« L’Europe est une formidable espérance, un destin partagé, une ambition pour tous ». Cette formule de Pascal Lamy a de quoi rappeler avec une certaine émotion, l’excitation ressentie à l’époque des premiers élargissements est-européens, survenus à l’issue de la chute des régimes communistes au cours de l’étonnant automne 1989. Après plus de cinquante années de division malheureuse, tout portait à croire que l’Europe renouerait définitivement avec son histoire et sa géographie. Aussi profondes furent-elles, ces convictions restèrent pour beaucoup sans lendemains. En dépit de ces promesses, l’Europe qui se voulait radieuse et fraternelle est en quête de sens mais surtout de frontières. Si l’intégration des pays d’Europe centre-orientale avait pu au début des années 2000 susciter de vifs débats et réquisitoires, témoignant d’un certain nombrilisme occidental ayant donné lieu à des incompréhensions mutuelles dont certaines sont encore vives aujourd’hui, celle-ci demeure plus que jamais brulante à l’heure du conflit russo-ukrainien. En effet, plus que de l’engager à tenir ses obligations d’ordre mondial, l’Europe se retrouve désormais confrontée avec cette guerre à un enjeu moral inédit.
Voilà plus de 9 ans maintenant que l’Ukraine est engagée dans une confrontation directe avec la Russie. Payant chaque jour avec courage le prix du sang face à un envahisseur aussi retors que cruel, l’Ukraine aspire à bien plus que la reconquête de son territoire occupé depuis 2014. Il s’agit là d’une lutte charnelle. En effet, l’Ukraine n’est pas seulement un pays de l’ex-URSS qui entend s’extraire définitivement de l’influence de son voisin russe. C’est aussi une nation en quête de liberté et de démocratie. Les aspirations de la foule massée sur la place de l’Indépendance (Maïdan Nezalezhnosti) en novembre 2013, ou même l’intention du président Volodymyr Zelensky de vouloir célébrer le 9 mai non plus comme le Jour de la victoire, mais comme celui de l’Europe, l’ont parfaitement montré. C’est désormais une nation moderne, regardant vers l’avenir et vers l’Europe. Mais avant de penser au combat pour la démocratie, l’européanité revendiquée par l’Ukraine s’exprime à travers une histoire sur laquelle il est difficile de faire l’impasse.
C’est en tout cas ce que l’ouvrage Aux portes de l’Europe proposé par l’historien Serhii Plokhy entend souligner.
Un ouvrage nécessaire et attendu
Directeur du Harvard Ukrainian Research Center depuis 2013, Serhii Plokhy s’est très tôt voué dans ses écrits à la popularisation des savoirs historiques d’une terre jadis reléguée aux intrigues russo-soviétiques. Questionnant par la force des témoignages, l’excavation des archives et l’utilisation habile et critique de l’historiographie les tréfonds d’une histoire tumultueuse, l’œuvre de Serhii Plokhy se veut canonique pour celui qui s’intéresse aux études ukrainiennes. Si l’on retiendra surtout ses ouvrages Chernobyl : History of a Tragedy (2018) ou The Last Empire : The Final Days of the Soviet Union (2014), le livre dont il est question ici se veut tout aussi fondamental. Initialement paru en anglais aux éditions Penguin en 2017 avant de paraître en France à l’automne 2022, Aux portes de l’Europe délivre une histoire générale de l’Ukraine sous la forme d’une fresque qui s’étire de l’Antiquité aux tressaillements d’une période contemporaine aussi bien marquée par le réveil d’une nation que les incertitudes qui la guettent à l’Est.
Aussi panoramique soit-il, l’ouvrage de Serhii Plokhiy ne peut être envisagé comme le simple fruit d’un historien soucieux de proposer, comme tant d’autres, un manuel d’histoire générale à destination du plus grand nombre. L’intention n’est pas là et dépasse de très loin l’idée qu’on peut se faire du livre en feuilletant sa table des matières et quelques chapitres. Certes Aux portes de l’Europe a tout pour s’imposer, par la minutie de son approche au croisement de plusieurs champs disciplinaires, comme une référence en France, pays jusqu’alors en mal de travaux universitaires dédiés à la question ukrainienne, mais l’intérêt de l’ouvrage ne réside aucunement dans cet apport.
L’épopée européenne de l’Ukraine
C’est avec une très grande modestie, lui permettant de balayer d’éventuels soupçons quant au caractère élogieux de son récit, que Serhii Plokhy livre à partir de l’Ukraine une histoire fondamentalement européenne. Quand bien même ce pays se situe aux confins du continent, et concentre dorénavant les regards, l’Ukraine a toujours fait corps avec l’histoire de l’Europe et de ses peuples. Serhii Plokhy ne fait qu’ici souligner une évidence longtemps occultée faute de connaissances suffisantes, pour ne pas dire d’intérêt pour une « petite nation » le plus souvent écrasée sous le poids des puissances et cultures environnantes. Qu’elle soit comprise dans un sens strictement géographique ou culturel, l’Europe centre-orientale constitue un espace synaptique entre deux mondes, un carrefour civilisationnel sous-tendant échanges et réciprocités mais aussi rivalités et conflits auquel appartient l’Ukraine. Serhii Plokhy ne cesse de le rappeler tout au long de son ouvrage.
Des premières migrations indo-européennes à la colonisation de la steppe pontique par les cités grecques en passant par les Varègues du grand nord scandinave ayant façonné la puissante Rous’ tournée vers la lointaine et chrétienne Byzance, les racines de l’Ukraine s’entremêlent et s’enracinent avec celles de cette Europe traversée par une somme de peuples et de cultures. L’empreinte de ce passé ne saurait toutefois se limiter aux siècles les plus anciens. Effectivement comme les autres nations européennes, l’Ukraine est témoin au cours du Grand Siècle et de l’époque moderne de l’avènement des empires. Partagée entre la Pologne, l’Autriche et la Russie, la nation dite « ruthène » se métamorphose à mesure qu’elle prend timidement conscience d’elle-même dans la pluralité de ces systèmes politiques qui lui sont imposés. L’épopée cosaque et ses révoltes multiples au service d’un idéal libertaire défiant la domination polonaise et russe n’en sont que les premières manifestations. Si celles-ci sont vivement réprimées, elles sont pourtant gravées dans la mémoire collective et célébrées au fil d’œuvres littéraires, philosophiques et scientifiques qui n’auront de cesse — avant de figurer bien plus tard au panthéon national ukrainien — d’affirmer avant l’heure, tel des éveilleurs, la singularité politique et culturelle de cette terre considérée arbitrairement comme une marche d’empire. L’essor du nationalisme au cours de la fin du XIXe et du début du XXe représentera avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale une occasion inespérée pour accomplir ce dessein.
L’Ukraine accompagne et participe ainsi la chute des empires séculiers, mais manque de peu la réalisation plénière de son indépendance à la différence des autres nations d’Europe centre-orientale. Considérée par beaucoup comme une véritable parenthèse l’Entre-deux-guerres et la Seconde Guerre mondiale, sont toutefois présentées avec recul et pondérations, non pas comme une rupture mais une continuité du combat pour l’indépendance. Ce dernier prenant, à mesure que l’Europe connait plusieurs bouleversements, plusieurs chemins dont certains sont marqués du sceau de l’infamie. Cette subtile analyse du milieu du XXe siècle offre ainsi tout l’espace nécessaire à Plokhii pour présenter dans la dernière partie de son ouvrage consacré à l’indépendance de 1991 et ses défis, les enjeux de la construction nationale ukrainienne. Très rapidement on se rend parfaitement compte que l’Ukraine n’est aucunement comme peuvent le prétendre certains un « projet » ou une « entité artificielle ». Les contrastes et différences présents dans ce pays à l’échelle des habitants et des régions ne sont aucunement des impasses mais au contraire une somme d’opportunités fruit d’une seule et même histoire : celle de l’Europe.
Cette Europe que nous devons voir
L’ouvrage de Serhii Plokhy, porte parfaitement son nom. Au fil des siècles, l’Ukraine et l’Europe ont tissé des liens indéfectibles, forgés par une histoire longue et souvent difficile renforcée par leur proximité géographique. Si l’Ukraine est souvent considérée comme un pont entre l’Est et l’Ouest où se croisent les influences les plus diverses, elle est aussi un symbole de l’union et d’une diversité européenne, où se mêlent les cultures et les langues, les religions et les traditions. En ce sens, Serhii Plokhy fait un usage savant de la notion de « frontière » en montrant que l’Ukraine a toujours constitué, malgré sa pluralité un limes assurément européen. Cette idée, balayant toute forme d’interprétation mythique ou dualiste faisant de l’Est soit une périphérie ou un espace européen à part comme pouvait le proposer feu Milan Kundera, s’attache à montrer par la force des faits historiques que l’Ukraine fait pleinement partie de cette Europe universelle et bouillonnante tout au long des siècles. En bousculant notre perception de l’histoire de ce pays, cet ouvrage est une invitation à revoir nos certitudes en changeant l’échelle de nos raisonnements quant aux limites mêmes de l’Europe. Si penser ces frontières reste complexe, car cela impose de penser la rencontre de l’Ukraine d’un espace démocratique, il est désormais possible de le faire grâce Aux portes de l’Europe qui en administre la preuve de la plus belle des manières.
Serhiy Plokhii, Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, trad. Jacques Dalarun, Paris, Gallimard, 2022, 560 p., 32 euros.
Pour citer cet article :
Adrien Nonjon, « Le destin européen de l’Ukraine »,
La Vie des idées
, 28 août 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-destin-europeen-de-l-Ukraine
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