Quand le mur de Berlin tomba et que les chars prirent possession de la place Tien’anmen, il était difficile de penser que « la Révolution » (re)deviendrait le mot à la mode trente ans plus tard. Tout semblait avoir été dit, la fin de l’histoire était assurée comme on cachette une lettre avec un sceau : l’Histoire des forces antagonistes, celle du processus dialectique était achevée. Nous entrions dans un autre monde où les crises n’engendreraient plus de ruptures dialectiques. Dès 1974, la révolution des œillets au Portugal aurait donné le ton avec les colonnes de chars s’arrêtant aux feux rouges. Les seules révolutions qui se produisaient étaient de « velours », comme en Tchécoslovaquie, ou de « couleur » comme en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan. Ces « révolutions » semblaient être l’aboutissement des actions des mouvements étudiants, ou des ONG, des coalitions d’opposants et des médias indépendants. Ces événements promouvaient la démocratie en ayant façonné des « paysages médiatiques » qui avaient dévalorisé les formes antérieures du pouvoir. Ajoutons cependant que ces révolutions se légitimaient en jouant aussi des rivalités stratégiques entre États-Unis et Russie.
Les révolutions du proche et du moyen Orient brouillèrent cette image. L’Iran s’y prit à deux reprises, en 1979, quand Khomeiny chassa le shah avec le soutien d’une gauche française redécouvrant les vertus d’un peuple spontané, en 2009 quand la république islamique opéra une révolution contre-révolutionnaire pour conforter la hiérarchie en place. Les révolutions du « jasmin », du « printemps arabe » de 2011 ont suscité souvent d’emblée des velléités de comparaison avec les « grandes » révolutions, française bien entendu, mais aussi soviétique, avec le désir de montrer que le temps des révolutions était revenu. Et certains d’accabler ceux qui rappelèrent que déjà en 1789-1799 l’élan n’avait eu ni unité, ni efficacité évidente, et même que le terme « révolution » avait eu du mal à s’imposer comme terme doté d’une signification claire. Les évolutions de la Tunisie et de l’Egypte à la fin de 2012 ne plaident pas pourtant pour garantir que l’ère des révolutions est rouverte et que le monde a redécouvert les recettes abandonnées de la régénération sociale.
Pourrions-nous en profiter pour revisiter, comme l’emploi du mot s’est familiarisé, notre conception de la Révolution depuis l’époque où Révolution était descendue du ciel, de cette circulation des astres, pour s’installer sur la planète et pour parler des crises, coups d’Etat, révolution de palais et autres mutations politiques ?
Moulin, Sistême astronomique de la révolution françoise : l’esprit de faction et de parti ruine toutes les affaires..., estampe, 1791-1792
Révolution des astres, révolution terrestre
Lorsque, dans les années 1760-1770 le mot révolution est employé pour parler des renversements politiques dans toute l’Europe, voire au Siam [1], l’ambivalence avec le principe traditionnel qui renvoyait à la rotation des astres et au retour à l’origine ne disparaît pas pour autant. Dans l’imprécision qui s’installe, « révolution » qualifie défavorablement les réformes entreprises par Louis XV et ses ministres conduits par Maupeou. Les parlementaires critiquent la « révolution » de Maupeou, assimilée à un acte de despotisme oriental, assimilant la synonymie entre révolution et coup de force. Auparavant la « glorieuse révolution » de 1688, en Angleterre, avait été d’autant plus glorieuse qu’elle avait réenraciné les traditions politiques et religieuses du pays, avec peu de morts. La révolution coïncidait encore avec le retour à l’origine ; ceci ne semblait plus vrai à la fin du XVIIIe siècle. Y aurait-il pour autant une vague révolutionnaire, atlantique ou occidentale, qui allait alors couvrir les nations autour de l’Atlantique, avant de culminer en France en 1789 ? La réponse, contrairement à ce qui est assuré souvent, n’est pas si claire.
La « révolution américaine » fut une guerre d’indépendance, qualification qui lui reste de l’autre côté de l’Atlantique et on serait en peine de chercher des révolutionnaires pendant la plus grande partie du conflit. Elle n’était pas « techniquement » parlant la première du genre, des révoltes populaires s’étant produites dans l’Amérique du sud contre l’Espagne autoritaire et réformatrice dans les années 1770-1780. Que les historiens emploient le mot « révolution » pour rassembler tout cela ne prouve rien, sinon que partout, en Autriche, en Russie, au Danemark, et en France, les mêmes problèmes se posaient : l’essor économique, la diversification sociale, l’accroissement des échanges, avaient favorisé la démographie, bouleversé les hiérarchies, diffusé des revendications inédites contre l’immobilité des statuts des groupes sociaux. La contradiction centrale n’échappait pas aux gouvernements : tous sans exception, avaient entrepris des modernisations et des rationalisations, aggravant les tensions. Comment organiser un État fort et efficace en s’appuyant sur les puissances traditionnelles, alors que les mesures prises devaient nécessairement rogner leurs pouvoirs, affaiblir leur influence et détacher les populations de l’obéissance consacrée par l’habitude de plusieurs siècles ? Telle était la question partagée.
Tous les pays engagés dans la révolution des échanges et des industries [2], dans lesquels les mutations furent pour partie déterminées par l’essor de l’exploitation coloniale, eurent à affronter non pas la « révolution » mais la « crise ». Face à elle, la quasi totalité des souverains du monde avaient réagi selon les normes communes à ce qui fut appelé ensuite le « despotisme éclairé » : à savoir, réformer les institutions, renforcer le centralisme, rationaliser les impôts et les services, unifier les sociétés et s’appuyer sur des élites lettrées, dévouées au bien public, capables de tenir tête aux puissants comme aux ruraux archaïques. Ce sont les échecs de ces politiques, en Amérique, nord et sud, en Irlande, en Belgique, en France enfin qui libérèrent les forces « modernisatrices » libérées de la tutelle de monarques jugés incapables, indignes ou traîtres, et les firent trouver une autre voie, autonome, qualifiée alors de révolutionnaire.
Des révolutions sans révolutionnaires
Disons le autrement : ce furent pratiquement partout, à leurs débuts, des révolutions sans révolutionnaires au sens strict. Le monde était parcouru d’attentes millénaristes, de retours à l’âge d’or sans nobles ni impôts, ou de régénération religieuse et sociale. Le droit naturel, qu’il soit enraciné dans le christianisme qui légitimait le meurtre des « tyrans », ou qu’il soit « moderne », légitimant les réclamations égalitaristes, était discuté dans les universités et les salons, diffusé dans les journaux ou les pamphlets. Les multiples courants des Lumières suscitaient des engouements, pour la philanthropie, contre la traite des Noirs, ou s’infusaient dans les quêtes mystiques des « illuminés ». Le bouillonnement intellectuel et spirituel était prodigieux, jusqu’à toucher par contre coup les ouvriers parisiens investis dans un jansénisme radical, ou les paysans de l’Ouest défendant au contraire les exaltations liées au culte du Sacré Cœur, tandis qu’un courant influent de prêtres affirmait qu’on ne pouvait pas être chrétien sans être « patriote », espérant même rétablir « l’Église primitive », pure, pauvre et régénérée.
Dans ce maelstrom, ce ne fut qu’au fil des combats que des groupes radicalisèrent des positions, ou plus exactement les sécularisèrent, attitude qui leur permit de refuser toute compromission au nom d’une logique purement politique. Alors que tout pouvoir possédait des bases religieuses voire eschatologiques, que toute réforme s’enracinait dans la nostalgie des âges d’or chrétiens ou que les insurrections populaires se légitimaient dans la dénonciation de la rupture du pacte entre monarque et sujets par le possesseur du pouvoir, c’est la dissociation du politique avec le religieux qui se produit après 1782-1785 en Amérique, 1784 en Irlande, 1790 en Belgique, 1792 en France. Même si les révolutions qui naissent retrouvent des aspirations, des pratiques, voire des horizons eschatologiques, un discours rationnel, laïc, « politique » au sens que le mot prend alors et garde jusqu’à aujourd’hui, s’instaure et rompt le cours des choses.
Reste qu’il a fallu attendre que les crises, toutes diverses dans leurs réalités et toutes semblables dans leurs principes, s’approfondissent jusqu’à ce point de non retour. Les « despotes éclairés » qui ne furent pas victimes, dans l’immédiat, de ce courant – nommément le grand duc de Toscane, l’empereur d’Autriche dans ses possessions du centre européen, la tsarine russe–, n’avaient pas devant eux des foules éduquées organisées et purent, notamment pour les deux derniers, recourir à la violence traditionnelle pour écraser à la fois les opposants à leurs réformes et surtout les insurgés réclamant des avantages inédits. Ce temps de l’entre-deux doit être pris en compte dans l’expérience française de 1788 à 1791. Pendant ces années, « révolution » et « régénération » sont pratiquement synonymes, échangeables dans la quasi totalité de la société, à l’exception d’un côté des émigrés et des « aristocrates » de l’autre de minorités urbaines ou rurales réclamant la fin des impôts, sans oublier la mouvance de quelques intellectuels espérant un système républicain inspiré de l’antique. La révolution, la vraie, celle qui change les consciences mondiales est celle de 1792, quand la violence rompt tous les arrangements, invente une république qui ne doit rien ni à Sparte ni à Rome et que la survie du régime passe par sa propagation au moins au reste de l’Europe.
Révolution et crise
Ce parcours cavalier insistant sur la crise, ou sur les crises, qui précédèrent et provoquèrent la naissance des révolutions « modernes », amène à comprendre la révolution/les révolutions autrement que comme un processus unique : lié à une période donnée, ce processus se serait développé ensuite selon les circonstances mais en faisant rejouer partout et tout le temps des mécanismes reproductibles. Renversons même la proposition en disant que la révolution est davantage un résultat, éventuel, de la crise, si bien que ce sont les enchaînements de la crise qui provoquent, parfois, des révolutions. L’exemple du Cambodge des khmers rouges est intéressant dans cette perspective : il permet de comprendre à quel point la révolution cambodgienne n’a pas eu de sens d’emblée, mais qu’elle fut le résultat de la prise de pouvoir par un groupe, qui utilisa une situation bloquée, des attentes millénaristes et des convergences inattendues. Sauf en voulant à tout prix tout expliquer par des formes relevant de l’imaginaire, ce ne fut pas une révolution à la française, ni à la bolchevique. Les « authentiques révolutionnaires » formés par le marxisme comptaient peu, de fait, face aux non diplômés qui tinrent le pays. Employer le mot révolution pour faire des comparaisons est une facilité, plus qu’une explication.
Dissocier les logiques de la crise de celles de la révolution possède de nombreux avantages. En premier lieu, il est possible de penser comment une révolution naît là où elle n’est pas attendue, comme dans la France de 1789 ou comme dans la Russie de 1917. Dans les deux cas, ces révolutions, à étapes jusqu’à leur radicalité de 1792-1793 ou d’octobre 1917-1918, sont nées parce que les gouvernements en place étaient incapables de faire face aux difficultés qu’ils avaient eux mêmes fait naître. Là où la révolution pouvait être attendue, dans l’Angleterre parlementaire du XVIIIe siècle ou, plus tard, dans l’Allemagne du XIXe siècle travaillée par le parti social-démocrate le plus organisé et le plus puissant du monde, elle a été empêchée par la qualité des réflexions des militants et par leurs aptitudes à intervenir dans les débats politiques, ainsi que par la nécessité pour les groupes arrivés au pouvoir de se méfier des extrémismes des deux bords. Ce fut bien quand la crise avait fait éclater tous les repères, introduit des urgences inconnues et obligé à l’unité autour de la survie même du pays, dans la France de 1792, ou la Russie de l’été 1917, que la révolution put s’organiser et prendre le pouvoir.
Les multiples sens des révolutions
Prolongeons le raisonnement. Dans l’Allemagne de Weimar, dans l’Italie déçue de 1918, faute de répondre aux aspirations contradictoires et violentes nées des crises existant dans les opinions, des mouvements bizarrement liés aux traditions révolutionnaires, fascisme et nazisme, purent se développer ; ils purent réaliser ce que les droites révolutionnaires, en France à la fin du XIXe siècle, ou dans ces deux pays au début du XXe, n’avaient pas pu faire, c’est-à-dire arriver au pouvoir en opérant une révolution conservatrice. C’est ce que connut ensuite l’Espagne avec Franco, le Portugal avec Salazar, ou la Hongrie avec Horthy…. Il est nécessaire en effet de comprendre qu’il n’y eut jamais un seul sens de l’histoire attaché à la révolution, contrairement à ce que Hegel arriva à faire penser au travers d’approximations, d’analogies et d’une démonstration d’une complexité aboutissant à la confusion, le tout étant repris et remanié par Marx à la recherche d’un mode opératoire.
Philosophie pour philosophie, c’est peut-être celle de Joseph de Maistre qui risque d’être la plus efficace. L’homme et sa doctrine sont rejetés tant à gauche que par toute une partie de la droite, unité qui devrait faire réfléchir. Au-delà des récupérations de sa pensée, tout aussi habituelles pour justifier un ordre divin que Maistre remettait en cause, la force de ses propositions autour de la violence et du rôle du bourreau ne méritent pas les anathèmes régulièrement encourus. Il pose d’abord que la volonté divine étant inconnaissable, les activités humaines ne peuvent être comprises que pour ce qu’elles se donnent, en l’occurrence qu’il convient de les analyser en suivant une démarche de type anthropologique. Il récuse clairement les perspectives de Rousseau, qui veut instituer une métaphysique de la Nature et cherche à moraliser la politique, ce que Maistre juge simplement impossible à l’humanité, attachée aux symboles et à l’irrationalité. C’est cette dimension qui explique la place du sacrifice dans la vie politique, en même temps que celle des « hommes de génie » qui incarnent les attentes collectives. C’est cette dimension qui permet de comprendre comment naissent des bouleversements violents puisque ces dignités ne sont pas immuables, divines comme on voudrait le faire croire, mais simplement légitimées par l’emploi adapté de la violence. C’est la crise qui est la nature de l’histoire ; la révolution n’étant alors que l’une des résolutions possibles.
Reste à comprendre comment, à la fin du XVIIIe siècle, on intègre le supplément de sens qui est ajouté à l’énonciation de la révolution. L’histoire intellectuelle du monde change à partir des années 1770 quand le mot révolution combine le nouveau sens, celui qui signale la rupture politique, au sens ancien de la rotation des astres. Les protagonistes de l’époque en se saisissant de ce mot ouvrent une voie inédite et rompent, de facto, les fatalités structurelles qui seraient liées à la crise, pour se projeter dans un avenir imprévu et se poser en acteurs véritables de l’histoire. La dénivellation liée à l’introduction de la révolution dans le cours de l’histoire humaine se trouve là : il s’agit bien de la création d’un événement au sens plein du mot, dans la mesure où ce qui se produit est accompagné par l’irruption d’une conscience nouvelle du temps, rompant avec le passé, obligeant même à le réinterpréter, pour mettre en valeur la décision de mutation liée à l’introduction de la révolution.
Cette prise de conscience est ce moment fugace où les légitimités antérieures sont considérées comme obsolètes et que le risque de l’illégalité entraînée par l’innovation est accepté. C’est ce qui fait que la révolution – qu’elle soit progressiste ou réactionnaire ne change rien au jugement–, est en elle-même un scandale, rompant avec toutes les sorties de crise qui demeurent dans l’ordre du compromis ou de la transaction.
La violence est-elle inéluctable ?
La position choquera sûrement. La dissociation crise/révolution, éclairée frontalement par le recours à la pensée de Maistre, permet cependant de considérer autrement le rapport donné comme consubstantiel, mais inexplicable, de la violence et de la révolution. Ce fut, on le sait un des thèmes de Hegel puis d’Engels que d’arriver à justifier la place de la violence dans l’Histoire. Sauf que, encore au XXIe siècle, la question est loin d’être résolue et que le lien apparaît à la fois inévitable et jamais justifié au final. Admettre que la révolution naît, éventuellement, de la crise renverse la perspective. La crise, politique, sociale du XVIIIe siècle, telle qu’elle a été évoquée plus haut, se combinait avec une crise plus profonde autour des identités collectives, mais aussi individuelles, des critiques ayant été capables d’identifier une « crise du plaisir » et de l’intime [3]. Il ne serait pas difficile de voir la profondeur de ce genre de crises dans la Russie, l’Allemagne ou l’Italie des années 1900, sur quoi la première guerre mondiale a été surajoutée. La Révolution, française ou bolchevique d’un côté, la révolution fasciste ou nazie de l’autre, sont nées de ces crises en portant des conceptions différentes, opposées souvent, de l’histoire humaine, mais en puisant largement dans toutes les pratiques de la violence qui les rendaient possibles. Les conséquences morales doivent en être tirées. Que les idéaux révolutionnaires aient été gauchis, contaminés même, par les conditions qui ont préludé à leurs élaborations, puis par les contraintes liées à leur mise en place, ne les dévalorise pas ipso facto. Aucune révolution ne peut éviter la violence nue, inévitable dans toute crise. Cependant la crise et ses côtés inéluctablement sombres doivent obliger à penser comment les aspects lumineux de la révolution peuvent s’imposer, comment l’articulation, nécessaire, inévitable, redoutée, des uns et des autres doit se faire. Une des tâches de l’Histoire est précisément d’affronter cette question, sans sidération devant les « faits », sans chercher de faux semblants autour de bénéfices à venir, sans escamoter les individus « violents » instrumentalisés et rejetés après usage dans les poubelles de l’histoire.