Faut-il instituer, à l’image de ce qui s’est fait pour les Noirs aux États-Unis, un temps annuel de commémoration de l’histoire des groupes minoritaires ? La réhabilitation d’une histoire négligée est-elle la condition de la fierté du groupe et de sa reconnaissance politique ?
Aux États-Unis, chaque mois de février depuis 1976 se tient le Black History Month célébrant les contributions des Afro-Américains à l’histoire du pays. Créé en 1926 sous le nom de Negro History Week par l’historien afro-américain Carter G. Woodson (1875-1950), l’événement avait originellement pour objectif de faire connaître et reconnaître l’histoire afro-américaine, alors exclue du récit national. Contrer les stéréotypes négatifs attachés au passé des anciens esclaves et leurs descendants devait permettre d’affermir la fierté de la « race noire » dans son héritage et stimuler le respect des blancs pour leurs compatriotes de couleur. En 1976, à la suite du Mouvement pour les droits civiques, la Negro History Week est devenue le Black History Month – un événement officiel faisant désormais figure d’institution civique nationale.
Malgré son dynamisme aux États-Unis, son exportation à l’étranger ainsi que la mise en place d’autres Mois de commémoration comme le Women’s History Month, le Native Americans’ History Month et le LGBT History Month, le Mois de l’histoire noire reste la cible de critiques, précisément à cause de son institutionnalisation emphatique permettant d’apaiser à moindre frais une partie des revendications politiques de la communauté noire américaine. La solennité quasi religieuse de la célébration – on parle parfois à son égard d’une « période d’observance » – ne peut faire oublier la faible prise en compte des apports de l’histoire afro-américaine dans le débat public à un moment où celle-ci permettrait pourtant de comprendre et combattre la persistance des profondes inégalités et tensions raciales dans le pays.
La création d’une tradition civique noire
En février 1926, l’historien Carter G. Woodson et son Association for the Study of Negro Life and History (ASNLH) inauguraient aux États-Unis la première Negro History Week. L’objectif de ses promoteurs était de célébrer et de populariser l’histoire des Afro-Américains dans la société américaine.
Pour sa Negro History Week, Woodson choisit la deuxième semaine de février afin qu’elle coïncide avec les dates anniversaires de plusieurs grandes figures de l’histoire noire : Abraham Lincoln, le président responsable de l’abolition de l’esclavage en 1865 (12 février), George Washington, le défenseur de la liberté de la nouvelle nation américaine (22 février) et, entre les deux, Frederick Douglass, l’ancien esclave devenu brillant abolitionniste qui, ne connaissant pas sa date de naissance, opta pour la Saint-Valentin (14 février). « Tous les trois », disait Woodson en 1942, « furent des soldats de la liberté et pensaient que les Noirs devaient être libérés ». En ce sens, l’historien Henry Louis Gates a raison de noter que Woodson souhaitait sculpter un nouveau Mont Rushmore dans le cœur des Américains – un nouveau lieu de mémoire national aux visages noirs et blancs [1].
En 1926, ces anniversaires étaient déjà célébrés dans la communauté noire américaine – en particulier celui de Lincoln, « the Great Emancipator », depuis son assassinat en martyr le 15 avril 1865, tout comme celui de Douglass, « the Lion of Anacostia », depuis son décès en 1895. Conscient de ces traditions politiques, Woodson construisit sa Semaine de l’histoire noire à partir de pratiques commémoratives existantes, tout en les renouvelant. Historien d’inspiration marxiste, attentif au rôle du peuple dans l’histoire, Woodson insistait en effet moins sur la célébration des « grands hommes » que sur l’étude de la masse des anonymes qui, comme les soldats noirs de l’armée du Nord pendant la guerre de Sécession, avaient au moins autant que Lincoln été à l’origine de l’abolition de l’esclavage.
Peu à peu, dans les communautés noires du pays, la Negro History Week se mit en place par l’intermédiaire d’un certain nombre d’initiatives éducatives. Pour faire connaître sa Semaine, Woodson envoyait le « Negro History Week Pamphlet », à la fois brochure promotionnelle et livret de vulgarisation, aux Bureaux scolaires, aux écoles primaires et secondaires, aux églises noires, aux journaux blancs et noirs, aux revues spécialisées, aux bibliothèques et aux clubs de lecture, aux stations de radio et à toutes les institutions susceptibles d’y prendre part. Entre la fin des années 1920 et 1950, la Semaine de l’histoire noire se développa rapidement dans les écoles noires et dans quelques rares écoles blanches jusqu’à adopter une forme standardisée. Au milieu du siècle, des « Negro History Kits » très complets étaient désormais préparés par l’Association for the Study of Negro Life and History (ASALH) afin de faciliter l’organisation de la célébration. En 1948, par exemple, le kit contenait une brochure de trente-deux pages vendue au prix de deux dollars contenant des poèmes, des oraisons, une liste de jeux, un programme pour chacun des cinq jours de classe de la Negro History Week, des informations bibliographiques pour divers projets de recherche à donner aux élèves, ainsi que dix-sept photographies d’Africains-Américains célèbres à exposer. À l’aide de ce matériel, toujours vendu aujourd’hui par l’ASALH sous le nom d’Annual Black History Kits, chacun pouvait créer sa propre célébration de l’histoire noire. Du vivant de Woodson, la Semaine de l’histoire noire se répandit dans tous les États de l’Union et dans certains pays étrangers.
Aujourd’hui encore, des petits-déjeuners et des banquets, des pièces de théâtre et des parades déguisées, des conférences et des discours – souvent prononcés par une personnalité noire locale –, des concerts et des chorales, des compétitions oratoires, des concours artistiques, des lectures de poèmes, des expositions, des circuits touristiques, des programmes radiophoniques et télévisés spéciaux ponctuent ce rendez-vous civique devenu commun aux blancs et noirs.
Carter G. Woodson, le « Père de l’histoire noire »
Sa biographie explique en grande partie l’intérêt de Carter G. Woodson pour l’histoire des siens [2]. Fils d’anciens esclaves ayant combattu dans les rangs nordistes pendant la guerre de Sécession, Woodson est né en Virginie en 1875, c’est-à-dire dans le Sud, dix ans après la fin de la Guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage. Le jeune Carter vécut sa jeunesse au moment même où la période dite de Reconstruction touchait à sa fin pour laisser place à un siècle de ségrégation raciale soutenue par la violence terroriste des suprémacistes blancs – un contexte justement appelé le « nadir des relations raciales » dans les États-Unis de l’après-1865 par un futur étudiant de Woodson, l’historien afro-américain Rayford Logan [3].
Carter G. Woodson posant devant sa bibliothèque en 1948 (Addison N. Scurlock, Portraits of a City : The Scurlock Photographic Studio’s Legacy to Washington, D.C., Smithonian Institution)
À cause de sa pauvreté et de son travail aux champs en Virginie puis dans les mines de charbon en Virginie occidentale, le jeune Carter poursuivit une scolarisation très intermittente et ne dut sa maîtrise des éléments fondamentaux du cursus scolaire qu’à sa pugnacité d’autodidacte. En 1895, à 20 ans, il décida de suivre des études secondaires, puis des études supérieures, tout en exerçant des fonctions d’enseignant. En 1908, Woodson reçut un Master en histoire européenne de l’université de Chicago pour lequel il étudia pendant un semestre à la Sorbonne. Inscrit en doctorat d’histoire à l’université Harvard, Woodson déménagea en 1909 à Washington, la capitale intellectuelle de l’Amérique noire à l’époque, afin de travailler à sa thèse dans les archives de la Bibliothèque du Congrès et enseigner dans le système scolaire ségrégué de la ville. En 1912, Woodson soutint finalement son doctorat d’histoire – le deuxième Afro-Américain après W. E. B. Du Bois à le soutenir à Harvard et le premier né de parents affranchis.
Trois ans plus tard, le 9 septembre 1915, à la Wabash YMCA de Chicago, Woodson participa à la fondation de l’ASNLH (aujourd’hui l’Association for the Study of African American Life and History), qui fête son centenaire cette année en même temps que les 150 ans de l’abolition de l’esclavage (1865) et les 50 ans de l’adoption du Voting Rights Act (1965). Dès le mois de janvier de l’année suivante, il publiait le premier numéro du Journal of Negro History (aujourd’hui Journal of African American History) grâce à l’argent de sa police d’assurance-vie. Dans un champ académique ne faisant littéralement aucune place à l’histoire des Afro-Américains, le Journal of Negro History proposait un forum sans précédent destiné aux recherches sur l’histoire et la culture noires ainsi qu’à la publication de compte rendus de lecture et de sources archivistiques inédites ou peu connues.
À partir du lancement de l’ASNLH et du Journal of Negro History, Woodson s’imposa peu à peu comme la figure centrale de l’historiographie noire américaine. Nommé professeur d’histoire à l’université Howard en 1919, il y introduisit des cours – jusque-là inexistants – d’histoire afro-américaine permettant d’organiser un nouveau cursus de Master. Sa vision politiquement révolutionnaire de l’histoire noire se donnait par exemple à lire dans son ouvrage très populaire, The Negro in Our History (1922) : mettre en valeur non seulement « l’histoire des États-Unis telle qu’elle a été influencée par la présence du Noir » mais aussi ce que celui-ci « a apporté à la civilisation » [4]. En vingt chapitres et des dizaines d’illustrations, Woodson parvenait de façon claire et succincte à présenter l’histoire des Afro-Américains depuis les anciens royaumes d’Afrique jusqu’au rôle des Afro-Américains dans la Première Guerre mondiale et aux luttes contemporaines pour l’égalité civique. Pendant plus d’un quart de siècle, jusqu’à la publication en 1947 de cet autre monument de l’historiographie afro-américaine que fut From Slavery to Freedom de John Hope Franklin, l’ouvrage de Woodson resterait le manuel de référence sur l’histoire des noirs américains [5].
Par ailleurs, Woodson trouva le temps, malgré ses multiples responsabilités, de publier des études majeures toujours lues aujourd’hui, comme The History of the Negro Church (1922), caractérisées par l’insistance sur le rôle actif des Afro-Américains dans leur histoire, loin des représentations historiographiques alors dominantes faisant au mieux des noirs les victimes de l’oppression blanche. Ses études furent également novatrices dans l’utilisation de sources archivistiques jusque-là inexplorées comme les témoignages d’esclaves et l’histoire orale. Dans cet esprit, Woodson participa à la formation d’une nouvelle génération d’historiens spécialistes d’histoire afro-américaine, comme Rayford W. Logan le futur directeur de l’ASNLH, en dirigeant leurs recherches et en publiant leurs travaux.
Pour l’ensemble de son travail, quelques semaines après après avoir lancé la Negro History Week, Carter G. Woodson recevait en juin 1926 la Spingarn Medal, la plus haute distinction décernée par la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), la grande association de défense des droits des noirs et des minorités. Aujourd’hui, parce qu’il créa quasiment de toutes pièces un champ historiographique nouveau, Woodson est communément présenté comme « le père de l’histoire noire ».
Black pride : faire connaître l’histoire noire
En lançant la Negro History Week, Carter G. Woodson avait des objectifs au moins autant politiques que scientifiques. Il s’agissait d’abord pour lui de faire connaître l’histoire noire aux noirs eux-mêmes, puisqu’elle n’était quasiment jamais enseignée à l’école ni évoquée dans les médias.
L’ouvrage de Carter G. Woodson, The Mis-Education of the Negro (1933) entendait donner les clés de la libération spirituelle noire. Il a été vendu à des centaines de milliers d’exemplaires. (Africa World Press)
La Negro History Week cherchait en effet à sensibiliser les Afro-Américains à leur propre histoire afin de développer chez chacun sa fierté raciale, c’est-à-dire à la fois son estime de soi et sa confiance en soi. Par cette véritable (re)création de soi-même, il s’agissait d’affermir un rapport nouveau au monde se traduisant par une résolution nouvelle dans la bataille pour l’égalité symbolique et civique. Woodson pouvait ainsi déclarer : « Nous avons une histoire magnifique derrière nous ». « Elle se lit », continuait-il, « comme l’histoire d’un peuple dans un âge héroïque ». Il fallait donc d’après lui « étudier cette histoire, et l’étudier avec la certitude que nous ne sommes pas, après tout, un peuple inférieur, mais simplement un peuple qui a été retenu en arrière, un peuple dont le progrès a été entravé. Nous allons revenir à cette histoire magnifique et cela nous inspirera de nouveaux accomplissements » [6]. En ce sens, son initiative s’inscrivait dans la tactique politique d’« élévation de la race » (racial uplift), privilégiée par l’élite noire depuis la fin de la guerre de Sécession.
Pour diffuser l’histoire noire auprès d’un large public n’appartenant pas seulement aux classes moyennes noires, Woodson publia de nombreux livres de vulgarisation scientifique, comme Negro Makers of History (1928), African Myths Together with Proverbs (1928), The Story of the Negro Retold (1935), The African Background Outlined (1936), African Heroes and Heroines (1939). Il créa également en 1937 le Negro History Bulletin, un périodique moins spécialisé et plus accessible que le Journal of Negro History. En particulier, le Bulletin se donnait pour tâche d’expliquer en détail aux lecteurs le thème annuel choisi pour la Semaine de l’histoire noire.
Woodson présentait cette effervescence éditoriale comme un contre-feu à ce qu’il nommait « l’éducation sous contrôle extérieur » reçue par les jeunes Afro-Américains. En 1933, dans un ouvrage-manifeste intitulé The Mis-Education of the Negro, Woodson avait en effet brillamment et fermement dénoncé la teneur de cet enseignement, ou plutôt de cette « propagande » disait-il, entièrement fondée sur la glorification de la culture de l’Amérique blanche et le mépris des autres menant le noir à la honte de lui-même et à l’acceptation de sa propre domination [7]. « Si vous faites sentir à un homme qu’il est inférieur », affirmait Woodson, « vous n’avez pas à le forcer à accepter un statut inférieur, car il le recherchera de lui-même ». Pour Woodson, les lynchages commençaient donc sur les bancs de l’école car « Pourquoi ne pas exploiter, asservir, ou exterminer un groupe que tout le monde apprend à considérer comme inférieur ? » [8]. Au sens propre, la Negro History Week consistait donc en une rééducation des noirs américains, en particulier des enfants, afin de leur faire connaître la grandeur de leur héritage – un objectif toujours d’actualité aujourd’hui.
L’idée d’une telle rééducation spirituelle fut accueillie avec engouement dans l’Amérique noire des années 1920. La Negro History Week s’intégrait alors à ce vaste mouvement d’effervescence culturelle connue sous le nom de Negro Renaissance ou New Negro Movement ou encore Harlem Renaissance. Que ce soit dans la musique, la littérature, la peinture ou bien encore le sport et la vie nocturne, cette renaissance fut caractérisée par la promotion d’une posture politique de fierté raciale fondée sur une conscience nouvelle de soi en tant que noir élargie à tous les « peuples de couleur » de la planète alors sous le joug du colonialisme européen. Woodson fut une incarnation de ce « New Negro » de l’après Première Guerre mondiale adoptant un militantisme audacieux en faveur de l’égalité. En 1925, un an avant la création de la Negro History Week, le philosophe noir Alain Locke, ancien collègue de Woodson à l’université Howard, publiait un recueil d’essais, véritable manifeste de la Renaissance noire, intitulé The New Negro. Dans ces pages, un chapitre rendait hommage à Woodson en expliquant comment « The Negro Digs Up His Past » (« Le Noir perce au jour son passé ») [9]. Rétrospectivement, en 1940, Du Bois déclarerait que la création de la Negro History Week fut, sans aucun doute, « le plus grand accomplissement » de la Renaissance noire [10].
White respect : faire reconnaître l’histoire noire
La Negro History Week n’eut pas que des objectifs politiques à usage interne à la communauté afro-américaine. En créant cet événement, Carter G. Woodson s’adressait également à la communauté blanche américaine. Il s’agissait pour lui de faire reconnaître la grandeur de l’histoire noire afin de faire la preuve de la respectabilité noire, s’attirer le respect des blancs et ainsi obtenir l’égalité symbolique et civique.
À l’époque, cette stratégie politique d’« élévation de la race » cherchait à dissoudre le « préjugé racial », un fait psychologique alors considéré comme la cause de l’hostilité entre les races. La bataille en faveur de droits égaux visait donc la destruction des stéréotypes dévalorisants attachés aux noirs. Pour Woodson, il s’agissait en particulier de s’attaquer à l’interprétation du passé très hostile aux Afro-Américains diffusée par l’historiographie dominante blanche. Pour y parvenir, Woodson, comme ses contemporains, voyait dans l’éducation, c’est-à-dire dans la révélation de la vérité sur les noirs, le meilleur moyen de combattre les préjugés raciaux et faire advenir l’égalité. Des faits objectifs, exposés par une recherche méthodique devaient prouver à quel point les noirs avaient activement participé « au progrès de l’humanité » [11]. Une telle épiphanie de la dignité noire avait pour objectif ultime l’intercompréhension entre les races. Aussi, à une époque où l’égale dignité des êtres humains ne faisait en aucun cas l’objet d’une évidence partagée chez les blancs, les noirs devaient-ils organiser leurs luttes pour l’égalité autour d’une politique de la reconnaissance. La Semaine de histoire noire représenta l’un des axes de ce vaste mouvement.
Ce mouvement se déploya dans un contexte particulièrement défavorable. En 1915, au moment où Woodson lançait l’ASNLH, les communautés afro-américaines commémoraient le cinquantième anniversaire de l’adoption du 13e Amendement abolissant l’esclavage tout en constatant le peu d’avancées, et à certains égards les multiples régressions en matière d’égalité raciale depuis cet événement fondateur. La création de l’ASNLH avait en effet pris place au beau milieu de la virulente controverse – et des violentes émeutes – entourant la sortie en mars 1915 du film de David W. Griffith, La Naissance d’une nation, portant à l’écran les stéréotypes racistes les plus éculés sur les noirs et la glorification du Ku Klux Klan. Ce type de stéréotypes étaient par exemple relayés par des best-sellers utilisant à l’époque le racisme scientifique pour appeler à la sauvegarde d’une suprématie blanche menacée : The Passing of the Great Race de Madison Grant (1916) et The Rising Tide of Color Against White World-Supremacy de Lothrop Stoddard (1921). Une telle « suprématie » prit les traits des centaines de victimes noires pendant les émeutes raciales de East St. Louis en 1917, puis du « Red Summer » en 1919 à travers tout le pays. Elle se concrétisa également dans ces statistiques : sur la décennie qui sépara la fondation du Journal of Negro History (1916) de celle de la Negro History Week (1926), près d’un Afro-Américain avait été lynché chaque semaine. La célébration de la première Negro History Week prenait finalement place à un moment où la ségrégation raciale s’était étendue à l’ensemble du pays et que des millions d’Afro-Américains avaient été privés de leurs droits de citoyens.
Multiculturel avant la lettre, le message de Carter G. Woodson insistait sur la reconnaissance de la pluralité des acteurs dans l’histoire. Une fresque de la 9e Rue à Washington le rappelle. (Wikipedia Commons)
Face à cette situation, Woodson ne défendait pas un nationalisme culturel noir, mais avant la lettre une forme de multiculturalisme encourageant la reconnaissance mutuelle de la pluralité et de l’égalité des cultures. Par l’intermédiaire de sa Semaine de l’histoire noire, Woodson cherchait à enrichir et compléter plutôt que détruire et remplacer l’identité et la culture blanches. D’après lui, la Negro History Week « n’est pas tant une Semaine de l’histoire noire qu’une Semaine de l’histoire. Nous devrions insister non pas sur l’Histoire noire, mais sur le Noir dans l’histoire. Ce dont nous avons besoin n’est pas une histoire de races ou de nations sélectionnées, mais l’histoire du monde dépourvue de biais national, de haine raciale et de préjugé religieux » [12].
Le Black History Month : une institution civique américaine
Jusqu’à la mort de son créateur en 1950, la Negro History Week ne cessa de prendre de l’importance dans la communauté noire américaine. Mais ce ne fut qu’en 1976, au lendemain du Mouvement pour les droits civiques des années 1950 et 1960, que la Negro History Week devint une institution civique nationale sous le nom de Black History Month.
Les efforts de Carter G. Woodson fournirent aux enseignants afro-américains les ressources nécessaires pour introduire l’histoire noire dans leurs pratiques pédagogiques. Dans les années 1930 et 1940, lorsqu’elle était abordée, cette histoire n’était le plus souvent présentée que comme une annexe, rapidement survolée et caricaturée, de l’histoire (blanche) des États-Unis. Le jeune Malcolm Little, futur Malcolm X, s’en souviendrait avec douleur et amertume, avant de réinterpréter radicalement l’ensemble de l’histoire du monde depuis le point de vue noir [13]. Enseigner l’histoire noire, y compris dans les écoles noires, demeurait à l’époque un acte militant et donc subversif. Après la Seconde Guerre mondiale, les luttes pour l’indépendance en Afrique, le développement du Black Power, du pan-africanisme puis de l’afro-centrisme favorisèrent l’émergence d’un Black Studies Movement militant pour l’établissement de départements d’études noires dans les universités américaines ainsi qu’une révision des programmes scolaires. Parmi les ouvrages-phares des promoteurs des Black Studies, trônait le maître-livre de Carter G. Woodson, The Mis-Education of the Negro. Il est d’ailleurs significatif que les premiers travaux universitaires consacrés à Woodson – notamment par de jeunes historiennes et historiens blancs – aient été publiés au tournant des années 1960 et 1970, dans l’effervescence de la révolution noire américaine.
Reflétant les évolutions politiques et donc aussi taxonomiques de l’époque, la Negro History Week devint la Black History Week puis le Black History Month. Dès les années 1960, la Semaine avait été réaménagée par une génération nouvelle d’intellectuels noirs, et parfois allongée à un mois entier de célébrations. Pourtant, sous l’effet conjugué des revendications politiques du Civil Rights Movement et du Black Power Movement, le radicalisme révolutionnaire de la Semaine de l’histoire noire s’était peu à peu dissipé pour faire apparaître ses objectifs originels – faire connaître et reconnaître l’histoire noire – comme doués d’une indiscutable évidence.
Une évidence reconnue comme telle par le président Gerald Ford en 1975 qui, pour la première fois, exhortait officiellement tous les Américains à participer à la Black History Week afin de « reconnaître l’importante contribution de nos citoyens noirs à la vie et à la culture de notre nation ». « Avec l’expansion du Mouvement pour les droits civiques », poursuivait Ford, « est advenue pour chacun d’entre nous une saine prise de conscience des accomplissements trop longtemps restés obscurs et passés sous silence » (« Message on the Observance of Black History Week », 3 février 1975). L’année suivante, pour le bicentenaire de l’Indépendance du pays et les cinquante ans de la Negro History Week, l’ASALH lança officiellement le Black History Month. Quelques semaines plus tard, Gerald Ford publia le premier « Message on the Observance of Black History Month », une tradition reprise depuis lors par tous les présidents du pays. Ford y rendait un hommage appuyé à Woodson et aux « contributions impressionnantes » des Afro-Américains à l’histoire du pays, concrétisant les idéaux des Pères fondateurs et de la Révolution américaine [14].
Dix ans plus tard, le Congrès des États-Unis fit du mois de février 1986 le National Black (Afro-American) History Month, tandis que le président Ronald Reagan déclarait que « L’histoire noire aux États-Unis a été un champ d’expérimentation des idéaux de l’Amérique ». Reagan affirmait ainsi que « L’expérience et le caractère américains ne pourront jamais être entièrement saisis tant que la connaissance de l’histoire noire ne reçoit pas la place qu’elle mérite dans nos écoles et nos enseignements » [15]. Quelques jours après la première célébration du Martin Luther King Day le 20 janvier 1986, l’histoire noire pouvait désormais être célébrée comme essentiellement américaine par des présidents républicains blancs. La réussite posthume de Carter G. Woodson semblait absolue.
Des préoccupations secondaires et mercantiles ?
En réalité, à cause de sa notoriété aux accents politiquement corrects, le Mois de l’histoire noire est resté la cible de critiques lui reprochant notamment d’avoir perdu de vue la visée politique radicale qui animait son fondateur en 1926.
Pour Woodson, la Semaine de l’histoire noire devait s’étaler sur l’année entière. En février 1995, le magazine noir Ebony en donnait une illustration avec notamment Martin Luther King (janvier), Frederick Douglass (février), Sojourner Truth (mars), Duke Ellington (avril), Jackie Robinson (mai), Malcolm X (juin). (Ebony, février 1995, p. 62)
Parmi les critiques les plus couramment avancées à l’encontre du Black History Month se trouve le fait que cette célébration de l’histoire noire soit cantonnée à un seul mois de l’année – le plus court de surcroît. De mars à janvier, l’histoire noire serait-elle remisée au placard des préoccupations secondaires ? Mettre en valeur l’histoire noire pendant un mois spécifique ne renforcerait-il pas les préjugés des blancs sur son caractère anecdotique ? D’ailleurs, existe-t-il un Mois de l’histoire blanche ? En 2005, l’acteur afro-américain Morgan Freeman avait ainsi fait polémique en qualifiant de « ridicule » le Mois de l’histoire noire, considérant que son histoire n’avait pas à être « reléguée » à un seul mois dans la mesure où « l’histoire noire est l’histoire américaine ». Pour se débarrasser du racisme, affirmait Freeman, il faudrait « arrêter d’en parler » [16]. De leur côté, les critiques conservateurs du Mois de l’histoire noire soulignent que l’insistance exagérée sur les réussites noires ne ferait qu’aggraver le retard des élèves afro-américains dans la maîtrise des éléments fondamentaux du cursus scolaire.
Carter G. Woodson avait déjà répondu à ce type d’objections. En 1933, il déclarait ainsi que « Celui qui regarde la célébration de la Semaine de l’histoire noire comme un effort pour caser en sept jours d’étude intensive tout ce qui devrait être appris par le Noir pendant l’année est ou bien mal informé sur ce que signifie la célébration ou bien trop partial pour dire la vérité » [17]. Woodson ne comprenait pas la Negro History Week comme une célébration ne durant qu’une semaine, mais au contraire comme l’orchestration d’une année d’enseignements et d’apprentissages. En ce sens, la Semaine devait se préparer tous les jours de l’année, et équivalait dans son esprit à une véritable « Negro History Year ». Mais parce que les Afro-Américains restaient dominés dans la société américaine, un temps particulier dédié à la reconnaissance de l’histoire noire restait indispensable sous peine de laisser intactes les structures objectives et subjectives de l’oppression raciale.
Produits de basket-ball des marques Nike (en haut) et Adidas (en bas) sortis pour le Black History Month 2015.
L’autre grande critique portée à l’encontre du Black History Month est fondée sur la marchandisation débridée qui lui est associée. Le Mois de l’histoire noire ne serait-il finalement qu’une vaste opération commerciale destinée à vendre livres, chaussures, sodas, et autres colifichets mémoriels – stylos, T-shirts, porte-clés, tasses, posters, etc. ? La culture noire serait-elle une simple accroche marketing ? Le Mois ne serait-il pas l’occasion d’une consommation de masse agrémentée de bonne conscience collective ? Effectivement, un certain nombre de grandes entreprises américaines profitent de l’occasion pour promouvoir leurs produits auprès des Afro-Américains tout en affichant leur « conscience civique » à bon compte. En 1997, l’historien John Hope Franklin voyait dans le Mois une véritable foire de « charlatanerie » (hucksterism) – raison pour laquelle, disait-il, « j’ai mis un point d’honneur à faire des conférences sur l’histoire afro-américaine pendant les onze autres mois. Cela a été ma petite croisade personnelle pour hâter la réalisation du rêve de Woodson » [18].
Là encore, Woodson avait répondu à ces critiques de son vivant. Dès les années 1930, la popularité de la Negro History Week ne permit pas à l’ASNHL d’en contrôler entièrement le déroulement. Aussi Woodson mettait-il en garde les enseignants noirs contre les spécialistes auto-proclamés d’histoire noire américaine cherchant à vendre diverses prestations commémoratives. En 1941, il s’adressait en ces termes aux enseignants : « Ne faites pas appel à ces quelques beaux parleurs pour discuter dans votre école de l’histoire du Noir. L’orateur n’en a en général pas beaucoup dans le crâne. Sa compétence première vient de poumons puissants – d’un bon soufflet. Sur le Noir il ne connaît que très peu de choses en général et rien en particulier, sauf comment exploiter la race. Laissez les enfants étudier l’histoire de la race, et ce seront eux les conférenciers qui feront honte au bonimenteur » [19]. Pour Woodson, le cœur de la célébration ne devait jamais être perdu de vue : l’éducation sans cesse recommencée des générations.
Inflation commémorative ou pluralisme démocratique ?
En dépit de ces critiques, le Black History Month est aujourd’hui une institution civique dynamique dont la vitalité se donne à voir dans son internationalisation et dans la création de nombreux autres Mois de commémoration aux États-Unis.
Affiche du LGBT History Month pour octobre 2014
Depuis les années 1970, le Black History Month a été la matrice de nombreuses autres commémorations aux États-Unis. Parmi les Mois consacrés à l’histoire ou à l’héritage d’un groupe ethnique ou sexuel aux États-Unis, se trouvent le Women’s History Month et l’Irish American Heritage Month en mars ; le Asian/Pacific Islander Heritage Month et le Jewish American Heritage Month en mai ; le Hispanic Heritage Month du 15 septembre au 15 octobre ; le LGBT History Month et l’Italian American Month en octobre ; le Native American Heritage Month en novembre.
Cet accroissement commémoratif a provoqué de vives critiques, venant aussi bien de droite que de gauche. Tandis que certains conservateurs considèrent ces initiatives comme un danger planant sur l’unité de la mémoire nationale et donc de la nation elle-même, certains progressistes y voient au contraire la preuve de l’hégémonie de la culture dominante qui persiste à l’arrière-scène. Pour leur part, les défenseurs de ces Mois font valoir leur utilité dans une nation pluraliste ouverte à des traditions et des cultures multiples qui recomposent le modèle « anglo-saxon » dominant. Pour eux, le mouvement lancé par Woodson était précurseur d’une véritable démocratie multiculturelle – ce que le thème du Black History Month en 2007 cherchait à rappeler : « Carter G. Woodson et les origines du multiculturalisme ».
Affiche du « Mois de l’histoire des Noirs » éditée par le gouvernement canadien pour février 2015. (Gouvernement du Canada)
C’est pour cette raison que le Black History Month est aujourd’hui officiellement célébré au Royaume-Uni et au Canada, deux pays abritant des minorités afro-caribéennes nombreuses et anciennes. Depuis 1987, la célébration a lieu en octobre outre-Manche, et depuis 1995 en février au Canada. Dans ces deux pays, comme aux États-Unis, la célébration a pour objectif de donner davantage de visibilité aux accomplissements des populations noires à l’intérieur de l’histoire nationale.
Il n’existe pas en France de Mois de l’histoire noire ni d’autres Mois de ce type, mais les débats qui agitent les sociétés américaine, canadienne et britannique à leur propos y existent néanmoins. Par exemple, la lente édification et l’inauguration tardive, en décembre 2014, du Musée de l’histoire de l’immigration à Paris dit bien la difficile reconnaissance officielle du rôle des groupes minoritaires dans la construction nationale. Le thème des dangers mortifères de la supposée « concurrence des mémoires » exprime les angoisses liées à la crise identitaire que traverserait la France – une crise devant être résolue, selon certains, par un « retour » au roman national, c’est-à-dire le plus souvent à la patrimonialisation fantasmée d’une France éternelle.
Pourtant, Carter G. Woodson avait bien montré la nécessaire diversité du récit national dans les démocraties sûres d’elles-mêmes. Encore aujourd’hui, Woodson nous aide à comprendre que la pluralité des voix dans ce récit est consubstantielle au pluralisme d’institutions vraiment démocratiques. En ce sens, sa Negro History Week n’était pas une initiative particulariste, mais bien universaliste : atteindre l’universel par le particulier afin de construire une société plus juste. Toute sa vie a montré la difficulté d’un tel processus : offrir un contre-récit à l’histoire nationale dominante n’est jamais indolore puisqu’il ne s’agit pas tant de donner la parole à chacun que de la prendre à certains afin que des voix nouvelles remplacent celles qui délimitaient jusqu’alors ce qu’il était possible de penser, et donc de faire.
Nicolas Martin-Breteau, « Le Black History Month. Réhabilitation historique, reconnaissance politique »,
La Vie des idées
, 27 février 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-Black-History-Month
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[2] Sur la biographie de Woodson, voir Jacqueline Goggin, Carter G. Woodson : A Life in Black History, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1993 ; Pero Gaglo Dagbovie, The Early Black History Movement, Carter G. Woodson, and Lorenzo Johnston Greene, Urbana, University of Illinois Press, 2007 ; Pero Gaglo Dagbovie, Carter G. Woodson in Washington, D.C. : The Father of Black History, Charleston, The History Press, 2014.
[3] Voir Rayford W. Logan, The Negro In American Life And Thought : The Nadir, 1877-1901, New York, Dial Press, 1954.
[4] Carter G. Woodson, The Negro in Our History, Washington, D.C., The Associated Publishers, 1922, p. vii.
[16] Voir Mike Wallace et Morgan Freeman, « 60 Minutes », CBS, 18 décembre 2005,
[17] Cité dans Gates, Jr., « Shouldn’t Every Day Be “Black History Month” ? ».
[18] John Hope Franklin et al., « Black History Month : Serious Truth Telling or a Triumph in Tokenism ? », The Journal of Blacks in Higher Education, n°18, 1997-1998, p. 88.
[19] Dagbovie, Carter G. Woodson in Washington, p. 103.