste dans l’art de résoudre par des mots ce qui autrement se réglerait par les armes, on comprend pourquoi cet univers où les mots ne sont pas habités et où les armes circulent en nombre fait figure de vide politique. Didier Lapeyronnie analyse fort judicieusement la force de l’antisémitisme dans le ghetto comme une rationalisation de l’impuissance politique de ses habitants. Est-ce en référence à ce vide abyssal, néanmoins rempli par un ordre plus ou moins formellement négocié entre imams, dealers et représentants des institutions, que l’auteur s’abstient de toutes recommandations politiques ? Là serait peut-être notre seule réserve à l’égard de l’ouvrage. L’impression implacable (trop ?) d’étouffement que dégage la lecture de ce livre semble ressortir d’un dessein plus esthétique que politique. En le refermant, on se dit pourtant que ceux qui, il y a vingt ans, parlaient d’une nouvelle question sociale davantage fondée sur des problèmes d’exclusion que d’exploitation n’avaient pas tort d’inviter à ce qu’on en tire les conséquences en matière de politiques sociales et urbaines. En l’occurrence, que celles-ci ne pouvaient plus être conçues autrement que portées par du développement politique. Dans cet univers organisé du ghetto, où le pouvoir est une capacité que l’on construit plutôt qu’on ne vous donne, la seule manière de lutter contre la logique du ghetto n’est-elle pas d’encourager l’implication de ses habitants dans la formation de pouvoirs collectifs à même de produire leurs normes ? Comment faire alors pour éviter que de véritables projets d’empowerment ne s’enlisent dans l’ordre informel du ghetto ou le complexe tutélaire des institutions de la République ? La question n’est pas de savoir s’il existe des ghettos en France, mais si la société française n’est pas dans son ensemble en proie à cette logique de ghetto. Celui-ci doit bien sûr se comprendre comme un modèle, un idéal-type, mais l’on sait, en sociologie, qu’il est parfois nécessaire de créer des figures irréelles pour appréhender la réalité. Le vide politique du ghetto paraît néanmoins refléter celui de la société française.
Thierry Oblet, « Le ghetto ou l’anéantissement de la politique »,
La Vie des idées
, 9 décembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-ghetto-ou-l-aneantissement-de
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[1] Nous reprenons ici l’expression de Robert Castel in La discrimination négative : Citoyens ou indigènes ? Seuil, Paris, 2007.
[2] Francois Dubet, La Galère : Jeunes en Survie, Fayard, Paris, 1987. Notons que l’ouvrage régulièrement réédité en poche (Points) bénéficie d’une préface inédite de l’auteur pour l’édition 2008. Celle-ci fait le point sur ce qui a changé en deux décennies.