Comparer entre elles les politiques d’interaction des forces nazies avec les communautés musulmanes lorsqu’elles envahissent Afrique du Nord, Caucase ou Balkans, pour en tirer les aspects saillants et proposer une analyse critique, ancrée dans la chronologie, d’un « moment musulman » (1941-1942), tels sont les objectifs, pleinement atteints, de cet ouvrage. L’ambition de David Motadel est grande : il enquête sur la « ceinture musulmane, du désert du Sahara à la péninsule des Balkans, aux confins de l’Union soviétique et au-delà » (p. 11), et dresse un panoptique des terrains où s’applique la politique nazie en terre d’islam, terrains le plus souvent isolés les uns des autres dans l’historiographie. Reposant sur une documentation foisonnante et difficile d’accès, le livre de Motadel comble un manque important sur notre connaissance des relations entre Allemagne nazie et monde musulman.
L’auteur rappelle d’abord les grands questionnements que les historiens ont posés sur cette thématique, objet de nombreuses études. Celles-ci ont porté sur des personnalités – le mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini concentrant particulièrement l’attention car il fut le dirigeant de la contestation anticoloniale en Palestine mandataire avant de trouver refuge à Berlin au début des années 1940 –, sur les incidences des politiques coloniales allemandes sur les entreprises nazies, ou encore sur les rapports entre le monde arabo-musulman et les autorités nazies. Si chacun de ces travaux a permis de comprendre telle ou telle dimension des interactions entre islam et politique nazie, nul ne prétendait réaliser l’effort de synthèse proposé ici. Ces limites tenaient très largement aux insuffisances linguistiques des auteurs. David Motadel, directement ou par l’intermédiaire de traductions, a pu réunir une documentation en huit langues, éclairant par autant d’éclairages différents, les expériences des nazis en terre d’islam, le raffinement et les modifications du discours tenu par les nazis. Cette prouesse justifie, à elle seule, plus qu’amplement la lecture de cet ouvrage majeur.
Le « moment musulman » du régime nazi
Trois grandes respirations animent le récit. Dans un premier temps, l’auteur rappelle les héritages impériaux et l’expérience de la Première Guerre mondiale, et tente de mesurer leur poids sur le « moment musulman ». Avant de revenir sur cette notion, saluons la démarche prudente de l’auteur qui montre comment l’Allemagne développe une pensée du monde musulman à partir des premiers contacts avec l’Empire ottoman, faits de recherches archéologiques, d’accords diplomatiques et d’envois de missions diplomatiques. Plus intéressant encore, ce chapitre suit l’émergence, au croisement des mondes académique et administratif, de figures dont la pensée fournit le soubassement idéologique de la bureaucratie allemande. Sans poser la question en termes de rupture ou de continuité, D. Motadel souligne ainsi comment les orientalistes, tel Max von Oppenheim parcourant l’Orient dans les années 1910, cadrent la vision nazie du monde musulman.
Le second chapitre constitue le cœur de la démonstration. Entre 1941 et 1942, sous l’impulsion de différentes administrations, des membres de l’université, de la SS, etc., le régime nazi se met à penser le monde musulman. Connivence avec l’Islam dans le cas d’Himmler (p. 69), reconstruction historique des généalogies européennes faisant de 1683 – dernier siège de Vienne par l’Empire ottoman – le point tournant du destin allemand [1], et discussion des dirigeants nazis avec les savants sur l’usage de l’islam à des fins politiques concourent à ce que la direction nazie, et principalement la SS, érige une stratégie à l’adresse des mondes musulmans en clé de la victoire. Dans cette perspective, les musulmans deviennent les partenaires indispensables de l’Allemagne nazie pour remporter la guerre. Ce chapitre sur le moment musulman est d’autant plus fascinant que l’auteur ne mentionne pas le grand bouleversement à l’œuvre en 1941-1942. Le déclenchement de l’opération Barbarossa est en train de conduire à une redéfinition des catégories raciales et à des stratégies de violence contre les populations juives. Or, l’auteur souligne que, dans le même temps, les dignitaires nazis engagent une politique d’ouverture à l’égard du monde musulman. Soudainement, la hiérarchie des peuples et des races est mise en suspens pour autoriser des rapprochements avec les Turcs et les Iraniens, mais aussi avec les Arabes, dont le caractère sémite ne pose guère de problème aux nazis. Le « moment musulman » démontre que la guerre contre l’URSS conduit à exclure de l’humanité les Juifs et les Juifs seulement, et à permettre toutes les alliances à cette fin.
Pensée raciale ou pragmatisme
La seconde respiration est d’ordre géographique. Trois grands terrains d’opération et d’interaction font l’objet d’une analyse fine dans les trois chapitres suivants. Moyen-Orient, Caucase et Balkans constituent autant de sites d’observation des concurrences entre services (on se dispute pour savoir qui, du ministère des Affaires étrangères, de la Wehrmacht ou de la SS, doit avoir la prééminence), des ententes avec les acteurs locaux, ou encore des stratégies visant à structurer l’islam local. Plusieurs traits communs apparaissent rapidement. Toute politique commence par le déploiement d’outils de propagande, visant à présenter l’Allemagne comme l’unique défenseur de l’Islam. Les armées allemandes n’arrivent pas cependant avec des schémas préconçus à l’égard des populations en question. Souvent ces populations sont d’abord délaissées pour ne pas heurter des pouvoirs alliés (la France vichyste ou oustachi croate). Après des hésitations et des incertitudes, les autorités allemandes occupantes (Wehrmacht ou SS) tentent de rallier les autorités musulmanes tout en se méfiant des contre-pouvoirs religieux. Ainsi la désignation d’un mufti pour la Crimée traîne. L’attention des nazis envers les « musulmans » se prolonge au-delà du temps d’occupation, que ce soit par la nomination de représentants en exil ou par l’accueil sur le territoire du Reich des populations qui risquent, en raison de leur connivence avec les nazis, la déportation ou le massacre à l’heure de la libération.
Une hiérarchie émerge lentement entre les différents espaces occupés. En raison de la présence de partenaires locaux, de l’intégration de groupes de populations à l’armée, du temps d’occupation et de sa pérennisation sous la forme d’institutions, le Caucase et les Balkans apparaissent comme beaucoup plus importants que le Moyen-Orient. Hormis l’accueil de Husseini puis de Gaylani, le Premier ministre irakien du gouvernement d’union nationale chassé par les Britanniques, les interactions avec les populations arabes sont faibles. Au contraire, les nazis changent d’approche durablement sur les terrains caucasiens et balkaniques, délaissant leurs alliés croates pour soutenir et chercher l’appui de communautés bosniaques ou intégrant dans leur rang des effectifs locaux. S’y forme la seule division SS musulmane, Handzar.
Ces chapitres sont cruciaux pour comprendre l’articulation d’une pensée raciale et d’une stratégie hautement pragmatique envers des populations musulmanes qui ont été victimes des politiques précédant l’invasion allemande avant de l’être de l’occupation. Le lecteur aurait pu attendre là quelques développements supplémentaires sur le poids des régimes antérieurs. Si l’on trouve quelques éléments saillants pour les Caucasiens et les Ukrainiens, cette perspective manque pour le Levant, la Libye et, surtout, les Balkans. Toute une littérature sur les politiques coloniales en direction des mondes musulmans aurait également pu être utilement mobilisée. L’invention d’un « culte musulman », pour reprendre le terme d’Oissila Saaidia [2], c’est-à-dire l’intervention concrète dans la pratique du culte (en mettant en avant les fêtes) ou de son organisation (désigner les bons représentants cléricaux), se retrouve largement au Caucase et dans les Balkans. Comme le souligne avec raison l’auteur, des tendances se dessinent, mais le temps d’occupation est trop court pour les voir éclore. Nombre d’entre elles rappellent étrangement l’attitude britannique, française ou russe comme la désignation des bonnes autorités musulmanes, l’usage de la symbolique musulmane pour conduire le combat etc. Un tel rapprochement aurait permis d’affiner la qualification de ces politiques.
L’essentialisation des musulmans
Enfin, le troisième temps reprend trois grands thèmes qui traversent l’étude. Le premier tient à la mobilisation effective de musulmans dans les forces allemandes. Le second revient sur la manière dont rituels et pratiques musulmans (absence de porc dans l’alimentation, respect des prières quotidiennes) modifient l’attitude des militaires allemands envers les recrues ou les populations. Le troisième reprend les grandes thématiques de la propagande de guerre. Sur chacun de ces thèmes, les conclusions soulignent les paradoxes des politiques nazies. La plupart des recrues participent au projet nazi non pas par adhésion idéologique, mais optent pour la carrière des armes afin d’aider, comme ils le peuvent, leur famille à l’heure de pénuries diverses, ce qui explique la réversibilité de l’engagement, conduisant à la dissolution d’unités devant la multiplication des désertions. De même, lorsque le rapport de forces s’inverse au détriment de l’Allemagne, ces troupes s’autonomisent ou se dispersent, ne voulant nullement lier leur destin à celui du Reich. Mener une politique musulmane pour sauver l’Allemagne s’avère donc un leurre. Plus encore, prétendre comme le font les autorités nazies qu’il a pu y avoir des convergences ontologiques entre islam et nazisme, relève de la chimère… nazie.
Cet effort du Troisième Reich à l’adresse des musulmans renseigne sur la plasticité des catégories et des stratégies nazies. Si l’effort pour présenter les Turcs et les Iraniens comme des non-Sémites reste cohérent, point corroboré dans la philologie européenne depuis le XIXe siècle, la mobilisation d’Arabes, donc de Sémites, montre les changements opérés dans les distinctions raciales. Cependant, cette malléabilité est relative. Lorsqu’il s’agit d’approcher les populations locales, le critère confessionnel prévaut : on parle aux « musulmans » du Caucase, des Balkans, etc. En cela, les autorités nazies s’inscrivent dans une tradition européenne essentialisant les composantes confessionnelles des territoires étrangers. Cette essentialisation se retrouve malheureusement sous la plume de l’auteur. Ce dernier a tendance à désigner ces sujets d’étude comme « musulmans ». Cette tendance – poussée à la caricature – se retrouve dans les légendes des photos où l’on voit « Un jeune musulman et un Allemand » (p. 129). Ce mode énonciatif mériterait d’être repensé pour affiner l’analyse.
En conclusion, l’ouvrage de David Motadel se révèle essentiel pour discuter des politiques nazies en direction du monde musulman par la brillante présentation panoptique de ces dernières. La qualité de la démonstration, le volume de la documentation et le style accessible font de ce livre une lecture essentielle. Regrettons peut-être la conclusion en forme d’épilogue qui procède à une longue généalogie des rapports entre politique et islam, des nazis aux Américains dans les années 1980. Peut-être aurait-il été plus judicieux de questionner les innovations nazies au regard d’autres politiques coloniales et ainsi de conclure un ouvrage majeur dont le véritable titre serait plutôt « la politique nazie et l’islam ».
David Motadel, Les musulmans et la machine de guerre nazie, La Découverte, Paris, 2019. 440 p., 25 €.