Recherche

Recension Économie

Le dollar, d’hier à demain

À propos de : Barry Eichengreen, Un Privilège exorbitant : Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international, Odile Jacob


par Mouhamadou Sy , le 17 décembre 2012


La crise économique et financière actuelle a relancé le débat sur le déclin du dollar américain. Barry Eichengreen, éminent spécialiste du système monétaire international, relate l’odyssée du dollar depuis sa création. S’il y a bien aujourd’hui un déclin du dollar, conclut-il, ce déclin reste relatif. Sa domination est appelée à perdurer.

Recensé : Barry Eichengreen, Un Privilège exorbitant : Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international. Traduit de l’anglais par Michel le Séac’h. Paris, Odile Jacob, 2011. 280 p., 28, 30 €.

Nous vivons encore la crise des dettes souveraines née en partie de la crise des sub-primes. À l’origine de cette dernière, il y a une nation dont les ménages et le gouvernement sont surendettés. Les États-Unis ont pourtant pour monnaie la principale devise du système monétaire international, ce qui leur confère un certain nombre de privilèges : ils peuvent vivre au-dessus de leurs moyens, consommer plus qu’ils ne produisent, s’endetter à des taux anormalement bas et ce dans leur propre monnaie. Certains sont allés — comme Valéry Giscard d’Estaing — jusqu’à qualifier ce privilège d’exorbitant. Barry Eichengreen, de l’Université de California Berkeley, un des plus grands spécialistes du système monétaire international, s’intéresse dans cet ouvrage aux origines, aux conséquences et à l’avenir de ce privilège exorbitant.

La mauvaise santé de l’économie américaine durant ces dernières années s’explique en partie par les déficits alarmants du budget du gouvernement fédéral et du compte courant, et par l’endettement excessif des ménages, en particulier les plus pauvres, qui ont ainsi pu maintenir leur niveau de consommation. Cette situation a remis au goût du jour la thèse selon laquelle l’influence du dollar diminue. Lorsque les États-Unis ont perdu pour la première fois de leur histoire leur « triple A » en août 2011, les observateurs se sont attendus à une défiance accrue vis-à-vis du dollar. Bien au contraire, les investisseurs se sont rués sur les titres de la dette américaine. Les investisseurs ont ainsi fait comprendre à l’agence de notation S&P que la dette américaine n’était pas si risquée qu’elle voulait leur faire croire ou du moins, qu’en pleine crise de la dette en Europe, il n’y avait pas d’alternative au dollar.

Il s’agit de la thèse principale de l’ouvrage d’Eichengreen : l’Amérique ne se porte pas bien mais la santé de ses concurrents n’est pas meilleure. C’est ce qui fait que le dollar est et restera la principale monnaie internationale dans un proche avenir même s’il partagera sans doute cette position avec d’autres monnaies telles que le yuan et l’euro.

L’ouvrage analyse d’abord de manière complète et d’un point de vue historique la dominance de la livre sterling et comment le dollar l’a supplanté, puis l’histoire de l’euro, comment il a été davantage un projet politique qu’une nécessité économique ; ensuite, la crise des sub-primes, et enfin les défis du yuan et de sa possible internationalisation.

Le privilège exorbitant

Aujourd’hui, les marchés internationaux des matières premières sont cotés en dollar : 85% des opérations de change ; 50% des obligations internationales et 60% des réserves en devises. Le dollar est de loin la première devise internationale. Tous les opérateurs internationaux sont soumis au risque de change sauf les Américains. Par exemple, les banques américaines prêtent en dollar mais sont également remboursées en dollar. Ceci est un atout supplémentaire par rapport à leurs concurrents internationaux.

Par ailleurs, les intérêts sur le dollar sont très faibles. D’après des calculs effectués par Pierre Olivier Gourinchas (Berkeley) et Hélène Rey (LBS), les investissements américains à l’étranger leur ont rapporté en moyenne un rendement annuel de 5,72% tandis que les intérêts de leurs emprunts auprès du reste du monde ne représentent que 3,61%. Conséquence directe du privilège exorbitant, cet écart de rendement de 2,11% permet aux États-Unis d’accumuler une dette qui est supérieure de 30% à leurs actifs. Avec un tel écart, les américains peuvent vivre au-dessus de leurs moyens et importer plus qu’ils n’exportent : il s’agit selon Eichengreen de la première source du privilège exorbitant. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi le dollar s’est-il imposé partout ? La réponse d’Eichengreen est simple : c’est grâce à la position économique dominante des États-Unis. Le pays est grand et a un potentiel de croissance, il est puissant et sûr.

L’avènement du dollar

L’ouvrage présente l’histoire et les péripéties du dollar avant son avènement en tant que monnaie internationale. Au XVIIe siècle, les colons britanniques ont d’abord utilisé la livre sterling mais n’ayant pas le droit de battre monnaie, ils ont très vite trouvé une alternative à la livre, une monnaie-marchandise : les wampums. Comme toute monnaie-marchandise, l’offre limitée de coquille de buccins et de palourdes limita la diffusion de cette monnaie. D’autres monnaies-marchandises, y compris le maïs, prirent le relais. Ce n’est qu’après la guerre d’indépendance que le dollar devint monnaie officielle.

L’avènement du dollar comme monnaie internationale se fit tardivement, pour des raisons internes et externes. Sur le plan externe, la livre sterling a dominé longtemps la scène internationale compte tenu de la puissance économique de la Grande-Bretagne mais surtout de la position hégémonique de Londres comme principale place financière internationale. Contrairement à la situation d’aujourd’hui où la première économie est importatrice nette de capitaux — les États-Unis sont débiteurs nets depuis 1988 — la Grande-Bretagne était exportatrice nette, ce qui constituait un atout supplémentaire pour la livre sterling. Du point de vue américain, l’hégémonie de Londres représentait un coût supplémentaire induit par les risques de change et les coûts de transaction pour les hommes d’affaires américains quand ils voulaient effectuer des transactions internationales. Sur le plan interne, la législation américaine n’autorisait pas les banques américaines à s’implanter à l’étranger ou même dans plus d’un État américain. De plus, les banques de second rang ne recevaient pas l’assistance d’une banque centrale dans leurs opérations quotidienne.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le déclin relatif de la Grande-Bretagne — dû en partie à la Première Guerre mondiale — comparativement aux États-Unis, ledécloisonnement du marché bancaire américain et la création de la banque centrale américaine — la Federal Reserve (Fed) — ont permis au dollar d’acquérir un nouveau statut sur le plan international. New York devint le point focal des affaires internationales au détriment de Londres. L’ascension internationale du dollar ne fut freinée que pendant la Grande Dépression des années 1930, du fait des politiques protectionnistes mises en place par les États du monde, et de la contraction des échanges internationaux.

Mais la suite des évènements ne fera que confirmer la position hégémonique du dollar sur la scène internationale. La livre sterling s’effondre après la Seconde guerre Mondiale, du fait principalement de la dette extérieure élevée de la Grande-Bretagne et de l’exigence des Américains à ce que la Grande-Bretagne supprime le contrôle sur les mouvements de capitaux. Dans le même temps, les monnaies des autres puissances de l’époque se révèlent trop faibles pour s’imposer. Si le franc français, par exemple, a pu être une monnaie de réserve importante, le fardeau de la guerre d’Algérie, qui grève les finances publiques françaises et engendre de l’instabilité politique, firent du franc une devise de second rang.

L’ouvrage revient également sur l’avènement de l’euro, avec une pédagogie exceptionnelle. Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale et la nécessité de réunir l’Allemagne ont convaincu les français d’abandonner le franc et les allemands d’abandonner le Deutsche Mark. L’euro n’est pas uniquement un facteur d’intégration économique mais aussi politique. Partager une monnaie commune, c’est partager un destin commun, et par conséquent, s’assurer du non-retour des événements tragiques du passé. Ceci fait dire à l’auteur que l’euro est un projet profondément politique. En pleine crise des dettes souveraines en Europe, c’est de cette dimension politique que l’euro puise sa force. Les dirigeants européens se sentent dans l’obligation de le sauver à chaque fois qu’il traverse une crise, non seulement pour ses avantages économiques intrinsèques mais aussi pour qu’il ce qu’il représente politiquement et historiquement.

Le dollar à travers la crise internationale

L’ouvrage aborde également la résilience du dollar durant la crise financière. Si la crise est d’abord américaine, elle a paradoxalement renforcé le rôle du dollar comme valeur refuge, compte tenu de la préférence des acteurs économiques internationaux pour le dollar. Ce sont les autres pays, en particuliers les pays asiatiques, qui ont renforcé le privilège exorbitant du dollar. D’une part, depuis la crise asiatique de 1997-1998, ces pays ont accumulé d’importantes réserves en dollar pour se prémunir contre la volatilité des flux de capitaux à court terme. D’autre part, l’accumulation de réserves leur a permis de maintenir sous évalués leurs taux de change. La question est alors : pourquoi ciblent-ils le dollar ? Pourquoi pas l’euro ou le yen ? Selon Eichengreen, il s’agit là encore d’un des privilèges de la monnaie dominante. On utilise le dollar parce que les autres font de même. Il suffit de stabiliser sa monnaie vis-à-vis du dollar pour qu’elle soit stable vis-à-vis des autres monnaies. À cela s’ajoute la forte liquidité du marché obligataire américain, elle-même en partie expliquée par l’utilisation accrue du dollar par les autres pays. Il existe pourtant un revers de la médaille. En accumulant des dollars, ces pays ont financé à des taux anormalement bas le déficit du compte courant américain et donc l’excès de consommation des ménages et du gouvernement américains, les fameux déficits jumeaux. Les effets de levier induits par ces flux de capitaux expliquent en partie l’effondrement du système financier international. À défaut de se passer du dollar, il faudrait au moins lui trouver un concurrent, comme le ferait un trader qui diversifie son portefeuille pour réduire ses risques.

Avec la crise, la logique voudrait que le dollar perde son statut de monnaie internationale ou à défaut que les opérateurs diversifient leurs paniers de devises. Les motifs ne manquent pas. Le tableau de bord de l’économie américaine n’est pas reluisant : déficits jumeaux, endettement élevé et tentation de recours à l’inflation pour l’alléger via là politique d’assouplissement quantitatif — quantitative easing —, etc. Tous ces facteurs devraient concourir à l’affaiblissement du dollar. Mais il n’en est rien.Le dollar demeure la première monnaie internationale. La raison est que ce n’est pas la santé absolue de l’économie américaine qui détermine la position du dollar, mais sa santé relative. Or, l’Amérique va mal mais ses concurrents immédiats ne vont pas mieux. Le Royaume-Uni et la Suisse sont de petites économies, dont les monnaies ne peuvent prétendre occuper la première place. Le Japon est une grande économie mais pour des raisons de compétitivité, son gouvernement préfère limiter l’expansion du yen. En effet, le Japon a toujours privilégié une stratégie de croissance fondée sur les exportations. Ceci requiert deux conditions : limiter l’internationalisation de sa monnaie pour pouvoir contrôler son cours et la maintenir sous-évaluée pour dégager des excédents commerciaux. En matière de santé économique également, le Japon n’est pas mieux loti que les États-Unis depuis l’éclatement de sa bulle immobilière au début des années 1990. La Chine émerge en tant que puissance économique mais son secteur bancaire et financier demeure trop fragile pour voir le yuan jouer un rôle important. Rappelons-nous des péripéties du dollar — être une puissance économique est une condition nécessaire mais non suffisante pour que sa monnaie puisse tenir le haut du pavé : l’existence d’un marché financier liquide et développé est primordiale. Il reste donc un seul concurrent potentiel au dollar : l’euro. La zone euro a beaucoup d’atouts pour internationaliser sa monnaie. C’est une grande économie ouverte, elle possède un marché financier développé, une banque centrale de premier plan, etc. Mais l’Europe présente également des handicaps majeurs : sa croissance est atone, sa population vieillissante, ses institutions trop complexes et last but not least, l’euro est une monnaie sans État.

Dans le dernier chapitre, Eichengreen imagine ce à quoi pourrait ressembler le monde en cas de krach du dollar. Les Américains découvriraient alors, après la perte de leur privilège exorbitant, les inconvénients que connaissent les pays émergents : se serrer la ceinture en consommant moins, payer des taux d’intérêt plus élevés pour pouvoir s’endetter et éventuellement devoir emprunter dans une autre devise que la leur ce qui induit aussi de payer des primes de risque plus élevées. Un tel krach pourrait avoir des origines géopolitiques comme un conflit entre les États-Unis et la Chine, un pic de l’aversion pour le risque des investisseurs vis-à-vis du dollar, ou un troisième facteur interne, comme des déficits non contrôlés. Pour Eichengreen, il y a peu de chance que l’effondrement du dollar soit dû aux deux premières hypothèses : s’il doit y avoir un krach du dollar, la source sera à chercher du côté des politiques économiques américaines.

Eichengreen ne croit pas un éventuel krach du dollar même s’il juge sa probabilité non nulle. Il croit à un monde plus multipolaire où le dollar partagerait son rôle international avec d’autres monnaies comme le yuan et l’euro. Mais l’auteur avertit sur le fait que ce basculement n’aura que peu de conséquence sur la position géopolitique des États-Unis. Car ce qui détermine in fine l’influence géopolitique d’un pays, c’est la santé de son économie, et non la valeur de sa monnaie vis-à-vis d’une autre. L’Angleterre sous la livre sterling en est un excellent exemple. La livre sterling a perdu sa position hégémonique lorsque l’Angleterre a perdu sa position de première puissance économique, pas l’inverse. Et c’est cela la bonne nouvelle pour les Américains : l’avenir de leur monnaie est entre leurs mains et non entre celles de la Chine, celles des pays exportateurs de pétrole où tout autre pays ou organisation économique.

Barry Eichengreen est sans doute l’un des meilleurs spécialistes du système monétaire international. En plein débat sur la réforme du système monétaire international, l’ouvrage tombe à point. Le livre présente le point de vue d’un économiste qui maîtrise l’histoire économique. Un excellent exemple qui montre comment l’histoire économique ou l’histoire tout court peut être utilisée pour éclairer le débat présent.

par Mouhamadou Sy, le 17 décembre 2012

Aller plus loin

 « Global currencies for tomorrow : a European perspective », I. Angeloni et al. Bruegel Blueprint n° 13.

 « Réformer le système monétaire international », A. Bénassy-Quéré et al. Conseil d’Analyse Economique, Rapport n° 99.

 « From World Banker to World Venture Capitalist : US External Adjustment and The Exorbitant Privilege », Pierre Olivier Gourinchas and Hélène Rey in "G7 Current Account Imbalances : Sustainability and Adjustment", Richard Clarida, editor, The University of Chicago Press, 2007.

Pour citer cet article :

Mouhamadou Sy, « Le dollar, d’hier à demain », La Vie des idées , 17 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-dollar-d-hier-a-demain

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet