L’exception française dans le maintien de l’ordre n’est pas d’origine récente. Cet article en fait la genèse en revenant sur les interventions policières des années 1968 et en comparant les politiques françaises et allemandes.
L’exception française dans le maintien de l’ordre n’est pas d’origine récente. Cet article en fait la genèse en revenant sur les interventions policières des années 1968 et en comparant les politiques françaises et allemandes.
Les violences policières [1] sont devenues, encore une fois, un thème d’actualité avec les vidéos d’un tir à bout portant par un lanceur de balles dites « de défense » et du matraquage d’un manifestant au sol pendant les manifestations contre la réforme des retraites. Le pouvoir exécutif, qui a longtemps refusé de reconnaître la possibilité même des « violences policières », est à présent contraint par l’ampleur des mécontentements de promettre des réformes. Le 14 janvier 2020, Emmanuel Macron a sollicité des propositions pour « améliorer la déontologie » de la police. Cependant, ni la controverse sur les violences policières ni la réforme des modalités d’intervention policière pendant les manifestations ne sont des faits nouveaux. À la suite de Mai 1968 déjà, la violence des forces de l’ordre contre les manifestants avait suscité l’indignation [2] et l’exécutif avait appliqué des réformes internes, sans réussir véritablement à normaliser les pratiques policières de la France par rapport à d’autres pays européens.
Or, l’étude des techniques policières de l’après-Mai 68 en France montre, d’une part, que les usages extrêmes de la force par la police française sont bien ancrés dans l’histoire de la Ve République ; et d’autre part, que la plupart des techniques de maintien de l’ordre contemporaines dérivent de la conception du maintien de l’ordre qui se construit après Mai 68 [3]. À partir de l’étude comparée de l’évolution du maintien de l’ordre et de l’usage de la force envers les manifestants en France et en Allemagne fédérale entre 1968 et 1977, nous soutenons que l’exception française est l’effet conjugué de la fabrication d’un dispositif antisubversif focalisé sur la poursuite des militants – casseurs, gauchistes, autonomes — perçus comme des acteurs essentiellement violents, et de techniques d’intervention plus dangereuses pour les manifestants. D’une façon générale, dans la période de l’après-Mai, les forces de l’ordre françaises mettent la priorité sur la « neutralisation » des éléments « violents » plutôt que sur la dimension physique et symbolique des interventions policières pour les observateurs tiers ou les manifestants non « hostiles », tandis que leurs pairs européens (à l’exclusion de l’Italie) sont plus sensibles à la nécessité d’éviter que les manifestants se solidarisent face aux interventions policières. Paradoxalement, les fonctionnaires de police de l’Allemagne fédérale usent de la force avec davantage de circonspection dans les manifestations des années 1970, même après l’entrée en action de groupements armés comme la Fraction armée rouge (RAF) [4].
En Mai-68 et dans la décennie qui suit, dirigeants et forces de l’ordre sont convaincus que la violence des manifestations est imputable à des groupes militants révolutionnaires, dont la neutralisation est plus importante que l’image de la police dans l’opinion publique. La demande – bien modeste – du Préfet Maurice Grimaud à la Préfecture de Police de ne pas frapper les manifestants à terre afin de préserver l’image des forces de l’ordre (« Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière ») fait figure d’exception. Les hauts-fonctionnaires de l’État perçoivent le catalyseur de Mai 1968 comme une conspiration de plusieurs groupements révolutionnaires dont le Mouvement de 22 mars, l’union de jeunesses communistes marxiste-léniniste (UJC-ml), et la Jeunesse Communiste révolutionnaire (JCR). Ce qu’on présente parfois comme l’obsession du Ministre de l’Intérieur très autoritaire Raymond Marcellin est, en réalité, une idée très répandue : il faut « neutraliser » les révolutionnaires. Selon la formule classique, « force doit rester à la loi ».
Ainsi, la « violence » dans les manifestations est systématiquement imputée à l’action de minorités agissantes, tels les « gauchistes » et les « casseurs ». L’idée selon laquelle les groupuscules d’extrême gauche pratiqueraient une « guérilla urbaine » qu’il faut réduire se répand dans les corps d’État après les « événements ». Une synthèse des rapports des CRS de l’année 1970 note que les Compagnies se trouvent parfois en difficulté face aux « méthodes s’inspirant de “la guérilla,’’ menée par des “adversaires’’ disciplinés, combatifs, constitués en “commandos” d’une dizaine d’individus bien protégés et bien armés ». Pour le Général de Division Demettre, Commandant régional de la Gendarmerie nationale à Paris en juin 1968, il faut une « doctrine nouvelle » pour faire face « aux mouvements révolutionnaires naissants et déjà conscients de leur force ». Cette conviction est partagée par certains collaborateurs du Président Charles de Gaulle ; ainsi, le Secrétaire Général de la Présidence de la République Bernard Tricot demande quelles « mesures particulières » sont « envisagées pour adapter (sic) les forces de l’ordre aux méthodes de guérillas urbaines » en septembre 1968.
Depuis l’entre-deux-guerres, le maintien de l’ordre s’était essentiellement structuré autour des interventions de masse. Quand la force était employée, c’est pour disperser un attroupement et non pour faire des arrestations. Mais la conviction des dirigeants et des représentants des forces de l’ordre que la violence des manifestations est imputable à certains individus essentiellement violents qu’il s’agit de neutraliser se traduit dans la pratique par l’introduction de formations plus mobiles, inspirées par les principes de la lutte contre la criminalité et les opérations militaires de contre-guérilla : le renseignement, la mobilité, l’agression ciblée, et la surprise. Sous la tutelle de Marcellin, « premier flic de France », et de ses successeurs au Ministère de l’Intérieur, comme Michel Poniatowski, la police française vise le monopole de la force dans les manifestations en multipliant les dispositifs « flexibles » pour affronter et appréhender les militants dans la rue : formations légères d’intervention rapide (FLIR) de la Préfecture de police, sections de protection et d’intervention (SPI) des CRS, équipes légères d’intervention rapide (ELIR) des Escadrons de Gendarmerie mobile. Ces dispositifs viennent s’ajouter – et parfois, se substituer – aux dispositifs classiques. Dans leurs circulaires, Marcellin et Poniatowski insistent fréquemment sur l’importance des interpellations en flagrant délit. Or, l’intervention en vue de la neutralisation et l’arrestation des individus violents aux marges ou au centre d’une manifestation engendrent souvent une situation chaotique comportant des risques pour l’intégrité physique des manifestants. En Mai 1968 déjà, les forces mobiles comme les Compagnies d’intervention de la Préfecture de police sont souvent au centre des litiges sur les brutalités policières.
Le contraste avec l’attitude des hauts-fonctionnaires et des fonctionnaires de police allemands est évident. Le nouveau gouvernement fédéral constitué par la coalition SPD/FDP en 1969 est plus attentif aux risques d’une solidarité entre la masse des manifestants et les militants face à la violence d’État. À la suite des manifestations des années 1967-1968, le Ministre de l’Intérieur du gouvernement SPD de Hambourg, Heinz Ruhnau, préconise pour cette raison l’emploi de techniques policières plus flexibles. Les politiques et policiers allemands raisonnent eux aussi en termes de lutte contre l’extrême gauche – il s’agit de stopper la « minorité militante » – et s’appliquent à renforcer la surveillance et les tactiques mobiles afin d’appréhender les militants, mais ils sont bien plus attentifs à ce que les observateurs extérieurs et les manifestants non violents ne se solidarisent pas avec les groupes militants en réaction aux violences policières (der Solidarisierungseffect).
L’exception française s’objective aussi dans les armements. Symbole de l’autoritarisme et de la brutalité des policiers aux yeux du mouvement étudiant bien au-delà de la France, la matraque est l’élément de la répression dont les militants parlent le plus en Mai 68, et celui dont la recherche historique sur 1968 fait le plus mention. Mais les pratiques de la coercition standardisée de la police française dans les manifestations de 1968 vont bien au-delà de l’usage du bâton en caoutchouc. Comme le souligne Lilian Mathieu, les bâtons en bois dits « de défense » entrent en action en 1968 dans les compagnies d’intervention de la Préfecture de police [5]. En 1968, ils sont facilement repérables entre les mains des forces de l’ordre sur les photographies (publiées ou non) de matraquages et de violences policières. Les gendarmes et, bien souvent, les CRS vont à l’affrontement armé de fusils destinés à frapper les corps [6].
Les méthodes et les armes utilisées par les forces de l’ordre françaises pour différer et éviter l’affrontement direct méritent elles aussi d’être relevées. Durant toute la période de contestation radicale ouverte en 1968, comme son homologue allemande, la police française s’efforce de disperser les manifestants en évitant l’affrontement physique, mais les moyens utilisés diffèrent grandement entre les deux pays. Depuis les années 1950, il n’est pas rare que les Gendarmes mobiles et les CRS lancent des grenades explosives afin de disperser les manifestations jugées hostiles. (Théoriquement, on cible les vides dans les rangs.) En mai-juin 68, ils emploient notamment l’OF 37, grenade explosive chargée de TNT, utilisée en contexte de guerre et susceptible, de l’aveu même de certains fonctionnaires, de causer la mort [7]. La police couvre le décès du militant d’extrême droite Philippe Mathérion, frappé par l’OF dans la nuit du 24-25 mai 1968, prétextant une rixe entre civils. Le 11 juin à Sochaux, l’OF cause une autre mort quand un ouvrier, Henri Blanchet, tombe d’un toit sous le puissant effet de souffle de la grenade. Toute la gamme des mutilations dues aux grenades de désencerclement du XXIe siècle est déjà observable dans les années 1968 : perte des mains, perte d’un pied, éborgnement, etc. Après les événements de 1968, les autorités cherchent à mettre au point une nouvelle grenade explosive, moins susceptible de blesser que l’OF 37. Ce sera la GLI, grenade dite « lacrymogène instantanée », en réalité simultanément explosive et lacrymogène, mais dont le corps en plastique est réputé moins dangereux. Cette grenade remplace l’OF 37 dans l’équipement standard des CRS en 1976, et s’ajoute à l’arsenal de la gendarmerie mobile, entre l’OF et les grenades dites « lacrymogènes ». La GLI reste néanmoins dangereuse si elle explose à proximité du corps, selon les fonctionnaires du Service Central des CRS tâchés de l’évaluer.
Les gaz utilisés par les forces de l’ordre françaises en Mai 1968 – CN, CS, BR, DM – font eux aussi exception en Europe. La police française généralise l’usage du gaz CS bien avant ses homologues. Utilisé pour la première fois par l’Armée française pendant la guerre d’Algérie avant d’être homologué par la police, le gaz CS est expérimenté sur les manifestants anticoloniaux algériens hors de l’Hexagone avant d’être utilisé massivement contre les manifestants en mai-juin 1968. Or, si les possibles effets carcinogènes ou toxiques de ce gaz demeurent controversés, les fonctionnaires savent depuis longtemps que ses effets typiques vont au-delà de la « lacrymogènese ». Le CS est d’abord et surtout un agent d’interférence respiratoire, raison pour laquelle il est introduit en métropole comme un agent plus puissant que les gaz lacrymogènes « classiques. » L’appellation « gaz lacrymogène » est à cet égard un euphémisme, stabilisé par les médias et le discours officiel. Il n’y a pas d’équivoque dans les archives : pour les fonctionnaires de police, le gaz CS tire sa valeur de son impact plus grand sur le corps du manifestant, non de son effet lacrymogène [8]. Notons qu’une décennie après 1968, d’autres pays européens comme la Belgique, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni tardaient encore à utiliser le gaz CS comme agent du maintien de l’ordre.
Les résultats de ces divers dispositifs parlent d’eux-mêmes. Pendant les manifestations et les grèves de mai-juin 1968, la police française fait des victimes : au moins trois personnes sont tuées directement par les armes de la police ; d’autres s’effondrent sous les effets du gaz et sont réanimées par des médecins. Par contraste, pendant les manifestations d’avril 1968 après l’attentat contre Rudi Dutschke, les forces de police allemande disposent de bâtons en caoutchouc (Gummiknüppel), de pistolets [9], des canons à eau à faible pression peu susceptibles de blesser, et d’un seul type d’arme chimique, le gaz lacrymogène classique CN. Les deux personnes tuées pendant les affrontements d’avril en Allemagne fédérale le sont par des pavés lancés, semble-t-il, par manifestants. La militarisation de la police française, sans commune mesure avec celle de ses homologues européens, est donc une tendance historiquement attestée.
Cette militarisation des dispositifs de maintien de l’ordre est constatée par les militants d’extrême gauche allemands qui séjournent en France pendant les années 1970. À propos des manifestations parisiennes d’avril 1976 contre les réformes de l’enseignement supérieur, des membres des Spontis, militants spontanéistes [10] de Francfort, écrivent :
- Uns war bei dieser Fahrt klar, dass wir auf andere Verhältnisse treffen würden, dass die unmittelbare Auseinandersetzung auf der Straße viel härter geführt wird, dass die Militarisierung der CRS, der kasernierten Bereitschaftspolizei, viel weiter fortgeschritten ist als hier.
– Il était clair pendant notre séjour que nous allions faire l’expérience d’autres rapports, que les affrontements de rue allaient être beaucoup plus durs, que la militarisation (Militarisierung) des CRS, la police du maintien de l’ordre casernée, avait fait beaucoup plus de progrès qu’ici. [11]
Quelques années plus tard, d’autres Spontis n’ayant pas l’expérience des manifestations violentes en France vont raconter leur affolement pendant la répression de la phase française du mouvement anti-nucléaire franco-allemand. Lors des affrontements de Malville, le 31 juillet 1977, les militants constatent que les policiers français n’utilisent pas de gaz lacrymogène, mais de véritables « grenades ». Touchés par des grenades explosives, un militant allemand est amputé d’une main, tandis qu’un militant français perd un pied [12].
Les affrontements de Malville font un mort et plusieurs blessés graves. Pourtant, les fonctionnaires de la police et de la Gendarmerie nationales se félicitent du succès de leur dispositif pour contrecarrer les manifestants. Comme l’écrit un colonel de la Gendarmerie de l’Isère dans son rapport sur l’événement :
En conclusion, l’opération de maintien de l’ordre des 30 et 31 juillet 1977 aux abords de la centrale nucléaire de CREYS-MALVILLE peut être considérée comme un succès (…) Certes un mort et de nombreux blessés sont à déplorer, mais, compte tenu du nombre, de l’équipement, et de l’agressivité des manifestants décidés à se battre, les pertes auraient été beaucoup plus lourdes en cas de corps-à-corps sur la clôture ou à l’intérieur du site.
Ce raisonnement est moins évident si l’on resitue les événements de Malville dans le contexte transnational du mouvement anti-nucléaire. En effet, bien que certains militants aient été tout aussi déterminés à se battre et que des affrontements prolongés aient eu lieu pendant la phase allemande du mouvement quelques mois auparavant, en Schleswig-Holstein et en Niedersachsen, les affrontements entre les militants d’extrême gauche et la police allemande n’ont fait aucun mort et sur la centaine de blessures connues, la vaste majorité d’entre elles sont sans gravité. La police allemande n’emploie pas de grenades explosives. Son équipement officiel pour défendre les sites nucléaires est constitué du canon à eau, du gaz CN, du « Chemical Mace », [13] du bâton en caoutchouc, et exceptionnellement, du bâton en bois. Aucun de ces moyens n’est sans danger, et le bilan de ces journées d’affrontements s’explique aussi par la tactique adoptée par la police allemande. Selon l’Inspecteur Karl-Heinz Amft de la Bereitschaftspolizei, pendant l’affrontement du 13 novembre 1976 à Brokdorf, la police adopte une attitude « défensive » :
- Damit konnte die unmittelbare Konfrontation der Polizeibeamten mit den Demonstranten (insbesondere der Schlagstockgebrauch) vor allem während der stundenlangen Versuche der Störer in das Gelände einzudringen, weitgehend vermeiden werden. Andernfalls wären mehr und schwere Verletzungen auf beiden Seiten eingetreten.
– Ainsi, les fonctionnaires de police ont pu généralement éviter la confrontation directe avec les manifestants (et surtout, l’usage de la matraque) en dépit de l’effort continu des agitateurs de s’introduire sur le site. Sans cela, il y aurait eu des blessures plus sévères, et en plus grand nombre, des deux côtés. [14]
En cherchant à éviter le contact avec les manifestants, les fonctionnaires de police allemands font un raisonnement politique et tactique analogue à celui de leurs homologues français, mais ils utilisent des moyens d’agression moins susceptibles de causer des blessures graves, et leurs pratiques de maintien de l’ordre sont plus flexibles. Dans les années 1970, la police de la Bundesrepublik s’efforce aussi de renforcer les moyens de « mise à distance » des manifestants (en phase en cela avec les techniques de la police française), mais elle se désintéresse hors de là largement des pratiques de maintien de l’ordre de son homologue, jugées trop sévères [15]. En dépit de contacts approfondis, telle la visite de l’inspecteur de la Bereitschaftspolizei à ses pairs de la Gendarmerie mobile et des CRS en décembre 1976, les fonctionnaires de police allemands jugent le gaz CS et les grenades explosives trop violents pour assurer le maintien de l’ordre. Le gaz CS n’est introduit que quand la démocratie chrétienne s’impose comme le parti de « la loi et de l’ordre » au début des années 1980. De même, le canon à eau utilisé outre Rhin est relativement inoffensif avant l’introduction du WaWe 9000 en 1981.
La force d’État dans les manifestations a connu des périodes d’accalmie relative en France qui ont parfois incité certains à penser que l’usage de la force pouvait s’autoréguler ou s’autocontrôler, quand on peut plus réalistement attribuer ce calme à l’absence de contestation sérieuse [16]. Aujourd’hui, cependant, la dérive sécuritaire face aux manifestations plus combatives est patente. D’une part, on constate le retour de discours condamnant la violence des manifestations pour l’attribuer à certains agents essentiellement violents (les « casseurs », « la guérilla urbaine ») [17]. Ces discours légitiment à leur tour l’introduction de pratiques et de méthodes employées pour lutter contre la grande criminalité, voire contre le terrorisme, dans les dispositifs classiques du maintien de l’ordre. En 2015, une Commission de l’Assemblée nationale propose ainsi de « privilégier la capacité des unités spécialisées à interpeller des groupes d’individus violents ». [18] Le constant aujourd’hui est le même qu’après 1968 : l’introduction des forces mobiles dans le maintien de l’ordre afin d’arrêter les éléments « violents » est souvent elle-même productrice des violences.
D’autre part, c’est le durcissement des techniques qui est en jeu : on constate aujourd’hui l’usage accru des grenades et la réhabilitation du principe, largement marginalisé dans le maintien de l’ordre de l’après-mai 1968, du contact direct, physique, avec la masse des manifestants. Dès la première « nuit des barricades » en mai 1968, puis tout au long de la décennie suivante, gendarmes et CRS remplacent le contact direct par la technique de grenadage pour disperser les manifestants. En généralisant l’usage des lanceurs de balles de défense (LBD) – arme dont l’objet est évidemment non d’éviter de donner des coups, mais de frapper les manifestants à distance, dans le sillage du « bâton rond » introduit par l’armée anglaise en Irlande du nord – c’est le principe de l’affrontement physique dur en vue de la dispersion que la police réhabilite aujourd’hui. Après des centaines de blessures et la demande de retrait exprimée par le Conseil de l’Europe en 2019, on peut s’interroger sur l’obstination du gouvernement à maintenir cette arme en service [19].
Ce que suggère la présente analyse, toutefois, c’est que l’exception française en matière de violences policières ne date pas d’hier, comme on pourrait le croire. Seule une réforme approfondie de la doctrine et de la formation des policiers pourrait mettre un terme à la militarisation de la police française, et rétablir les normes de la force légitime en démocratie.
par , le 25 février 2020
Luca Provenzano, « La police par les armes. De la matraque au LBD », La Vie des idées , 25 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-police-par-les-armes
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[1] Les arguments tracés ici sont le résultat d’un travail doctoral toujours en cours à Columbia University in the City of New York. Pour quelques résultats préliminaires, voir Luca Provenzano, « Beyond the Matraque : State Violence and Its Representation during the Parisian 1968 Events », The Journal of Modern History 91, no. 3 (August 21, 2019) : 586–624, https://doi.org/10.1086/704568. Pour ce qui est le maintien de l’ordre par la Préfecture parisienne et la police municipale de Lyon en 1968, voir Lilian Mathieu, « L’autre côté de la barricade : perceptions et pratiques policières en mai et juin 1968 », Revue historique n° 665, no. 1 (May 27, 2013) : 145–72. Pour un regard qui traite les interventions de la police en 1968 comme s’il s’agissait d’une coercition « autorégulée » par rapport à celles des manifestations de la fin de la guerre d’Algérie, voir Fabien Jobard, « Matraque, gaz, boucliers : La police en action », in 68 : Une histoire collective, 1962-1981, ed. Michelle Zancarini-Fournel and Philippe Artières, 2d ed. (Paris : La Découverte, 2015). Il s’agit de la suite des analyses inspirées par Norbert Élias tels Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre : les transformations de la violence d’État en régime démocratique (Paris : Presses de la Fondations nationale des sciences politiques, 1996).
[2] Union nationale des étudiants de France, Le Livre noir des journées de mai (Éditions du Seuil, 1968) ; Union nationale des étudiants de France, Ils accusent (Paris : Éditions du Seuil, 1968).
[3] Pour le MO contemporain, nous nous fondons sur les travaux des sociologues ainsi que sur La commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre, Assemblée Nationale. Rapport 2794 fait au nom de la commission d’enquête chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect de libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens, 2015.
[4] Dominique Linhardt, « La force de l’État en démocratie. La République fédérale d’Allemagne à l’épreuve de la guérilla urbaine (1967-1982) » (thèse pour le doctorat de sociologie, Paris, École nationale supérieure des mines de Paris, 2004).
[5] Mathieu, « L’autre côté de la barricade », p. 170.
[6] Par exemple, Union nationale des étudiants de France, Le Livre noir des journées de mai (Paris : Éditions du Seuil, 1968). Photographies 1 et 2 à l’intérieur du livre.
[7] Certains conseillers municipaux contestent l’emploi de l’OF 37 par les forces de police en juillet 1968, sans obtenir de réaction du Préfet Grimaud : Bulletin municipal officiel de la ville de Paris (BMOVP), Conseil de Paris, Séance du 8 juillet 1968.
[8] Provenzano, “Beyond the Matraque,” 595–601.
[9] En France, les Escadrons de Gendarmerie mobile vont aux affrontements de mai-juin 1968 munis de fusils semi-automatiques MAS 49, tandis que les officiers sont armés des pistolets mitrailleurs.
[10] Les Spontis (spontanéistes) sont un mouvement d’extrême-gauche allemand des années 1970 qui s’orientent vers le Mai français et les luttes ouvrières en Italie. Leur aile militante est Revolutionarer Kampf, dont Daniel Cohn-Bendit et Joschka Fischer sont des animateurs. Certains Spontis prônent des manifestations combatives et défendent le principe de la violence révolutionnaire, sans s’engager pour autant dans la lutte armée.
[11] Fuzzy-Zeitung. Paris 23. April 1976.
[12] INFO-Berliner undogmatischen Gruppen 169, 15 august 1977, 23 ; INFO-Berliner undogmatischen Gruppen 169, 15 august 1977, 23 ; Le Monde du 25 août 1977.
[13] Chemical Mace est un aérosol à CN créé par le fabricant d’armes Smith & Wesson ; il est introduit par la police allemande en 1973-1974.
[14] Inspekteuer der BPdL, Einsatz der Polizei aus Anlaß der Demonstrationen und gewalttätign Aktionen am 13. November 1976 im Raume Brokdorf, Bonn, 22 November 1976, 3. Koblenz Endarchiv B106 83927.
[15] Karrin Hanshew a fait des observations parallèles sur les dispositifs contre-terroristes : effectivement le GSG9 allemande juge les méthodes du GIGN français trop sévère dans ses pratiques habituels pendant des séjours outre-rhin des années 1970. Signalons encore une fois que la France n’a pas connu une guérilla urbaine sérieuse aux années 1970 telle la Rote Armee Fraktion. Karrin Hanshew, Terror and Democracy in West Germany (Cambridge : Cambridge University Press, 2012), 123–24.
[16] Pour un regard qui traite les interventions de la police en 1968 comme s’il s’agissait d’une coercition « autorégulée » par rapport à celles des manifestations de la fin de la guerre d’Algérie, voir Fabien Jobard, « Matraque, gaz, boucliers : La police en action », in 68 : Une histoire collective, 1962-1981, ed. Michelle Zancarini-Fournel and Philippe Artières, 2d ed. (Paris : La Découverte, 2015). Ces travaux s’inscrivent dans la lignée des analyses inspirées de Norbert Élias, comme celles de Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre : les transformations de la violence d’État en régime démocratique (Paris : Presses de la Fondations nationale des sciences politiques, 1996).
[17] Selon le secrétaire d’État à l’Intérieur Laurent Nuñez en février 2019, « l’armement intermédiaire sera de nouveau utilisé, bien sûr. Les LBD (…), les grenades de désencerclement, les grenades lacrymogènes seront utilisés puisque c’est ce qui nous permet de contenir des exactions, de procéder à des interpellations, quand la manifestation bascule en émeute, en guérilla urbaine. »
[18] Cf. les propositions de la Commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre, Rapport fait au nom de la commission d’enquête, 117–38.
[19] Notons que déjà en 2015, le Rapporteur de la Commission sur le maintien de l’ordre à l’Assemblée nationale avait noté la possibilité des « blessures dramatiques » et de mutilations physiques due à l’usage de cette arme. Les conséquences probables de l’usage en masse du LBD sont donc bien connues avant sa banalisation pour faire face aux gilets jaunes. La commission d’enquête sur les missions et modalités du maintien de l’ordre, Rapport fait au nom de la commission d’enquête, 124.