Depuis le référendum de 2016, le Brexit domine l’actualité politique en Irlande du Nord. En relançant le débat sur la réunification de l’Irlande, il a aussi ravivé les tensions communautaires entre Catholiques et Protestants. Quelles sont les sources économiques et sociales de ces conflits, et quels en sont les enjeux pour l’avenir de l’Irlande du Nord ?
« Non à la frontière maritime », « EU hors de l’Ulster » ; « Le Protocole nord-irlandais annule l’Accord du Vendredi Saint ». Ces graffitis, qui se sont multipliés sur les murs des quartiers nord-irlandais début mars 2021, traduisent bien le malaise grandissant qui gagne la communauté loyaliste [1]. Sa frustration et sa colère s’articulent autour de l’accord signé en 2019 entre le Royaume-Uni et l’UE [2], et se concentrent tout particulièrement sur la section qui concerne l’Irlande du Nord. Si le sens profond de ces graffitis peut sembler quelque peu obscur aux regards extérieurs, il est écrit dans un langage que la plupart des Irlandais, et surtout des Nord-irlandais, parlent couramment. En effet, depuis cinq ans, le Brexit fait régulièrement la une des journaux et domine les conversations politiques. Le vote en faveur d’un retrait de l’UE a profondément transformé les tenants du débat sur l’avenir de cette province du Royaume-Uni, renforçant la position de ceux qui prônent la réunification de l’Irlande et provoquant une crise profonde chez ceux qui veulent à tout prix maintenir le lien qui les rattache au reste du Royaume-Uni. Le Brexit a déstabilisé la communauté unioniste, dont l’identité a déjà été mise à l’épreuve depuis les vingt dernières années, sous l’action conjuguée du processus de paix entamé au début des années 1990, des avancées obtenues par la communauté nationaliste, et d’un sentiment d’exclusion qui prévaut au sein des quartiers les plus défavorisés, demeurés pour certains sous la coupe réglée des paramilitaires. Ainsi, les émeutes qui ont secoué l’Irlande du Nord, à Pâques 2021, principalement liées à une opposition virulente aux contrôles douaniers effectués dans les ports nord-irlandais, ont des racines socio-économiques bien plus profondes.
L’impasse de la frontière
Le Protocole nord-irlandais est un texte de 63 pages qui détaille la manière dont les contrôles douaniers seront effectués sur certains produits exportés du Royaume-Uni vers l’UE, mais transitant par l’île d’Irlande. C’est la seule solution sur laquelle se sont accordées les deux parties pour contourner l’obstacle qui a dominé une bonne partie des négociations sur le Brexit depuis juin 2016 : où placer la frontière douanière entre le Royaume-Uni et ses anciens partenaires de l’UE ? La question est épineuse, car personne ne souhaite voir une séparation entre les deux Irlande. Elle avait néanmoins été largement ignorée, ou tout du moins sous-estimée, pendant la campagne du référendum de 2016, avant de devenir l’un des principaux points d’achoppement entre les deux parties. Les prises de position sont d’autant plus polarisées que la République d’Irlande, soutenue par ses partenaires européens, a affirmé tout au long du processus de négociation son opposition à tout type de frontière sur l’île. De leur côté, les Unionistes se sont montrés tout aussi fermes quant à leur rejet d’une séparation entre deux parties constituantes du Royaume-Uni (soit la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord).
Le Protocole, toutefois, confère à l’Irlande du Nord un statut hybride, plaçant la région hors de l’UE, au même titre que le reste du Royaume-Uni, tout en la maintenant dans l’union douanière et tarifaire. La province reste donc fermement ancrée dans le RU, mais elle en est désormais quelque peu à l’écart, ses ports étant appelés à devenir des centres de contrôles douaniers. Pire encore, aux yeux des Unionistes et loyalistes, ces mesures ont été actées par un gouvernement conservateur a priori allié de leur cause, ce qui a, par moments, éprouvé les relations entre Londres et Belfast. En 2017, la Première ministre conservatrice Theresa May, qui avait perdu la majorité absolue à Westminster, s’était assurée de la « confiance et du soutien » du Parti Démocratique d’Ulster (DUP), les deux formations politiques s’engageant à soutenir l’Union et les Accords du Vendredi Saint [3]. Pour le DUP, toutefois, la solution du « backstop », consistant à maintenir l’Irlande du Nord dans le marché unique et créant une union douanière transitoire entre l’UE et le Royaume-Uni, était inacceptable. C’était la ligne rouge que le DUP et une partie des conservateurs, y compris Boris Johnson, s’étaient promis de ne jamais franchir. Toutefois, la solution du nouveau locataire du 10 Downing Street, au lendemain du raz de marée conservateur de décembre 2019, plongeait l’Irlande du Nord dans la confusion et compliquait encore davantage la position des Unionistes. Le traité conclu en décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’UE parvint à éviter un Brexit dur, et le DUP lui fit un accueil timide dans un premier temps, pour annoncer quelques jours plus tard qu’il voterait contre. Sans aller jusqu’à crier à la trahison, le député Sammy Wilson résumait bien la méfiance et la déception des Unionistes à l’égard des conservateurs : « Nous comptons sur [le gouvernement] pour tenir les promesses qu’il a faites au peuple nord-irlandais, mais vous ne l’avez pas fait à ce jour, alors ne comptez pas sur notre soutien ». [4]
Dans les premières semaines qui suivirent son application, le Protocole engendra quelques délais et perturbations dans les chaînes d’approvisionnement. En outre, des mises en garde furent adressées aux employés chargés d’effectuer les contrôles dans les ports, mais la police nord-irlandaise (PNSI) n’y vit pas de menace crédible. Toutefois, il est certain que le sentiment anti-Protocole gagnait une partie de la communauté loyaliste, pour atteindre son paroxysme le week-end de Pâques 2021, lorsque des manifestations violentes, initialement dans la ville de Derry, se propagèrent dans les principales zones urbaines nord-irlandaises et secouèrent la région pendant deux semaines d’affilée.
Les représentants politiques portent sans doute aucun leur part de responsabilité dans ces émeutes. Le DUP, tout en appelant au calme, se devait de trouver un moyen d’affirmer son soutien à l’Union, et tint des propos parfois incendiaires. Le parti remit ouvertement en question le Protocole, lançant un plan en cinq points pour obtenir son retrait, y compris une pétition en ligne qui obtint plus de 140 000 signatures en quelques jours. La Première ministre Arlene Foster s’était entretenue avec les tenants d’un groupe radical, le Conseil des communautés loyalistes, qui représente d’anciennes organisations paramilitaires. [5] Elle justifia cette rencontre par la nécessité « d’entendre ces communautés et d’être à l’écoute de leurs inquiétudes, que nous partageons, concernant le Protocole, le statut du Royaume-Uni, et les Accords de Belfast ». Cette démarche valut à Foster certaines critiques, dans la mesure où les représentants des anciens paramilitaires continuent d’exercer un contrôle sur leurs quartiers et représentent un risque potentiel pour la stabilité de la région. Effectivement, deux semaines après cette rencontre, le Conseil des communautés loyalistes annonça, dans une lettre à Boris Johnson, qu’il retirait son soutien à l’Accord du Vendredi Saint. Le sous-texte de sa déclaration était quelque peu inquiétant, suggérant que les groupes qu’il représentait étaient prêts à saboter les accords ou tout du moins à les utiliser en tant que leviers pour obtenir le retrait du Protocole : « Ne sous-estimez pas l’intensité du sentiment [anti-Protocole] de toute la famille unioniste… Si vous ou l’UE n’êtes pas prêts à honorer intégralement les Accords, vous serez responsables de leur destruction permanente. » [6]
« Personne ne nous écoute »
Toutefois, le ressentiment palpable parmi les communautés loyalistes n’est pas uniquement dû au Protocole. Certains quartiers, surtout urbains, se sentent laissés pour compte depuis le début du processus de paix. Comme l’explique le politologue David Mitchell (Courthouse News Service, 28 juin 2019, « c’est d’ailleurs la principale critique à l’encontre du processus [de paix], qui a réussi à mettre fin à la violence, mais sans rien faire pour combattre la pauvreté. Il a permis des avancées économiques, mais il n’a pas fait grand-chose pour les quartiers les plus défavorisés ». Dans ce cadre, les progrès obtenus grâce à l’Accord du Vendredi Saint sont perçus de manière négative, avec la conviction profonde que le processus dans son ensemble a largement bénéficié à la communauté nationaliste au détriment de son pendant unioniste. Ce sentiment était déjà bien présent en 2012, lorsqu’une décision en apparence anodine de la mairie de Belfast, celle de ne plus hisser le drapeau britannique qu’à certaines dates, et non tous les jours de l’année, entraîna des semaines de protestation, parfois violentes. La défense de l’identité unioniste et la loyauté envers la Couronne étaient au cœur du sujet. Un rapport de la Queen’s University Belfast, publié en 2014 [7], révéla que pour beaucoup de Loyalistes, les avancées faites par les Nationalistes étaient systématiquement perçues comme un recul pour eux. Par conséquent, le sentiment d’abandon de la part de Londres et de Belfast alimentait une profonde insécurité quant à leur identité et leur avenir. L’amertume des personnes interrogées par les auteurs de l’étude était profonde. Outre la perte de vitesse de leur culture, étant donné l’importance grandissante conférée à la langue irlandaise, elles se plaignaient aussi de ne plus pouvoir exprimer librement leur patrimoine culturel, notamment à cause des restrictions imposées aux défilés de l’Ordre d’Orange, qui ont lieu tous les ans pour célébrer la culture et l’histoire loyalistes [8]. Ces mêmes personnes s’indignaient enfin de la présence d’anciens membres de l’IRA au sein du gouvernement, notamment l’ancien vice-Premier ministre Martin McGuinness, qui avait admis son appartenance à l’IRA lors des événements de Bloody Sunday en janvier 1972.
Les Loyalistes ont aussi l’impression que les Nationalistes s’en sortent mieux qu’eux sur un plan économique. Pendant des décennies, le contexte était largement favorable aux Unionistes, notamment en matière d’accès à l’emploi. Cependant, au cours des vingt dernières années, la situation s’est rééquilibrée. Le taux de Catholiques dans la population active est passé de 40,3% en 2001 à 49,3% vingt ans plus tard, les plaçant quasiment à égalité avec les Protestants (50,7%), preuve d’une progression économique plus rapide chez les Nationalistes [9] Autre indicateur de disparité entre les deux communautés, l’échec scolaire était également au cœur des mouvements de protestation loyalistes de 2012. Effectivement, une étude a montré que les Catholiques sont plus nombreux à faire des études supérieures que les Protestants (45,8% contre 40,2%), ce qui affecte particulièrement les jeunes hommes (43,2% de garçons font des études supérieures par rapport à 56,8% de filles). Si l’on prend en compte la classe sociale, le déséquilibre est encore plus flagrant. Les enfants catholiques provenant de milieux défavorisés et bénéficiant de repas scolaires gratuits ont de meilleurs résultats aux examens de fin de secondaire que les enfants protestants : 45% des garçons catholiques obtiennent l’équivalent du bac contre 36,6% chez les Protestants, ces chiffres étant de 55,6% et 4,9% pour les filles. Par conséquent, les jeunes hommes des quartiers loyalistes sont plus susceptibles de quitter l’école plus tôt et donc de connaître le chômage ou la précarité [10].
La vie à l’ombre des murs
L’atténuation des inégalités qui frappaient autrefois les Catholiques devrait a priori contribuer à bonifier les relations entre les deux communautés. Celles-ci ont indubitablement progressé depuis la signature des Accords de Belfast, et de nombreux projets ont été mis en place pour améliorer la situation sur le terrain, dont un grand nombre financé par des injections massives de fonds européens [11]. Pourtant, dans les grandes villes, la ségrégation reste de mise parmi les milieux prolétaires, et les tensions sont encore palpables dans certains quartiers qui, bien que limitrophes, n’ont quasiment aucun contact entre eux. Ces zones d’interface, comme on les appelle, sont séparées par une centaine de murs ou de barrières, disséminés à travers toute l’Irlande du Nord. La plupart de ces lignes de paix sont situées à Belfast ; elles vont de barrières ouvertes pendant la journée, à des portails improvisés, ou encore à un mur de plus de 5 km de long et 6 mètres de hauteur par endroit, séparant le quartier républicain de Falls et celui, loyaliste, de Shankill. Construit en 1969 pour tenter de contenir les débordements de violence entre les deux communautés, ce mur, censé être provisoire, est désormais le plus ancien d’Europe, ayant survécu à son homologue berlinois.
La permanence de ces structures, vingt ans après la signature de l’Accord du Vendredi Saint, pose un certain nombre de problèmes. Ces séparations, en effet, freinent le développement et les investissements économiques dans ces quartiers, limitent les déplacements quotidiens et représentent un obstacle à l’amélioration des relations intercommunautaires [12]. Pourtant, des études montrent que ceux qui vivent derrière ces murs se prononcent en majorité contre leur destruction. Parmi les nombreuses raisons qu’ils mettent en avant, on peut citer la crainte de voir les tensions s’envenimer, et la conviction que ces murs les protègent d’éventuelles attaques. En 2013, le gouvernement nord-irlandais a publié un plan d’action, Together : Building a United Community Strategy (Ensemble, construisons une stratégie pour des communautés unifiées), qui visait à détruire ces séparations d’ici à 2023. À ce jour, toutefois, cet objectif n’a pas été atteint, au vu de la résistance des quartiers concernés. Pour la plupart des résidents, la priorité est de vivre en sécurité. Les relations entre les deux communautés restent fragiles, et le contexte politique ne contribue en rien à apaiser la situation. L’un des résidents, interviewé par la presse, l’avait résumé ainsi : « Je pense qu’un jour, ces murs vont tomber, mais vu le climat politique actuel, c’est encore bien trop tôt. Peut-être dans 10 ou 15 ans, mais avant toute chose il nous faut un gouvernement qui fonctionne et dont les différents membres arrivent à se mettre d’accord » [13].
Ces quartiers sont, généralement, ceux qui connaissent les niveaux de sectarisme et de pauvreté les plus élevés de la province. De nombreuses études ont identifié l’intersection entre ces deux phénomènes. L’une d’elles, datant de 2019, concluait qu’on y trouve « des concentrations persistantes de pauvreté et de contentieux culturels. Les organisations paramilitaires semblent être présentes et se font concurrence entre elles pour obtenir le contrôle de certaines zones » [14]. Ces groupes, impliqués dans le crime organisé allant du trafic de drogue au blanchiment d’argent, continuent à hanter les quartiers tant nationalistes qu’unionistes. Selon certaines sources [15], si les paramilitaires n’étaient pas ouvertement aux manettes des émeutes loyalistes de Pâques 2021, ils avaient néanmoins tout intérêt à faire des forces de police la cible des manifestants, le Service de police nord-irlandais (PSNI) ayant récemment mené à bien certaines opérations contre ces gangs organisés. Du côté nationaliste, on compte un certain nombre d’organisations paramilitaires, communément appelées « dissidentes ». Les unes, apparues dans les années 1990, étaient issues de scissions au sein de l’IRA, qui à leurs yeux avait trahi sa propre cause en acceptant un Accord du Vendredi Saint qui ne satisfaisait pas l’aspiration ultime, celle de la réunification de l’Irlande. D’autres sont soit des sous-groupes de ces organisations, soit des formations plus récentes telles que la Nouvelle IRA, qui a fait parler d’elle pour la première fois en 2012. Si leur base reste relativement modeste, elles n’en contrôlent pas moins certains quartiers par le biais d’ « attaques de style paramilitaire », tout comme leurs rivales loyalistes. Dans les vingt ans qui ont suivi la signature des Accords du Vendredi Saint, 158 personnes ont trouvé la mort aux mains de ces groupes, selon un rapport datant de 2018 [16]. Depuis, trois autres personnes sont décédées, dont la journaliste Lyra McKee qui fut fauchée en 2019 par une balle perdue alors qu’elle couvrait des émeutes à Derry au moment de Pâques. Selon la campagne Ending the Harm (Mettons fin aux souffrances), entre 2016 et 2020, 389 personnes, pour la plupart des jeunes hommes, ont été victimes de ce que les paramilitaires appellent des « expéditions punitives » allant de voies de fait graves à des blessures par arme à feu.
La crise de l’unionisme
Le monde politique unioniste fait face à de nombreux défis, et les fondements mêmes de ses certitudes ont été ébranlés ces dernières années. Ironie du sort, ce processus introspectif a lieu l’année du centenaire de la création de l’Irlande du Nord, entité politique qu’ils se sont juré de défendre à tout prix [17]. Il y a plusieurs explications à cette crise sans précédent. Le Brexit a contribué à durcir les antagonismes entre les deux communautés. Selon Claire Hannah, députée du parti nationaliste modéré (le Parti social démocrate travailliste, ou SDLP), « les Accords du Vendredi Saint ont permis de se détacher des questions sur l’identité, les frontières et la souveraineté, mais maintenant, à cause du Brexit, on ne parle plus que de cela » [18]. De plus, le Brexit a accéléré un débat sur l’avenir constitutionnel de l’Irlande du Nord, et plus particulièrement, sur la question de la réunification de l’Irlande. Sans forcément rendre cette éventualité plus concrète, la sortie de l’UE a néanmoins contribué à alimenter les angoisses de l’électorat unioniste, malgré les efforts de leurs dirigeants qui continuent à répéter qu’un tel scénario ne se réalisera jamais, et que le sujet ne mérite même pas d’être abordé. Toutefois, les sondages d’opinion sur la question se multiplient, et permettent de voir une grande tendance se dessiner. L’hypothèse d’une réunification est désormais perçue comme une possibilité concrète, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle est soutenue par la majorité des électeurs ; les votants la considèrent cependant comme inévitable, à moyen et à long terme. Un sondage réalisé pour le quotidien Belfast Telegraph montre ainsi que 66% des personnes interrogées estiment que la réunification aura lieu dans les 25 prochaines années. Toutefois, seuls 33% seraient favorables à un tel processus, et 44% s’y déclarent opposés. Ces statistiques montrent bien, cependant, que la manière de parler d’une réunification a évolué. L’opinion publique nord-irlandaise semble se résigner de plus en plus à ce que la réunification advienne dans un avenir pas si lointain.
Ces dernières années, différents groupes de pression se sont constitués sur la question de la réunification, par exemple l’association citoyenne « Irish Unity ». Le gouvernement de la République d’Irlande a mis en place une unité spéciale, Shared Island (Une île en partage) qui, sans aller jusqu’à prôner la réunification, vise à promouvoir une coopération accrue entre les deux côtés de l’île d’Irlande. Le parti Sinn Féin, ardent défenseur de la réunification, a remporté la plus grande part des voix lors des élections législatives de 2020. La réunification fait désormais partie du paysage politique irlandais, elle est communément discutée, ce qui renforce le sentiment d’insécurité des Unionistes qui, depuis la naissance de l’Irlande du Nord en 1920, ont adopté une logique défensive. En effet, cette entité politique, qui a obtenu son autonomie en 1921, était depuis le départ faussée : d’une part, ses frontières avaient été artificiellement tracées pour assurer une majorité démographique de deux tiers aux Unionistes ; mais d’autre part, il fallait compter sur l’opposition du tiers catholique restant, qui ne voulait pas d’une Irlande coupée en deux et s’était battu pour l’autonomie de l’île tout entière. L’Irlande du Nord est donc un territoire à défendre, pour les uns, et une entité à abolir pour les autres. Le Brexit a accéléré ce sentiment d’insécurité. Comme l’explique le dramaturge Jonathan Burgess : « Bien évidemment, nous avons l’impression que notre identité est menacée, parce qu’elle est sans cesse remise en question, et parce qu’on nous demande tout le temps de nous positionner sur l’éventualité d’une Irlande unie. Constamment, constamment, constamment ».
De plus, au cours des cinq dernières décennies, les tendances démographiques ont évolué, modifiant le paysage politique. Selon le recensement de 2011, l’écart séparant les deux communautés est de plus en plus réduit, puisqu’on dénombrait 45% de Protestants et 42% de Catholiques, une tendance que les résultats du recensement de 2021 devraient confirmer. Mais ce décompte démographique, que certains considèrent comme sectaire, n’est pas en soi une bonne indication de l’évolution des mentalités sur le terrain. Pour certains, le fait de continuer à penser en ces termes n’est pas constructif, et occulte une réalité nouvelle, où un nombre croissant de personnes, estimé à 20%, ne revendique plus ces identités binaires – ce que montre la percée notable des partis « non alignés », ni nationalistes ni unionistes, tels que le parti de l’Alliance ou les Verts. C’est là un défi supplémentaire pour les Unionistes, qui pourraient être débordés de deux manières. D’une part, parmi les plus modérés d’entre eux, un nombre important d’électeurs ont voté contre le Brexit et pourraient se ranger derrière ces partis non alignés. D’autre part, les plus radicaux envisagent de donner leurs voix à des formations telles que la Voice of Traditional Ulster (La Voix de l’Ulster Traditionnel), qui selon un sondage d’opinion publié en janvier dernier, pourrait remporter 10% des suffrages aux prochaines élections régionales de 2022, au détriment du DUP.
Conclusion
Les récentes émeutes en Irlande du Nord sont autant d’indicateurs de la désaffection qui prévaut au sein d’une partie de la population. Beaucoup se sentent négligés et laissés pour compte, non seulement par le processus de paix, mais peut-être pire encore, par leurs propres représentants politiques. Le Protocole nord-irlandais est ainsi devenu le vecteur d’un profond malaise, né du Brexit tout autant que d’une situation de précarité socio-économique. La double démission d’Arlene Foster le 28 avril 2021, non seulement de la direction de son parti, mais de celle du gouvernement nord-irlandais, suivie par celle de son remplaçant, Edwin Poots, qui ne parvint à rester à la tête du DUP que 21 jours, montre que l’unionisme traverse une crise majeure. L’incertitude qui semble planer sur les destinées de cette communauté est à analyser dans le contexte des succès électoraux du Parti nationaliste écossais (SNP), qui pourrait accélérer la discussion sur le statut constitutionnel de l’Irlande du Nord. Un nouveau référendum sur l’indépendance en Écosse pourrait profiter à ceux qui font pression sur le gouvernement conservateur de Londres pour qu’il applique l’une des clauses des Accords du Vendredi Saint, celle qui prévoit la tenue d’un référendum sur la réunification. Londres doit faire en sorte de rassurer les Unionistes. L’annonce, en mai 2021, qu’un délai de prescription s’appliquerait aux soldats de l’armée britannique pour des crimes commis durant les Troubles, a engendré un débat houleux des deux côtés de la frontière irlandaise. Les Unionistes se mobilisent pour que les membres des forces de l’ordre ne soient pas poursuivis, demande soutenue par Londres à plusieurs reprises. Toutefois, les Nationalistes refusent en bloc ce type de mesure, estimant que les familles des victimes des forces de l’ordre ne pourraient pas pleinement tourner la page. Une telle mesure pourrait aussi déboucher sur une amnistie pour tous les auteurs de crimes violents, y compris les paramilitaires, proposition inacceptable non seulement pour les Unionistes, mais aussi pour une bonne partie des Nationalistes. Le statut des victimes reste un sujet sensible et controversé, comme bien d’autres questions ayant trait au passé. Leur gestion pourrait aussi créer des tensions entre Londres, Belfast et Dublin, et déstabiliser encore davantage le fragile statu quo en Irlande du Nord.
Agnès Maillot, « La société nord-irlandaise face au Brexit »,
La Vie des idées
, 6 juillet 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-societe-nord-irlandaise-face-au-Brexit
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[1] En Irlande du Nord, les deux principales familles politiques sont l’Unionisme (qui cherche à préserver l’union avec le reste du Royaume-Uni) et le nationalisme, qui cherche à obtenir une réunification de l’Irlande. Ces camps ne sont toutefois pas homogènes. Le loyalisme est traditionnellement considéré comme la version plus militante, et parfois militaire, de l’unionisme, tout comme le républicanisme est associé au Sinn Féin et à l’IRA. De nos jours, cette distinction reste pertinente, même si les liens avec les paramilitaires ont été dans la plupart des cas rompus par les représentants politiques.
[2] L’accord de retrait fut atteint en octobre 2019, puis ratifié par les deux parties, pour finalement entrer en vigueur le 1er février 2020. Il inclut des dispositions spéciales pour l’Irlande du Nord, conçues pour éviter une frontière entre les deux parties de l’île, et aux termes desquelles des contrôles douaniers et sanitaires pour certains produits en provenance du RU et à destination de l’UE sont effectués à leur arrivée en Irlande du Nord. Le protocole est entré en vigueur en janvier 2021.
[3] Les Accords du Vendredi Saint (Good Friday Agreement, GFA), aussi appelés Accords de Belfast, furent signés en avril 1998 entre les gouvernements britannique et irlandais.
[4] McCormack, Jayne, “Brexit : NI MPs to vote against trade deal in Commons’, BBC, 28 December 2020.
[5] Il s’agit de la Force des Volontaires d’Ulster (Ulster Volunteer Force), l’Association de défense de l’Ulster (Ulster Defence Association) et du Red Hand Commando, les trois principales organisations paramilitaires loyalistes qui sont responsables de 18% des morts durant le conflit, quoique ce chiffre est sans doute sous-évalué étant donné que 4% des morts sont attribuées à des organisations loyalistes inconnues, qui travaillaient pour ces mêmes groupes mais sous des noms d’emprunts.
[8] Des commémorations et des défilés se tiennent régulièrement dans les deux communautés. Si la plupart sont pacifiques, certaines n’en représentent pas moins des points de tension potentiels, du fait de leur itinéraire, surtout aux alentours du 12 juillet, date de la victoire du roi Guillaume d’Orange sur les troupes du roi catholique Jacques II, en 1690. Afin d’éviter des débordements, une commission chargée de superviser les défilés a été mise en place en 1998, et peut imposer des restrictions sur les manifestations les plus contentieuses de par leur trajet.
[10] Si l’Irlande du Nord avait le taux de chômage le plus faible de tout le Royaume-Uni, c’est la région qui détient le plus grand nombre d’emplois précaires, qui concernaient un tiers des employés, les jeunes de 18 à 25 ans et les femmes étaient sur-représentés dans cette catégorie.
Gray, Ann Marie, Hamilton, Jennifer, Kelly, Gráinne, Lynn, Brendan, Melaugh, Martin and Robinson, Gillian, Northern Ireland Peace Monitoring Report, 5 Si l’Irlande du Nord avait le taux de chômage le plus faible de tout le Royaume-Uni, c’est la région qui détient le plus grand nombre d’emplois précaires, qui concernaient un tiers des employés, les jeunes de 18 à 25 ans et les femmes étaient sur-représentés dans cette catégorie.
Gray, Ann Marie, Hamilton, Jennifer, Kelly, Gráinne, Lynn, Brendan, Melaugh, Martin and Robinson, Gillian, Northern Ireland Peace Monitoring Report, 5, Belfast, Community Relations Council, October 2018.], Belfast, Community Relations Council, October 2018.
[11] Depuis 1995, quatre programmes ( PEACE I, II, III et IV) ont été mis en place, représentant une somme de 1.3 milliards d’euros. Ils financent des projets inter-communautaires, des investissements dans des PME et dans des réseaux de soutien aux victimes (voir Northern Ireland Peace Programme).
[12] Dixon, J., Tredoux, C., Sturgeon, B., Hocking, B., Davies, G., Huck, J., Whyatt, D., Jarman, N. and Bryan, D. (2020), ‘When the walls come tumbling down’ : The role of intergroup proximity, threat, and contact in shaping attitudes towards the removal of Northern Ireland’s peace walls. British Journal of Social Psychology, 59 : 922-944.
[13] ‘Northern Ireland still divided by peace walls 20 years after conflict‘, The World, 14 janvier 2020.
[16] Ce chiffre comprend les 29 victimes de la bombe de Omagh en août 1998, l’attentat le plus meurtrier de tout le confit. Les attaques de style paramilitaires représentent la première cause des décès (62, pour lesquels moins de 2% de condamnations ont été prononcées) suivies des luttes intestines parmi les organisations loyalistes (41 morts) (The Detail, 23 avril 2019).
[17] La Loi sur le Gouvernement d’Irlande de 1920 a créé deux états autonomes sur l’île irlandaise : l’Etat Libre, composé de 26 comtes et l’Irlande du Nord, composé des six comtés du nord-est du territoire. Pendant 50 ans, l’Irlande du Nord a eu son parlement et son gouvernement autonomes, dominés entièrement par la communauté unioniste, étant donné la majorité absolue dont ils disposaient dans la région géographique qui avait fait sécession du reste de l’Irlande.
[18] Carswell, Sinon, Banners, flags and ‘f**k you’ bonfires - Northern Ireland’s ‘cultural war’ rages, The Irish Times, 12 juillet 2019.