En 1998, l’Accord du Vendredi Saint a mis fin à trente ans de guerre civile en Irlande du Nord. Pierre angulaire du traité, l’ouverture de la frontière avec l’Irlande du Sud a facilité l’application du processus de paix. Mais le Brexit menace de la rétablir.
Le 23 juin 2016, le Royaume-Uni s’est prononcé en faveur du Brexit à 51,9 % des voix. La réalité est cependant plus complexe. Le pays réunit en effet quatre nations (Angleterre, Écosse, Pays de Galles et Irlande du Nord), possédant chacune leur culture et leurs traditions politiques propres, incarnées depuis 1998 dans un système d’autonomie partielle, ou « dévolution ». Dans ce contexte, les résultats du référendum sur la sortie de l’UE n’ont pas manqué de rappeler un ensemble d’enjeux géopolitiques et de tensions historiques fortes. Sans surprise, l’Écosse a voté « Remain » à 62 %, l’électorat étant largement dominé par le Scottish National Party (SNP), qui réclame l’indépendance au sein de l’UE. [1] Le « Leave » l’a emporté en Angleterre et au Pays de Galles, régions où l’euroscepticisme est en hausse depuis les années 1970-80. A contrario, l’Irlande du Nord a choisi de se maintenir en Europe à hauteur de 56 % des voix (voir fig. 1). [2] Le résultat peut paraître surprenant. Alors que l’Irlande du Sud est de tradition catholique, l’Ulster est dominé depuis le XVIIe siècle par une population protestante originaire d’Écosse et d’Angleterre. Demeurée loyale à la couronne britannique, la région a refusé le rattachement au reste de l’Irlande en 1921-1922. Par conséquent, si la République d’Irlande (Éire) est pleinement indépendante depuis 1949, l’Ulster fait, lui, partie du Royaume-Uni.
Comment expliquer, dans ces conditions, que l’Irlande du Nord ne se soit pas alignée sur le vote eurosceptique anglais ? C’est que le Brexit menace potentiellement le maintien de la paix entre les deux Irlandes. Signé le 10 avril 1998, l’Accord du Vendredi Saint (Good Friday Agreement) a mis fin à trente années de guerre civile, la période dite des « Troubles » (1968-1998). Fondé sur le désarmement de l’IRA et sur la création d’un partage du pouvoir exécutif entre Catholiques et Protestants, le traité repose en outre sur l’ouverture de la frontière entre l’Irlande du Nord et sa voisine du Sud. Pierre angulaire de l’apaisement des tensions identitaires, la libre circulation des personnes et des marchandises pourrait cependant être remise en cause en cas de Brexit sans accord (no-deal Brexit), puisque le statut de la frontière intra-irlandaise reste encore à déterminer. En effet, cette frontière, seul point de contact terrestre entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, a un rôle stratégique essentiel. [3] De plus, le Good Friday Agreement est un accord fragile, en raison de rivalités communautaires persistantes que l’imminence du Brexit pourrait d’autant plus aisément raviver. En amont de la date-butoir du 31 janvier 2020, cet article se propose d’éclairer l’histoire, les enjeux et les principaux points d’achoppement d’une question irlandaise particulièrement épineuse, puisqu’elle mêle considérations économiques, géopolitiques et identitaires.
Le Good Friday Agreement, un équilibre précaire
Avec le Good Friday Agreement de 1998, l’Irlande du Nord a pu tourner l’une des pages les plus tumultueuses de son histoire. Les racines en sont profondes. Au lendemain de la Partition de l’Irlande en 1921, l’Ulster a été le théâtre de rivalités grandissantes entre une majorité protestante (dite loyaliste ou unioniste) souhaitant se maintenir au sein du Royaume-Uni, et une minorité catholique (les nationalistes, ou républicains) souhaitant l’indépendance complète et l’unification des deux Irlandes. [4] Chaque camp possède plusieurs milices paramilitaires, dont l’IRA (Irish Republican Army) et l’INLA (Irish National Liberation Army) pour les nationalistes, et l’UDA (Ulster Defence Association) ainsi que l’UVF (Ulster Volunteer Force) du côté des loyalistes.
La violence atteint son comble durant la période 1968-1998. Outre des combats entre factions adverses, les affrontements sont légion entre ces dernières et l’armée régulière britannique, qui assure le maintien de l’ordre en Irlande du Nord. L’IRA multiplie également les attentats à la bombe dans la région, mais aussi en Angleterre, dont une tentative d’assassinat contre Margaret Thatcher en 1984, lors du congrès annuel du parti conservateur réuni cette année-là dans la ville de Brighton. Les Troubles font près de 3500 victimes, civiles pour la plupart. [5] Deux événements touchent particulièrement l’opinion publique, contribuant ainsi à l’image d’un conflit jugé absurde. Le « Bloody Sunday », tout d’abord. Le 30 janvier 1972, lors d’une manifestation pacifique organisée à Derry/Londonderry par un groupe d’activistes réunissant protestants et catholiques, l’armée britannique ouvre le feu, tuant 14 personnes. 24 ans plus tard, le 15 juin 1996, l’IRA commet un attentat au camion piégé dans le cœur commerçant de Manchester, ville possédant une très importante communauté irlandaise. On compte plus de 200 blessés, et près de 700 millions de livres de dégâts. La même année, en amont des élections générales prévues pour 1997, le candidat travailliste Tony Blair promet de faire de l’Irlande du Nord l’une de ses priorités.
Le processus de paix, porté par l’Accord du Vendredi Saint, doit être replacé dans un contexte plus large, celui de la montée du nationalisme dans les régions celtiques du Royaume-Uni (Écosse, Ulster et Pays de Galles). Nommé Premier ministre en mai 1997, Tony Blair accepte de doter ces trois régions d’un régime politique de semi-autonomie, ou « dévolution », système qu’elles revendiquent depuis plusieurs décennies. Si certains pouvoirs-clés (la défense, les affaires étrangères et le commerce international) demeurent l’apanage de Londres, les autres domaines de compétences (tels que l’éducation, le tourisme, mais surtout, la gouvernance au niveau local) sont transférés, ou dévolus, à un ensemble de parlements régionaux, dont Stormont House, à Belfast, pour l’Irlande du Nord. Par conséquent, le processus de paix prépare autant qu’il scelle l’accession à une autonomie politique partielle. Les négociations entre l’Ulster et le gouvernement britannique se tiennent sur près de dix-huit mois. L’Union Européenne ainsi que la République d’Irlande y jouent un rôle essentiel de garants internationaux. Signé en avril 1998, et ratifié le mois suivant lors d’un référendum tenu dans les deux Irlandes, le Good Friday Agreement repose sur quatre piliers : le désarmement de l’IRA et des autres groupes paramilitaires, le retrait des troupes britanniques, l’ouverture de la frontière et le partage du pouvoir entre Catholiques et Protestants au sein d’un exécutif nord-irlandais élu à la proportionnelle, et réuni au sein de la Northern Irish Assembly de Stormont House.
Cependant, certaines clauses du traité, et en particulier celles portant sur les questions de souveraineté, donnent lieu à des interprétations diamétralement opposées. Pour les partis loyalistes protestants, tels que les modérés de l’Ulster Unionist Party (UUP) ou les ultra-conservateurs du Democratic Unionist Party (DUP), l’Accord du Vendredi Saint confirme la place de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni, puisque la dévolution servirait selon eux de rempart aux revendications indépendantistes. A contrario, les républicains du Sinn Féin et du Socialist Democratic Party (SDP) estiment que l’Accord a fait émerger une forme nouvelle de souveraineté populaire, libérée de l’emprise britannique. L’union avec la Grande-Bretagne devient donc vide de sens, et la dévolution porterait donc en elle la promesse d’une réunification de l’Irlande. [6]
Loin de calmer les crispations identitaires, ces divergences de vues n’ont fait que les renforcer au profit des partis les plus radicaux au sein de chaque camp, soit le DUP et le Sinn Féin, dont l’IRA était autrefois le bras armé. Par conséquent, certains aspects-clés du Good Friday Agreement ont vu leur application sévèrement retardée. L’IRA n’a rendu les armes qu’en 2005, tandis que le retrait des troupes britanniques a eu lieu entre 2006 et 2007. Plus encore, ces tensions communautaires persistantes ont conduit à l’échec du principe de partage du pouvoir, en l’absence de consensus politique entre les diverses forces en présence. L’Assemblée nord-irlandaise a été ainsi suspendue en 2002. Jusqu’à sa réouverture en 2007, ses pouvoirs décisionnels ont été rétrocédés au gouvernement britannique. Il en est de même depuis janvier 2017, les deux partis dominants (le DUP d’Arlene Foster et le Sinn Féin de feu Martin McGuinness) ayant échoué à établir un accord de coalition. Depuis cette date, l’Irlande du Nord est donc de nouveau gouvernée directement depuis Londres, au moment où Downing Street tente d’appliquer un Brexit que l’Ulster a précisément rejeté.
En dépit de ces failles structurelles, le Good Friday Agreement a cependant permis une avancée notable. En effet, l’Irlande du Nord ne connaît désormais plus la guerre civile. De l’avis des observateurs comme de l’opinion publique, l’ouverture de la frontière entre l’Éire et l’Ulster a joué un rôle déterminant pour le processus de paix, dans la mesure où elle a eu un impact positif à trois niveaux. D’un point de vue économique, elle a renforcé les échanges commerciaux entre les deux Irlandes, au point que la République est désormais le premier partenaire de l’Ulster. Deuxièmement, l’abolition des contrôles à la frontière a mis fin à un climat de suspicion généralisé, mais aussi à l’isolement culturel de l’Irlande du Nord. Enfin, les appels à l’action violente sont en baisse face à une volonté, largement répandue chez les Protestants comme chez les Catholiques, de maintenir la paix et de tourner la page des Troubles. [7] C’est cet équilibre fragile que le Brexit vient menacer.
La frontière irlandaise, un statut épineux
Depuis le 29 mars 2017, coup d’envoi de l’article 50 du traité européen, la question de la frontière irlandaise a été au cœur des négociations, sans qu’une solution n’ait encore été trouvée. En effet, comment maintenir une frontière ouverte entre les deux Irlandes, tout en respectant à la fois les différences de souverainetés post-Brexit et le respect du Good Friday Agreement ? La question ne se pose pas pour la libre circulation des personnes, puisque ni Belfast, ni Dublin n’appartiennent à l’espace Schengen. A contrario, les difficultés abondent dans le cas des marchandises, puisqu’une frontière sans contrôles ouvrirait la voie à toutes sortes de trafics : stupéfiants, bien entendu, mais aussi tout un ensemble de biens de consommation courante interdits au sein de l’UE, tels que le bœuf aux hormones ou le poulet chloré produits aux États-Unis.
C’est dans ce contexte qu’un accord provisoire a été signé en novembre 2017 entre l’UE et le gouvernement de Theresa May. Dans le cadre de son protocole sur l’Irlande du nord (Northern Ireland Protocol), le projet prévoyait la mise en place d’un filet de sécurité (backstop) douanier qui aurait maintenu temporairement l’Irlande du Nord dans le marché unique, en attendant de trouver un accord définitif entre Londres et l’Europe. Une fois le divorce prononcé, le Royaume-Uni tout entier (et donc l’Irlande du Nord) auraient cependant continué d’appartenir à l’union douanière européenne, comme Monaco, Andorre, la Turquie ou encore les Îles anglo-normandes et l’Île de Man. [8]
Ce backstop a été accueilli positivement par les milieux nationalistes nord-irlandais, ainsi que par le gouvernement centriste de Leo Varadkar, Taoiseach (Premier ministre) de la République d’Irlande. [9] En particulier, la volonté de maintenir une frontière ouverte entre les deux Irlandes a été perçue comme une solution réaliste, au vu des réalités économiques nord-irlandaises. En effet, la zone frontalière joue un rôle-clé dans les échanges commerciaux, en particulier dans le secteur agricole. En Ulster, celui-ci concerne surtout des exploitations de taille généralement réduite, et souvent spécialisées dans l’élevage de bétail et la production laitière. La plupart de ces fermes, situées dans les comtés frontaliers de Derry, Strabane et Fermanagh, ont noué des liens économiques forts avec la République, et ce d’autant plus aisément que leur population est en majorité catholique. Dans le cas du secteur laitier, il n’est pas rare que le lait produit en Irlande soit pasteurisé et conditionné en Ulster, avant de traverser à nouveau la frontière pour être commercialisé dans l’Éire et/ou dans le reste de l’UE. [10] Un Brexit sans accord aurait donc un impact extrêmement négatif sur un secteur agricole qui concentre l’immense majorité des exportations vers la République d’Irlande (voir fig. 2).
A contrario, le backstop a provoqué l’ire des partisans d’un Brexit dur, et notamment les unionistes ultra-conservateurs du DUP. Si le Royaume-Uni continuait d’appartenir à l’union douanière européenne, il n’aurait pas le loisir de négocier des accords commerciaux avec des pays tiers sans l’accord préalable de Bruxelles, exception faite des politiques d’investissement et des services. [11] Or les Brexiteurs comptent sur un partenariat renforcé avec des puissances commerciales externes à l’UE, les États-Unis notamment. Ils perçoivent dont le backstop une forme d’ingérence de la part de l’Europe, alors que la rhétorique eurosceptique entend précisément « reprendre le contrôle » face à Bruxelles.
Entre 2017 et 2019, le parlement britannique a rejeté par trois fois l’accord de retrait de l’UE, et par conséquent le backstop qui lui était annexé. Au lendemain de la démission de Theresa May le 24 juillet 2019, le nouveau gouvernement Johnson, ouvertement pro-Brexit, s’est donc attaché à réviser le principe même du filet de sécurité. Le devenir incertain du Good Friday Agreement demeurait donc plus que jamais d’actualité.
Le nouveau protocole nord-irlandais n’est pas entièrement innovant : en effet, il réitère en partie une solution que Londres avait pourtant rejetée en mars 2017, dès le début des négociations avec l’UE. Afin d’éviter une frontière fermée, conformément aux clauses du Good Friday Agreement, le gouvernement Johnson offre de maintenir l’Ulster dans l’union douanière européenne. Dans les faits, il s’agit donc de déplacer la frontière entre les deux Irlandes pour en créer une nouvelle entre l’Ulster et le reste du Royaume-Uni, avec contrôles douaniers à la clé. [12] Décriée des partisans du Brexit (dont le DUP), cette option risque d’isoler l’Irlande du Nord d’un point de vue économique et géopolitique. Diverses propositions visent donc à pallier cette éventualité. Premièrement, seuls les produits destinés au marché local nord-irlandais seront concernés par cette union douanière. Ils devront cependant se conformer aux normes européennes, et seront soumis aux droits de douane de l’UE. Deuxièmement, afin d’éviter le rétablissement des contrôles aux frontières entre les deux Irlandes, le Royaume-Uni souhaite mettre en place un système de smart border dématérialisée, où les déclarations douanières s’effectueraient en ligne. Enfin, le protocole introduit une notion essentielle, celle de « consentement ». En effet, l’accord provisoire ne pourra être appliqué sans l’approbation de l’exécutif nord-irlandais. Une fois le divorce entre le Royaume-Uni et l’UE prononcé, l’Irlande du Nord bénéficiera d’une période de transition d’au moins quatre ans, durant laquelle l’appartenance à l’union douanière européenne sera automatique. Au terme de cette période, Stormont House devra donner son accord quant au maintien de cet arrangement, et votera ensuite sur la même question à intervalles réguliers. En résumé, selon les termes du nouveau protocole, l’Irlande du Nord appartiendra de jure au territoire du Royaume-Uni, tout en participant de facto à l’union douanière européenne. [13] Reste à savoir comment cet accord pourra être appliqué.
Depuis les élections générales du 12 décembre 2019, le parti conservateur possède une majorité absolue au Parlement de Westminster. Le gouvernement Johnson a donc désormais un mandat pour faire appliquer son programme pro-Brexit, et cela inclut son nouveau protocole nord-irlandais. Cependant, côté Ulster, il faut compter sur un ensemble de difficultés structurelles, et sur une opinion publique divisée. En effet, Stormont House n’a pas siégé depuis 2017. Même si l’exécutif nord-irlandais parvenait à sortir de cette impasse politique, aucun parti ne possède de majorité au sein de l’Assemblée régionale. Le DUP, allié traditionnel des conservateurs anglais, considère par ailleurs le nouveau protocole comme une trahison, puisqu’il maintient l’Ulster en partie dans le giron de l’Union Européenne, aux antipodes d’un Brexit « dur ». En outre, ce même protocole ne prévoit aucune alternative en cas de rejet de la part de Belfast. Difficile, dans ces conditions, d’appliquer le principe de consentement au cœur du projet. Ces incertitudes quant à l’avenir du pays ont fait ressurgir des lignes de fractures majeures fondées sur l’appartenance religieuse. En dépit d’une volonté quasi-généralisée de maintenir la paix en Irlande du Nord, les questionnements identitaires reviennent sur le devant de la scène.
Le Brexit vu d’Irlande du Nord : le retour des questionnements identitaires
Au lendemain du référendum de 2016, les Irlandais du Nord ont eu le sentiment de s’être réveillés « dans un autre pays ». [14] Au-delà des clivages religieux et communautaires, la population s’accorde sur le fait que l’Ulster post-Brexit sera très différent de celui qu’envisageait l’Accord du Vendredi Saint en 1998. Selon une étude menée en 2016 par des chercheurs de Queen’s University Belfast et de l’Ulster University, 53 % des sondés estiment que le Brexit aura un impact négatif pour l’Irlande du Nord en termes économiques et géopolitiques, tandis que 48 % craignent un effet délétère sur l’avenir du processus de paix. [15] Ce climat d’incertitude et de pessimisme généralisés n’a pas seulement ravivé les anciens clivages communautaires. Il réactive également la mémoire des Troubles, en dépit des acquis du Good Friday Agreement.
En effet, comme le processus de paix est indissociable du démantèlement de la frontière entre les deux Irlandes, la remise en cause potentielle de ce principe a entraîné, au sein de l’opinion publique, une peur du retour à la violence. [16] Ces craintes ne sont pas entièrement infondées. Malgré l’accord de cessez-le-feu ratifié en 1998, plusieurs groupes paramilitaires sont toujours en activité. D’après une commission d’enquête de 2015, l’Assessment on Paramilitary Groups in Northern Ireland, ces organisations forment aujourd’hui encore des cellules plus ou moins dormantes. La question du désarmement reste donc ouverte. D’après les rapports de police, il existe une corrélation frappante entre certains de ces groupuscules et le monde du crime organisé, notamment pour le trafic de drogue et celui des armes. L’opinion publique nord-irlandaise s’inquiète en outre d’un phénomène nouveau : depuis la signature du Good Friday Agreement, certaines organisations paramilitaires ont également émergé en opposition directe au processus de paix. C’est le cas de la Nouvelle IRA (New IRA, ou NIRA), qui regroupe depuis 2012 divers groupes nationalistes dissidents. Comptant environ un millier de membres, la NIRA perçoit le Good Friday Agreement et son principe de partage du pouvoir avec les Protestants comme une trahison à la cause nationaliste. Par conséquent, elle entend tirer parti du sentiment d’incertitude lié au Brexit pour prendre les armes et mettre ainsi fin à la partition de l’Irlande. De fait, les républicains dissidents ont multiplié les actes de violence depuis le référendum de 2016. Début janvier 2019, la NIRA a commis un attentat à la bombe devant le tribunal de Derry/Londonderry. Le 18 avril de la même année, la journaliste Lyra McKee est décédée d’une balle perdue lors de violents affrontements entre les forces de l’ordre et des membres présumés de la NIRA, soupçonnés de recel de munitions. Unanimement condamné par la classe politique nord-irlandaise, cet homicide a également provoqué l’émoi au sein de la population, qui y a vu l’antithèse d’un processus de paix que beaucoup considéraient comme acquis. [17]
En dépit d’efforts concertés pour maintenir la paix en Irlande du Nord, le Brexit rappelle donc que les violences intercommunautaires ne sont pas entièrement révolues. Il montre également que la société nord-irlandaise demeure profondément divisée, sur la base de clivages identitaires et religieux que le Good Friday Agreement n’est guère parvenu à apaiser. L’idéal d’inclusivité forme l’une des pierres angulaires du traité de paix, afin d’intégrer Catholiques et Protestants à parts égales dans la construction d’une société nouvelle. Outre l’établissement de l’Assemblée de Stormont House, ce principe a notamment conduit à la libération de détenus affiliés aux divers groupes paramilitaires actifs durant les Troubles. Il a également empêché l’instauration d’un processus formel de justice transitionnelle, dans un esprit de réconciliation nationale, sur le modèle des Commissions de Vérité et de Réconciliation (CVRs) établies en Afrique du Sud, au Canada et ailleurs. [18] En souhaitant tourner la page sans confronter officiellement la mémoire des Troubles, le Good Friday Agreement fait donc « office de trêve destinée à endiguer les antagonismes historiques, sans pour autant dépasser le fossé communautaire ». [19]
Dans ces conditions, la paix n’est pas synonyme de cohabitation harmonieuse, et le rapprochement entre Protestants et Catholiques s’est avéré difficile. Le Peace Bridge de Derry/Londonderry en est l’un des symboles. Inauguré en 2011 sur le fleuve Foyle, ce « pont de la paix » a été établi afin de combler un fossé géographique et psychologique, la ville étant coupée en deux entre sa rive orientale (ou « Waterside ») à majorité protestante et sa rive occidentale (le « Bogside ») catholique. Devenu synonyme d’une localité décidée à faire table rase d’un passé douloureux, le pont connaît un fort succès touristique. Il a cependant fait l’objet de nombreux actes de vandalisme, et a été le lieu de plusieurs agressions à caractère identitaire. La frontière culturelle et religieuse reste donc présente, au moins dans les esprits.
Plus généralement, le Good Friday Agreement n’a pas réussi à redéfinir les identités nationales nord-irlandaises, traditionnellement construites en opposition à la communauté perçue comme adverse. [20] Même si ces antagonismes ne s’expriment généralement plus aujourd’hui par la violence, ils demeurent bien présents, ne serait-ce que dans la géographique urbaine de Derry ou Belfast, villes où la ségrégation résidentielle demeure la norme. Les mariages inter-religieux sont également minoritaires. En effet, les Nord-Irlandais continuent de se définir en fonction de leur appartenance confessionnelle. Cette dernière conditionne en grande partie l’identité nationale. Hier comme aujourd’hui, les Catholiques se voient le plus souvent comme Irlandais, alors que les Protestants se perçoivent généralement comme Britanniques. Par conséquent, il n’existe pas d’identité nord-irlandaise unifiée à proprement parler. [21]
Les résultats du référendum de 2016 reflètent ces divisions. Certes, le « Remain » l’a emporté grâce à la percée d’un électorat protestant plus jeune, moins religieux et qui peine à se reconnaître dans l’unionisme traditionnel, tel que l’incarnent les ultra-conservateurs du DUP. Il n’en reste pas moins vrai que le camp des nationalistes catholiques forme l’essentiel des opposants au Brexit : une sortie de l’UE renforcerait en effet l’isolement géographique, politique et économique de l’Ulster, et mettrait à mal l’espoir d’une réunification avec l’Éire. A contrario, le camp unioniste est traditionnellement eurosceptique, l’UE étant perçue comme une entrave à l’intégrité de l’union avec la Grande-Bretagne. Par conséquent, les comtés à majorité protestante, et en particulier les circonscriptions affiliées au DUP, se sont prononcés à hauteur de 53 % des voix en faveur du Brexit (voir fig. 3).
Difficile, dans ces conditions, d’appliquer les principes de consensus et de conciliation au cœur du Good Friday Agreement, d’autant que la perspective du Brexit a décomplexé les revendications nationalistes. Alors que l’exécutif nord-irlandais demeure sclérosé et que la situation politique en Grande-Bretagne est plus que jamais incertaine, les républicains comptent saisir une occasion historique de pousser en faveur de la réunification de l’Irlande. Dans un entretien avec l’Evening Standard du 24 octobre 2019, la vice-présidente du Sinn Féin, Michelle O’Neill, a réaffirmé l’argument-phare du camp nationaliste. Que le protocole nord-irlandais de Boris Johnson soit entériné ou non, il contredit la souveraineté populaire nord-irlandaise, telle qu’elle s’est exprimée lors du référendum de 2016, puisqu’il impose le Brexit à une région qui n’en veut pas. Dans ces conditions, le Sinn Féin réclame un référendum sur la réunification de l’Irlande d’ici cinq ans, et appelle de ses vœux une nation « où, à l’avenir, et dans le respect de chacun, les identités irlandaises et britanniques devront nécessairement cohabiter ». [22]
Conclusion
La question nord-irlandaise, et en particulier le statut de la frontière entre les deux Irlandes, constitue l’un des aspects les plus complexes des négociations sur le Brexit. Au-delà des rapports souvent houleux entre Londres et Bruxelles, l’héritage politique du Good Friday Agreement est lourd de sens pour la relation entre l’Ulster et sa voisine du Sud. Transcendant des clivages religieux persistants, la peur généralisée d’un retour à la violence montre que le traumatisme des Troubles n’a pas été exorcisé, en dépit des avancées notables qu’a engendré le processus de paix. La frontière demeure ainsi l’un des aspects fondamentaux des identités nord-irlandaises, et l’un des principaux points d’ancrage des tensions inter-communautaires.
Le statut de l’Ulster en Europe interroge également la place même de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni, alors que le projet de smart border semble favoriser le camp nationaliste au détriment des unionistes.
En l’état actuel des choses, et alors que le coup d’envoi du Brexit ne cesse d’être repoussé, il est encore trop tôt pour statuer sur l’avenir de l’union, voire sur une possible réunification de l’Irlande. Une certitude cependant : loin des slogans de campagnes et des volontés affichées de « reprendre le contrôle », le Brexit révèle un ensemble de tensions profondément ancrées dans l’histoire britannique et irlandaise, entre conflits géopolitiques et identitaires. Ce faisant, le divorce annoncé entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne soulève plus de questionnements qu’il ne semble pouvoir apporter de réponses définitives.
Ophélie Siméon, « Le Brexit et les deux Irlandes »,
La Vie des idées
, 17 décembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-Brexit-et-les-deux-Irlandes
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[2] Brian Doherty et al., “Northern Ireland and Brexit : the European Economic Area Option”, European Policy Centre, 7 avril 2017.
[3] John Doyle et Eileen Connolly, “Brexit and the Future of Northern Ireland”, in Federico Fabbrini (ed.), The Law and Politics of Brexit, Oxford, Oxford University Press, 2017.
[4] Bien que souvent utilisés de manière interchangeable, les termes « loyaliste » et « unioniste » ne sont pas parfaitement synonymes. Les loyalistes désignent en fait les unionistes non modérés. De la même façon, les républicains (généralement affiliés au Sinn Féin et à l’IRA) constituent l’aile dure du nationalisme nord-irlandais.
[6] Jennifer Todd, “The Vulnerability of the Northern Ireland Settlement : British Irish Relations, Political Crisis and Brexit”, Études irlandaises, n°42, 2015, p. 61-73.
[7] D. Morrow, G. Robinson et L. Dowds, “The Long View of Community Relations in Northern Ireland : 1989-2012”, ARK Research Report, 2013, cité dans Todd, op. cit.
[8] Jean Quatremer, « UE-RU : un deal mais toujours des doutes », Libération, 17 octobre 2019.
[9] “Varadkar : Removing backstop ‘is effectively no deal’”, BBC News, 15 juin 2019.
[10] Sean Clarke, Daniel Levitt and Pablo Gutiérrez, “A typical hour in the life of the Irish border”, The Guardian, 3 septembre 2019 ; “Cross-Border Supply Chain Report”, 21 juin 2018, Northern Ireland Statistics and Research Agency (NISRA).
[12] Mark Bailoni, « Du backstop à la smart border : quand le Brexit bouscule la notion de ‘frontière’ », Libération, 2 octobre 2019.
[13] Lisa O’Carroll, “How is Boris Johnson’s Brexit deal different from Theresa May’s ?”, The Guardian, 17 octobre 2019.
[14] Paula Devine, Cathy Gormley et Arthur Aughey, “Waking up in a different country : Brexit and Northern Ireland”, ARK Research Update Report, juin 2017.
[18] En Afrique du Sud, la CVR a examiné l’héritage de l’apartheid ; au Canada, une institution similaire s’est penchée sur l’assimilation forcée des peuples autochtones (First Nations) au sein de pensionnats religieux, les residential schools.
[19] “… the Agreement creates a truce that contains the historical antagonism without transforming the communal divide”, Timothy White, “Generational Change and Redefining Identities : Post-Conflict Peacebuilding in Northern Ireland”, The Canadian Journal of Peace and Conflict Studies, vol. 45, n°2, 2013, p. 95-117.
[20] Orla T. Muldoon et al., « Religious and National Identity after the Belfast Good Friday Agreement, Political Psychology, vol. 28, n°1, 2007, p. 89-103.
[22] « … the future of a new and agreed Ireland has to be one where Irish identity and British identity live side-by-side », Sophia Sleigh, “Sinn Fein : Leaving EU will lead to united Ireland in a generation”, The Evening Standard, 24 octobre 2019.