Peut-on sauver la planète en restant capitaliste ? Hélène Tordjman soutient que ce n’est pas possible, et que pour préserver la nature, il faut sortir du capitalisme - une tâche difficile !
Peut-on sauver la planète en restant capitaliste ? Hélène Tordjman soutient que ce n’est pas possible, et que pour préserver la nature, il faut sortir du capitalisme - une tâche difficile !
En mai dernier, lors de leur remise de diplômes et en lumière du désastre environnemental qui menace, des élèves d’AgroParisTech ont appelé à « déserter ». Déserter, c’est-à-dire refuser de participer au monde qui leur est promis – celui des entreprises de l’agro-industrie – quand bien même le « défi de la transition écologique » et les outils pour le « relever » ont été abordés dans leur formation. Dans cet extrait amplement commenté dans la presse et sur les plateaux télés, ces jeunes ingénieurs estiment que ces solutions qu’on leur a enseignées n’en sont tout simplement pas, et ne font que permettre au système qui détruit la planète de perdurer, dans un mode business as usual. Alors qu’une fois de plus le GIEC tire la sonnette d’alarme, la nouvelle génération souhaite des changements radicaux. Pensant que partout « l’agro-industrie mène une guerre contre le vivant » et que les « évolutions technologiques ne sauveront rien d’autre que le capitalisme », ces diplômés estiment ne pouvoir mener ce combat qu’en quittant le système.
C’est cette même critique qu’Hélène Tordjman étaye dans son livre La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, portant sur l’impasse des solutions techniques et marchandes pour la préservation de l’environnement. Elle y analyse les politiques environnementales (climat, biodiversité), les principes qui les fondent et les réglementations qui les appliquent. Son travail se place sous la double tutelle de la critique de la technique et du capitalisme, chaque chapitre pouvant se lire comme l’application d’un concept hérité de ces traditions. D’une plume acerbe et ironique, l’autrice ne cesse de poser cette question, pour elle toute rhétorique : le capitalisme technique étant la cause de la crise environnementale, comment pourrait-il en être la solution ?
Dans son premier chapitre, elle discute de la convergence NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Information et Cognition), qu’elle présente comme la matrice des réponses techno-optimistes au changement climatique. Il s’agit d’un projet discuté par les élites mondiales dans les forums, les institutions internationales et les grandes fondations, et qui a pour but de cerner la complexité des systèmes naturels en vue de les maîtriser. Innover dans ce cadre doit pouvoir permettre l’avènement d’une « bioéconomie » où la croissance serait « verte », car limitant les effets indésirables sur la biosphère. Hélène Tordjman souligne leur hubris – pointant notamment les aspirations transhumanistes du projet – et leur optimisme scientiste – négligeant le fait que par définition un système complexe ne se laisse pas maîtriser. Elle remarque en effet que ces rapports NBIC n’envisagent pas les conséquences négatives de ces innovations, et leur oppose la notion d’ « insécabilité » de Jacques Ellul, philosophe français de l’après-guerre et figure tutélaire du techno-scepticisme, selon laquelle on ne peut jamais séparer les “bons” et les “mauvais” usages d’une technologie (comme par exemple pour le nucléaire).
Le deuxième chapitre illustre en prenant l’exemple des « biocarburants ». Hélène Tordjman y reprend la méthodologie d’Ivan Illich, qui critiquait les résultats de la technique en parlant alors de leur « contre-efficacité ». Ainsi, les biofuels de première génération étaient censés permettre de réduire de 50 % les émissions de gaz à effet de serre. Or ce n’est pas arrivé : la consommation de carburants fossiles a continué d’augmenter – et avec elle la pollution – sans que ces nouvelles énergies y changent quoi que ce soit. Pire, des biofuels de deuxième puis de troisième génération sont déjà développés sans qu’ils permettent de mieux remplir l’objectif premier. Cela illustre par la même occasion un autre concept central, à savoir l’autonomie de la technique : elle avance selon sa logique propre, sans se laisser guider ses buts.
Dans Le Capital, Marx analysait l’expropriation des terres agricoles qui a précédé le développement du capitalisme industriel, durant ce qu’on a appelé le mouvement des enclosures dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Aujourd’hui, le progrès scientifique et technique permet d’étendre cette logique jusqu’au vivant, jusque-là demeuré extrait des logiques marchandes : grâce au brevetage des ressources génétiques, un organisme privé peut posséder un être vivant comme s’il en était l’inventeur.
Le troisième chapitre documente ce phénomène depuis le jugement « Diamond vs Chakrabarty » de la Cour Suprême américaine dans les années 1980, qui a concédé la propriété intellectuelle d’une bactérie modifiée servant à nettoyer les marées noires. Après ce précédent, la tendance à la privatisation du vivant s’approfondit partout dans le monde, allant aujourd’hui jusqu’à octroyer la propriété de séquences génétiques, non plus modifiée, mais simplement décrite. Théoriquement, il n’y a donc plus une seule séquence génétique qui soit à l’abri d’être la propriété privée d’une firme : la technique avance et le droit suit. Il accompagne alors l’hégémonie du néolibéralisme, qui aspire à garantir une concurrence juste entre les acteurs économiques globaux, au mépris de la démocratie. Par le même mouvement qui entraîne l’enclosure du vivant, il y a ainsi « enclosure de l’espace politique » (Peter K. Yu, juriste américain contemporain, spécialiste de la propriété intellectuelle), par laquelle les pays « ne sont plus libres de se donner les règles qu’ils désirent ». Cela sans que ces solutions techniques amènent nécessairement du progrès. L’exemple le plus probant étant que la brevetabilité nécessite l’homogénéisation d’une espèce, qui rend les cultures peu résilientes : un nouveau parasite peut facilement se répandre sans qu’aucune variabilité fournisse des individus résistants. Ce fut notoirement le cas dans l’Irlande du XIXe siècle avec l’unique variété de pomme de terre amenée par la mondialisation balbutiante et l’irruption du mildiou qui ravagea les récoltes et poussa des millions d’irlandais à fuir la famine.
Pourtant des efforts sont faits pour prendre en compte la nature – il existe bien une « Convention sur la diversité biologique » –, et par là réintégrer le long terme dans la logique capitaliste. Hélène Tordjman le traite dans les chapitres 4 et 5, respectivement consacrés aux concepts de « capital naturel » et de « service écosystémique », symptomatiques de la « financiarisation des esprits » des années 1980. On les doit d’abord à Robert Costanza, économiste du Club de Rome fondateur de l’économie écologique, qui estime la valeur du capital naturel mondial en calculant ce qu’il coûterait de le reconstituer ou le remplacer, ou encore en demandant à des acteurs combien ils seraient prêts à payer pour le service qu’il leur rend (la forêt est alors un capital, et une balade un service). C’est typique d’une approche dite « faible » de la soutenabilité, qui suppose que tous types de capitaux peuvent se substituer entre eux sans limites, ici la nature et la technologie. Hélène Tordjman juge que cet « environnementalisme de marché » est voué à l’échec dès ce parti pris irréaliste, anthropocentré et utilitariste, qui découpe la nature en fonctions identifiées séparément, au lieu de la voir de façon holistique. Passée dans cette moulinette, la nature devient une « marchandise fictive » au sens de Karl Polanyi, après définition, monétisation, puis valorisation. Malgré le raffinement de la démarche, qui a été menée lors du Millenium Ecosystem Assessment de 2005 dans le cadre des Nations Unies, ses résultats restent impropres à toute décision éclairée. De plus, la mise en place de mécanismes concrets – par exemple la destruction d’une zone humide doit se compenser par la préservation d’une autre - implique une bureaucratie ubuesque pour instituer une équivalence. En dépit de l’arsenal théorique et institutionnel déployé – et on pourrait même dire à cause de sa lourdeur –, la nature n’est donc pas préservée.
Depuis les années 1980, la finance dirige la majeure partie de l’investissement et peut donc plier l’activité économique à ses objectifs : c’est là son pouvoir disciplinaire. Pourrait-elle donc verdir l’économie ? Le dernier chapitre expose les raisons d’en douter. Sur le principe, de nombreux labels garantissent la soutenabilité d’un investissement (Dow Jones Sustainable Index, la Climate Bonds Initiative ...), mais les critères sont trop souvent laxistes et laissent la porte ouverte au greenwashing, c’est-à-dire une activité se proclamant verte tout en ayant aucun impact bénéfique tangible sur l’environnement. Même quand les standards sont plus exigeants sur le papier, ce sont alors les capacités de contrôle qui ne suivent pas. On voit ainsi que des scandales humanitaires et environnementaux patents ne remettent pas en cause l’attribution de certains labels. Ensuite, de nouveaux produits financiers émergent, analogues à ceux ayant mené à la crise des subprimes ; ces mêmes outils (Credit Default Swaps, catastrophe bonds ...) qui rendent le risque opaque et le dispersent au lieu de le lisser. Hélène Tordjman enfonce alors le clou en mobilisant les analyses classiques de John Maynard Keynes puis d’André Orléan, où la préférence pour les actifs liquides découle de la visée spéculative et autocentrée d’une finance qui - malgré la vision qu’elle a d’elle-même - est en réalité très frileuse. Il faut en effet, à chaque instant, pouvoir se défaire d’actifs qui réduiraient la rentabilité de leur portefeuille. Cette tendance est aujourd’hui à son paroxysme : à l’ère du trading à haute fréquence, une action n’est en moyenne détenue que 22 secondes ! Comment alors penser que la finance puisse contribuer au bien-être futur de l’humanité ? C’est la spéculation qui règne et non l’investissement responsable.
En somme, Hélène Tordjman souhaite montrer qu’en ne remettant jamais en cause le cadre capitaliste et technique qui en premier lieu nous mène au désastre, le paradigme de la croissance verte échoue toujours à résoudre la crise environnementale. Toujours, en effet, l’étroite raison calculatrice ne sait que se fixer des objectifs limités (la réduction des émissions de gaz à effet de serre par exemple), face à un système complexe qui, toujours encore, répond par d’imprévisibles phénomènes émergents, qu’il faut encore résoudre. Dans ce cadre, vouloir sauver la nature en la maîtrisant est illusoire et relève de l’hubris destructrice de l’apprenti sorcier. Pour la préserver, ne reste donc qu’une seule solution : sortir du capitalisme.
Toutefois, chaque fois qu’elle l’évoque – dans ce livre comme dans ses apparitions publiques –, elle exprime immédiatement son embarras devant le vague et l’énormité de la tâche. En atteste également la place bâtarde, en conclusion, qu’elle laisse à son esquisse de solution, qui est une introduction à l’agroécologie : soustraite aux principes de l’agronomie moderne, elle promeut des pratiques traditionnelles et/ou naturelles qui sortent de la rentabilité court-termiste tout en permettant de nourrir l’humanité à long terme. Généraliser ce modèle à l’ensemble de l’économie amènerait à une réorganisation complète de la société, en dehors du capitalisme. On comprend qu’elle souhaite par là éviter le reproche qu’on aurait pu lui faire de critiquer et ne rien proposer. Mais on aurait pu aussi apprécier qu’elle assume une posture seulement critique et qu’à l’instar de Marx, elle ne se force pas à « faire bouillir les marmites du futur ».
Elle aurait ainsi pu consacrer plus de pages et de précision à la « critique de l’écologie marchande », qui est le sous-titre et l’objet premier de ce livre. En effet, malgré la richesse de la documentation et de la tradition théorique qu’elle mobilise, elle pèche parfois par la vision limitée qu’elle a de l’idéologie qu’elle critique. On lit par exemple qu’il serait contraire au « dogme néoclassique » de faire que le prix des activités polluantes soit supérieur aux activités propres, car cela équivaudrait à un contrôle des prix (p. 290-291). L’institution d’une valeur carbone, qui aurait cet effet, est pourtant bien le cheval de bataille de ces « économistes néoclassiques », justement car c’est ce qui permettrait en théorie d’émanciper l’économie des énergies fossiles. Ainsi, Christian Gollier explique dans son livre Le Climat après la fin du mois comment une valeur carbone reflétant le dommage fait au climat et appliquée sans exceptions à tous les acteurs de l’économie est la manière la moins coûteuse de respecter l’objectif des 2 degrés défini par le GIEC. C’est l’un des thèmes les plus discutés en économie environnementale, et une critique en aurait été bienvenue.
Enfin, sa conclusion est d’une radicalité qui est parfois en porte-à-faux par rapport à son analyse. Plusieurs fois dans les différents chapitres, censés montrer la logique implacable du capitalisme technique qui progresse toujours, elle cite elle-même des cas où pourtant il y a eu contre lui des « victoires » : dans le cas des semences où la chambre de recours de l’Office Européen des Brevets a maintenu l’interdiction sur le brevetage de variétés conventionnelles (p. 130) ; dans le cas de la finance, elle reconnaît que l’inclusion des parties prenantes a bien permis de sanctionner Bayer-Monsanto en faisant baisser sa capitalisation boursière (p. 269). Quand elle mentionne ces cas, elle ne les relie pourtant pas à ses conclusions : elle continue de raisonner comme si la logique du capitalisme technique était, non pas juste la principale, mais la seule à l’œuvre dans la société. Relier ces contre-exemples à sa problématique auraient pu permettre de déterminer sous quelles conditions cette logique destructrice s’en voit opposer d’autres, et ainsi lancer des pistes pour la préservation de la nature ici et maintenant.
par , le 24 octobre 2022
Guillaume Delafosse, « Le capitalisme peut-il verdir ? », La Vie des idées , 24 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-capitalisme-peut-il-verdir
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