Les nombreuses déviances policières montrent la nécessité d’un contrôle plus poussé de la police. Mais comment, et qui doit le faire ? La question se pose à toutes les démocraties libérales, qui n’y répondent pas toutes de la même manière.
Les nombreuses déviances policières montrent la nécessité d’un contrôle plus poussé de la police. Mais comment, et qui doit le faire ? La question se pose à toutes les démocraties libérales, qui n’y répondent pas toutes de la même manière.
La crise que rencontre aujourd’hui le contrôle interne de l’activité policière en France a amené le débat public à s’intéresser aux solutions retenues dans d’autres pays pour « garder les gardiens ». Ce tour d’horizon montre que la mise en place d’instances de contrôle externe a largement été privilégiée dans nombre de pays européens, à la suite de scandales impliquant les forces de l’ordre pour des faits de corruption, de racisme ou de violences illégitimes. Pourtant, si l’émergence de ces dispositifs est venue répondre à une critique documentée et fondée de la dépendance institutionnelle du contrôle interne vis-à-vis des institutions policières, leur éloignement trop grand des pouvoirs publics s’est aussi traduit par une focalisation progressive sur les cas de déviances individuelles, au détriment d’une régulation des normes collectives qui régissent les activités des forces de l’ordre. C’est ce paradoxe que cet article souhaite comprendre avec les outils de la sociologie historique de Norbert Elias, afin de mieux saisir les enjeux des potentielles réformes à venir des formes de contrôle, interne comme externe, de la police nationale en France.
Depuis plusieurs mois, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), l’instance de contrôle interne chargée d’instruire les enquêtes administratives et judiciaires concernant les allégations d’illégalismes commis par des agents de la police nationale, se trouve sous le feu des critiques. L’action de ce service, composé de policiers, a en effet été considérée pour le moins frileuse pendant le mouvement des gilets jaunes et peut-être plus encore à l’occasion de la mort de Steve Maia Caniço en juin 2019 à Nantes, lorsque le rapport intermédiaire a transmis à Édouard Philippe, alors Premier ministre, a été rendu public.
Les critiques à l’égard de l’IGPN ne sont pas nouvelles. En son temps, feue l’Inspection générale des services (IGS), l’alter ego de l’IGPN à Paris [1], a ainsi été lourdement mise en cause après que certains de ses officiers avaient monté un « chantier » [2] visant Yannick Blanc, un policier proche de Daniel Vaillant, ancien ministre socialiste de l’Intérieur [3]. Plus généralement, des soupçons de clémence, voire de connivence à l’égard de leurs confrères policiers pèsent depuis longtemps sur les enquêteurs de l’inspection [4]. Les critiques ont néanmoins pris une ampleur sans précédent ces derniers temps, à tel point que fleurissent aujourd’hui de nombreuses propositions de réforme de l’instance de contrôle interne, depuis son « toilettage » [5] évoqué par Gérald Darmanin jusqu’à sa suppression pure et simple réclamée par Jean-Luc Mélenchon [6].
Dans le débat public qui accompagne la controverse politique, une offre de décentrement du regard est parfois formulée : s’intéresser aux manières par lesquelles les autres démocraties libérales, en particulier européennes, prennent en charge l’épineuse question de la régulation et de la répression des illégalismes policiers. Ces propositions de comparatisme sont alors l’occasion de tours d’horizon, plus ou moins documentés, des formes de contrôle exercées sur les forces de l’ordre ailleurs qu’en France [7]. Il ressort de cette esquisse comparatiste, aussi fruste soit-elle, deux éléments. D’abord, le contrôle des institutions policières est riche en modalités et la France ne diffère pas, en ce point, de ses homologues [8]. Ensuite, le contrôle interne est souvent conjugué à des formes, là encore fort variées, de contrôle externe. De ce point de vue, la France pourrait sembler ne pas se démarquer non plus : une Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) a été créée en 2000 pour jouer le rôle de l’autorité administrative indépendante exerçant un contrôle – notamment – sur les activités de la police nationale et de la gendarmerie [9] et si elle a disparu en 2011, c’est pour se fondre dans le Défenseur des droits (DDD) qui a, depuis, fait montre de son investissement réel de la question du contrôle des forces de l’ordre [10].
Si la littérature sociologique française en matière de contrôle de l’activité policière est modeste, la littérature anglo-saxonne, au contraire, est d’une ampleur remarquable. Ces travaux ont permis d’éclairer maints aspects concernant les déviances policières, les conditions de leur occurrence, leur nature, les évolutions qu’elles connaissent, les raisons de leur persistance, leur signification sociale et, last but not least, leur (non) prise en charge. La multiplication des scandales à partir des années 1970 aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Irlande du Nord, au Canada, en Australie, ainsi que la structuration du champ de la recherche de la sociologie de la police ne sont pas pour rien dans cette richesse. Dans un livre devenu classique [11], Lawrence Sherman a entrepris de montrer que les réformes des institutions policières résultent souvent d’un enchaînement d’étapes bien identifiées : des pratiques illégales commises de manière collective par des agents sont dénoncées par des policiers ou par des personnes extérieures parvenant à bénéficier de relais politiques ; la révélation publique de ce système d’illégalismes provoque un scandale d’ampleur ; des commissions se forment à l’initiative de responsables politiques ou judiciaires, dont les conclusions ouvrent la voie à une réforme des services, de la législation ou des pratiques dévoilées.
Ainsi, aux États-Unis, la Commission Knapp, réunie en 1970 sur décision du maire de New York, a eu pour but d’enquêter sur un système massif de corruption au sein des services de police de la ville après les révélations des policiers Frank Serpico et David Durk [12]. Le rapport qu’elle a rendu insistait en particulier sur le caractère collectif de la corruption et sur l’inefficacité des procédures disciplinaires internes au NYPD [13]. Au Royaume-Uni, la Commission McPherson, initialement constituée après le meurtre raciste de Stephen Lawrence en 1993, a mis en évidence les résistances multiples que la police londonienne a opposées à la conduite de l’enquête à propos de cet assassinat. Le rapport de la commission a établi que le fonctionnement de la police du Grand Londres était « institutionnellement raciste » [14] et a abouti, notamment, à la création en 2004 d’un service de contrôle indépendant de l’activité policière, l’Independent Police Complaints Commission. En Australie, la Commission Wood a été installée en 1995 pour évaluer le degré de corruption des services de police de l’État de Galles du Sud en Australie. Son rapport a permis, entre autres, la création de la Police Integrity Commission [15]. En Irlande du Nord, la Commission Patten, constituée en 1998 à l’occasion de l’Accord de Belfast concernant du processus de paix en Irlande, a contribué à la création d’un service de contrôle externe de l’activité de la police en Irlande du Nord, l’Office of the Police Ombudsman for Northern Ireland.
C’est ainsi souvent au cours de successions de scandales et de réformes que des dispositifs de contrôle externe ont fait leur apparition. Andrew Goldsmith et Colleen Lewis distinguent trois vagues successives de développement de ces instances dans le monde anglo-saxon [16]. Une première vague, identifiable au cours des années 1960, est constituée de formes expérimentales de contrôle externe de l’activité policière, visant exclusivement des pratiques individuelles illégales. Une deuxième vague intervient dans les années 1970 à la faveur de la multiplication des scandales évoqués plus haut et de la politisation croissante de l’usage de la violence par les forces de l’ordre, et se traduit par la création d’instances durables dont l’existence doit aussi bien contribuer à sanctionner qu’à prévenir les illégalismes policiers. Enfin, la troisième, qui intervient dans les années 1990, se traduit par la consolidation des dispositifs créés au cours des années antérieures. Ce mouvement continu, quoique heurté, de pérennisation des instances de contrôle externe de l’activité policière s’est alors signalé par une grande diversité des formes prises par ledit contrôle. Deux modèles principaux émergent successivement [17] : le civilian review, dans lequel les dispositifs de contrôle externe vérifient a posteriori le bon déroulement des enquêtes disciplinaires internes ; puis le civilian control, dans lequel des dispositifs indépendants des services de police exercent eux-mêmes les missions d’inspection et d’investigation des fautes policières alléguées et/ou établies.
Aujourd’hui, le principe d’organes exerçant un contrôle depuis l’extérieur des institutions policières, au-delà du contrôle parlementaire, judiciaire et médiatique, est acquis dans la grande majorité des démocraties libérales. Leur existence, qui était dans les années 1960 avant tout portée par de fragiles groupes de défense des libertés civiles et des minorités, a fini par s’imposer dans la grammaire majoritaire des institutions démocratiques : le Comité permanent de contrôle des services de police, rattaché au Parlement et dirigé par un magistrat, en Belgique, l’Independent Office for Police Conduct, qui a remplacé en 2004 la Police Complaints Authority, et qui est composé de magistrats ou de personnalités qualifiées pour l’Angleterre et le Pays de Galles, un Commissariat à la déontologie policière au Québec avant tout composé d’avocats, l’Inspectorat général des affaires intérieures au Portugal, le Bureau for the Investigation of Police Affairs en Norvège, composé d’anciens policiers et de magistrats, et la liste pourrait encore être allongée [18]. Certains de ces services ont été implémentés dans des régimes en transition (Afrique du Sud, Brésil), et il existe même un réseau transnational des organismes de contrôle des forces de l’ordre, l’Independent Police Complaints Authority Network (IPCAN) réunissant 22 services de pays européens (ainsi que l’instance québécoise) [19]. Cette dissémination du contrôle externe est alors régulièrement célébrée dans les travaux académiques anglo-saxons, à la tonalité normative très marquée [20] comme une progression dans la recherche d’un équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs dans une démocratie moderne.
Si les dispositifs de contrôle externe sont effectivement nés des critiques qui ont été adressées aux services de contrôle interne, dans l’incapacité manifeste – volontaire ou involontaire – de réguler certaines dimensions de l’activité policière, elles font aussi parfois, à leur tour, l’objet de critiques. Celles-ci se déploient, au moins, sur deux registres : celui de l’effectivité de leur contrôle d’abord ; celui, peut-être plus fondamental, de la place qu’ils occupent dans l’organisation sociale ensuite.
Comme l’énumération précédente le laisse deviner, les dispositifs de contrôle externe des activités policières peuvent prendre des formes assez nettement distinctes [21]. Ainsi, alors que la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), créée en 2000, en France, avait pour tâche ambitieuse de « veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République », et disposait, à ce titre, d’une composition originale [22], elle a néanmoins souffert, dès ces premières semaines, d’un budget restreint et de pouvoirs d’investigation limités. L’absence d’habilitation à l’enquête judiciaire peut aussi apparaître comme un facteur d’affaiblissement du contrôle externe. De la même manière, la composition des instances de contrôle externe peut peser très lourd sur leur activité : ainsi, un certain nombre de ces dispositifs aux États-Unis est majoritairement composé d’anciens policiers : et il s’avère que ceux-ci se sont montrés plus cléments que les services de contrôle interne, en tout cas pour les faits de violences alléguées [23].
Au-delà des interrogations sur l’ampleur et l’effectivité du contrôle externe, une deuxième critique a pu émerger concernant cette fois le périmètre d’action des dispositifs de contrôle externe. Passé le moment fondateur de ces instances, unanimement célébrées et dépositaires d’attentes majeures quant à la transformation en profondeur des pratiques policières, leur régime routinier tend à se consacrer à la documentation de dérives individuelles, et à la proposition de leurs éventuelles sanctions. Jacques de Maillard parle à ce sujet des « limites du récit libéral » [24] du contrôle externe, récit considérant que, comme n’importe quel autre groupe professionnel, les institutions policières comptent en leur sein des individus qui n’ont rien à y faire, des brebis galeuses, selon l’expression consacrée, et que leur traque suffira à réformer les forces de l’ordre. Ainsi, même dans des situations où les dispositifs de contrôle externe sont nés de demandes de régulation et de transformation de pratiques collectives, le fonctionnement ordinaire du contrôle tend à privilégier les investigations portant sur des cas individuels d’illégalismes [25].
Faut-il rendre compte de cette évolution dans les termes d’un « risque de dérive » pour cette forme de contrôle ? Rien n’est moins sûr : il est plus souhaitable de chercher à comprendre ce qui, dans le fonctionnement ordinaire des dispositifs de contrôle externe, la rend possible, voire prévisible. Une hypothèse peut, à ce sujet, être formulée : la propension à la focalisation sur des cas de déviances individuelles et, symétriquement, au délaissement d’une mise en cause des pratiques collectives tient directement au type de distance fonctionnelle que les organismes de contrôle externe entretiennent vis-à-vis des pouvoirs publics. Déplions plus avant cette hypothèse.
L’émergence de ces dispositifs est, nous l’avons vu, une réponse aux critiques adressées aux services de contrôle interne, soupçonnés d’être trop cléments, voire connivents avec les policiers accusés de déviance. De ce point de vue, la mise en place de contrôles déliés de toute dépendance institutionnelle vis-à-vis des institutions policières peut être interprétée comme un effort collectif de distanciation visant à assurer un contrôle plus effectif et, in fine, une meilleure régulation des activités policières. Pourtant, leur éloignement volontaire, et même requis, vis-à-vis des pouvoirs publics s’est empiriquement traduit par un amoindrissement du contrôle des normes collectives qui régissent les activités des forces de l’ordre au profit d’une individualisation du traitement des déviances policières.
Que se passe-t-il dans les cas où, à l’inverse, les instances de contrôle externe voient leur autonomie assurée, tout en conservant un lien institutionnel fort avec les pouvoirs publics, comme c’est le cas du comité P belge susmentionné, ou du Défenseur des droits en France ? Celles-ci semblent plus à même de formuler des recommandations générales, sans pour autant négliger l’investigation de cas particuliers. La difficulté qu’elles rencontrent est alors d’un autre ordre : elles peinent parfois, notamment dans le cas français, à amener ces recommandations à être suffisamment considérées, celles-ci n’ayant en effet aucun caractère juridiquement contraignant. Cette insuffisance, sur laquelle il faudra revenir en conclusion, n’empêche néanmoins pas un constat : le maintien des dispositifs de contrôle externe dans la sphère des pouvoirs publics permet la formulation de diagnostics sur le fonctionnement de la force publique en tant que groupe, à la condition expresse que cette position doit être suffisamment autonome pour ne pas pouvoir être source de soupçons de collusion avec les institutions policières.
Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il faut revenir un instant à l’émergence des dispositifs de contrôle externe. Si l’on suit les arguments exposés plus haut de Lawrence Sherman, ces instances naissent la plupart du temps d’un scandale et tirent de ce bouleversement leur légitimité fonctionnelle et politique. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qui se passe à l’occasion de ces scandales. Ceux-ci constituent effectivement des moments de transformation sociale, et, à ce titre, ils ne se contentent pas de « révéler » des rapports de force et de domination existant dans une société donnée. Mais s’il y a effectivement lieu de parler de « force instituante du scandale » [26], celle-ci ne tient pas tant au fracas qu’il provoque qu’au travail collectif de discussion et de réévaluation des normes sociales qui étaient, jusqu’alors, collectivement admises. En l’occurrence, dans le cas des déviances policières, le scandale exprime la nécessité de réinterroger collectivement les normes professionnelles en vigueur au sein des services de police qui ont permis – ou en tout cas n’ont pas été en mesure d’empêcher – que des formes d’illégalismes, qu’il s’agisse de violence endémique, de racisme institutionnalisé, ou de systèmes développés de corruption, prospèrent. Et ce travail de réévaluation collective s’engage dès lors que la formulation de dénonciations de comportements policiers désormais jugés prédateurs et/ou arbitrairement violents traduit une transformation collective dans le rapport à la force publique.
Celle-ci peut être comprise comme la résultante d’un accroissement général de l’intolérance vis-à-vis de la violence, intolérance accrue dès lors que la violence est exercée de manière illégitime par les forces de l’ordre. Norbert Elias est connu pour avoir documenté cette transformation des sensibilités à la violence qu’il a détaillée et expliquée dans son travail sur la « civilisation des mœurs » [27]. Mais cette transformation, affirme le sociologue allemand, est incompréhensible si elle est étudiée isolément. Elle est en réalité indissociable d’une autre évolution historique, celle par laquelle les États tendent à revendiquer, sur leur territoire, le monopole de l’usage de la violence. La combinaison de ces deux évolutions forme ce que Norbert Elias nomme le procès de civilisation, c’est-à-dire l’évolution historique par laquelle, concomitamment, les États modernes se consolident et les structures de la personnalité évoluent vers une plus grande réticence à l’usage de la violence [28]. Cette intolérance collective à la violence croît donc dans les sociétés modernes, c’est-à-dire dans les sociétés marquées par une forte division du travail [29] en même temps que les États captent, par le biais d’institutions de plus en plus formalisées et spécialisées le droit de disposer, si nécessaire, de l’usage de la violence.
Équipé des lunettes eliasiennes, le regard sociologique que l’on doit porter sur les scandales des illégalismes policiers se déplace d’un cran. Il ne s’agit plus seulement de manifestations, à un instant t, d’une indignation vis-à-vis des pratiques de certaines forces de l’ordre, mais de moments au cours desquels le processus étatique de monopolisation de la violence se trouve mis à l’épreuve. Car, contrairement à certaines lectures qui ont pu être faites de ce processus [30], celui-ci ne signifie pas simplement que les gouvernants entreprennent de disposer, pour les seuls intérêts de l’État – ou pour les leurs – de l’usage de la violence. Chez Norbert Elias, la conduite et la réussite du processus étatique de monopolisation de la violence supposent que celui-ci contribue à ce qu’il appelle un niveau supérieur d’intégration [31], par quoi il faut entendre une intensification des interdépendances entre individus et entre groupes au sein d’une même société. Du point de vue des institutions dépositaires de la force publique, cela signifie que le processus de monopolisation tend à exiger de leur part qu’elles contribuent à accroître ces interdépendances, ce qui a une double implication. D’une part, cette force publique doit viser comme horizon de ne pas être mise au service de groupes sociaux particuliers, sous peine de voir le processus de monopolisation de la violence se disloquer. D’autre part, la force publique se doit d’incarner le rôle d’« instance dispensatrice d’apaisement » visant à assurer la « vie paisible des grandes masses au sein des États industriels » [32], ce qui suppose qu’elle s’exhausse à une position arbitrale de régulation des conflits sociaux consubstantiels aux sociétés modernes. À ce titre, les membres de ces institutions sont progressivement tenus à une exigence supérieure d’exemplarité. La croissance de cette exigence explique alors la survenue des scandales : c’est bien parce que certaines actions policières ne sont plus acceptables au regard du standard auquel elles sont de plus en plus tenues que ces scandales éclatent.
Car c’est précisément ce qui est en jeu dans les situations scandaleuses dénonçant les illégalismes policiers : les policiers y apparaissent comme employant les moyens qui sont mis à leur disposition en tant que policiers à leurs propres fins – ou aux seules fins de protection des intérêts des gouvernants, par exemple lorsque, à un problème social, les pouvoirs publics n’apportent guère plus qu’une réponse policière, comme s’en sont plaints à l’occasion du mouvement des gilets jaunes certains responsables des forces de l’ordre. Dès lors, ce qui se manifeste à l’occasion de ces scandales, c’est à la fois un écart entre les attentes générées par le processus de civilisation et les pratiques policières dénoncées et, plus largement, une réévaluation collective des normes professionnelles qui régissent l’activité policière ayant rendu possible ou, encore une fois, n’ayant pas pu empêcher des conduites désormais perçues comme intolérables. Si la validité de ces normes est rediscutée, c’est parce qu’elles sont considérées comme ayant échoué à garantir que les institutions policières se haussent à la hauteur de ce qui est attendu d’elles dans des démocraties.
De ce point de vue, le contrôle externe permet effectivement de répondre à une partie des attentes mises en évidence par les scandales en proposant une amélioration de la prise en charge des pratiques policières illégales. Mais si la forme institutionnelle que prennent les dispositifs de contrôle externe tend à limiter leur spectre d’action à la poursuite des brebis galeuses, il y a fort à parier que ces dispositifs soient, à court terme, susceptibles de faire l’objet de nouvelles critiques, pointant du doigt leurs effets insuffisants sur les normes professionnelles encadrant les activités policières. Un effort supplémentaire de réflexivité est alors requis. Le statut réactif des instances de contrôle, intervenant en aval de la commission des illégalismes policiers, ne répond qu’imparfaitement à cette perspective. Si des illégalismes sont commis, c’est aussi parce que les normes professionnelles policières n’opèrent pas le type de régulation qui est collectivement attendue. Un exemple conclusif permettra de s’en convaincre.
Le récent passage à tabac de Michel Zecler par plusieurs policiers parisiens a logiquement suscité une vague d’indignation collective, contraignant le président de la République à reconnaître l’existence en France de « violences policières », expression qu’il avait pourtant vouée aux gémonies quelques mois plus tôt. Gérald Darmanin a immédiatement demandé la suspension des policiers incriminés, évoquant des « actes inqualifiables [...] commis par ceux qui portent l’uniforme de la République » prenant aussi soin de souligner que « les individualités ne sont pas un tout » [33]. Et si l’on ne saurait contredire le ministre sur ce dernier point, il faut néanmoins relever que, dans la scène brutale du passage à tabac de Michel Zecler, il n’y a pas que la violence déchaînée des policiers en tant qu’individus qui a suscité l’effroi ; il y a aussi le fait qu’aucun des policiers intervenants ne s’est senti tenu, par les normes professionnelles encadrant son travail de policier, d’intervenir pour empêcher ce drame. Or ce chantier d’examen collectif des normes professionnelles peut être ouvert par des instances de contrôle externe à condition qu’elles soient placées dans une position leur permettant de mener à bien leurs missions. Cette position est celle d’une autonomie relative par rapport aux pouvoirs publics qui garantirait à la fois une indépendance suffisamment grande pour que les enquêteurs du contrôle externe disposent de toute la latitude nécessaire pour conduire des investigations, et une interdépendance suffisamment forte pour que les recommandations que ces instances formulent soient suivies d’effets concrets. Aujourd’hui, c’est à ce sujet que l’effort collectif de distanciation à produire en matière de gestion et de régulation des déviances policières est le plus important.
par , le 9 février 2021
Cédric Moreau de Bellaing, « La police des polices en démocratie », La Vie des idées , 9 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-police-des-polices-en-democratie
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[1] Formellement, l’IGS a fusionné avec l’IGPN depuis 1966. Dans la pratique, l’IGS a longtemps maintenu son indépendance vis-à-vis de son homologue nationale, et ce n’est qu’en 2013 qu’elle a littéralement été fondue dans l’IGPN, devenant une délégation régionale parmi les 7 autres.
[2] C’est-à-dire une affaire montée de toutes pièces afin de faire accuser quelqu’un d’innocent.
[3] « La police des polices au cœur d’un scandale judiciaire » ; « Comment le “chantier” monté par l’IGS s’est retourné contre les policiers », Le Monde, 11 janvier 2012.
[4] Zamponi F., La police, combien de divisions ?, Paris, Dagorno, 1994.
[5] « Hostile à une suppression de l’IGPN, Gérald Darmanin est prêt à un « toilettage » », Le Figaro, 30 novembre 2020.
[6] Le député des Bouches-du-Rhône a ainsi affirmé que l’IGPN est « un organisme bidon [...] Des policiers jugeant des policiers, c’est absurde. On a besoin d’un recours qui tranquillise le citoyen et rassure le policier », Le Parisien, 13 décembre 2020.
[7] À titre d’exemple, parmi beaucoup d’autres : « Et à l’étranger, quelle IGPN, la « police des polices » ? », 20minutes, 6 août 2019 ; « États-Unis, Allemagne, Royaume-Uni… comment la police est évaluée et sanctionnée à l’étranger », Le Parisien, 29 novembre 2020.
[8] Christian Vigouroux énumère ainsi douze formes de contrôle différentes s’exerçant en France sur l’activité policière : l’autocontrôle ; le contrôle hiérarchique ; le contrôle syndical ; le contrôle des inspections générales ; le parlement ; la presse ; le contrôle local ; le contrôle scientifique ; les autorités administratives indépendantes ; les tribunaux judiciaires ; les tribunaux administratifs ; le contrôle du citoyen. Christian Vigouroux, « Le contrôle de la police » in Mélange Braibant, L’Etat de droit, Paris, Dalloz, 1996, p. 744 ; Pour un récapitulatif récent, voir Cédric Moreau de Bellaing, « Oversight of the French Police » in Jacques de Maillard, Wes Skogan, Policing in France, Routledge, 2020, p. 116-130.
[9] Frédéric Ocqueteau, Samantha Enderlin, « La Commission nationale de déontologie de la sécurité : Un pouvoir d’influence ». Revue française d’administration publique, 139, 2011, p. 381-396
[10] Olivier Renaudie, « La genèse complexe du Défenseur des droits », Revue française d’administration publique 139, 2011, p. 397-408 ; Frédéric Ocqueteau, « Qu’est-ce qu’une police déontologique ? », Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3, 2016, p. 349-383.
[11] Lawrence W. Sherman, Scandal and Reform. Controlling Police Corruption, Berkeley, University of California Press, 1978.
[12] L’histoire de la révélation de cette corruption généralisée au sein d’un service de police a été immortalisée par Sidney Lumet en 1973 dans Serpico dans lequel Al Pacino tient le rôle du policier qui a donné son nom au film.
[13] The Knapp Commission on Police Corruption, New York, 1972.
[14] The McPherson Commission, Londres, 1998.
[15] The Royal Commission into the New South Wales Police Service, 1997.
[16] Andrew Goldsmith, Colleen Lewis (eds.), Civilian Oversight of Policing : Governance, Democracy, and Human Rights, Oxford, Hart Publishing, 2000.
[17] Tim Prenzler, Carol Ronken, « Models of Police Oversight : A Critique », Policing and Society 11(2), 2001, p. 151-180.
[18] Sur la diversité des types de contrôle (pas uniquement externe) existant aux États-Unis, voir Samuel Walker, The New World of Police Accountability, Sage Publishers, 2005, p. 49 et suiv. ; plus spécifiquement sur les types de contrôle externe, voir Barry Loveday, « Police Complaints in the USA. Some American Forces Already have Independent Investigation of Complaints », in Robert Reiner, Policing vol. II, Aldershot, Dartmouth, 1996, p. 375-396.
[19] Il faut néanmoins tempérer le diagnostic d’une généralisation de ce type de dispositif. Deux exemples permettent de justifier cette précaution. Si le nombre d’organes de contrôle externe est passé aux États-Unis d’une dizaine au début des années 1980 à 120 aujourd’hui, cette croissance doit être mise en regard du nombre de polices différentes aux États-Unis : plus de 18 000. En Allemagne, si trois Landers ont effectivement mis en place de tels dispositifs, les treize autres n’ont pas jugé opportun d’en constituer.
[20] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Force publique. Une sociologie de l’institution policière, Paris, Économica, 2015, p. 22.
[21] Sur la question de la dépendance et de l’indépendance des services de contrôle de l’activité policière sur le cas français, cf. Sebastian Roché, « Affirmer que la “police des polices” est indépendante est faux », Le Monde, 27 juin 2019.
[22] Elle comptait ainsi deux députés, deux sénateurs, un conseiller d’État, un magistrat de la Cour de cassation, un conseiller maître de la Cour des comptes et six « personnalités qualifiées » désignées par les autres membres de la commission.
[23] Douglas Perez, Police Accountability : A Question of Balance, PhD in Political Science, University of California, 1978 ; Wayne Kerstetter, « Who Disciplines the Police ? Who Should ? » in William Geller W. (ed.), Police Leadership in America. Crisis and Opportunity, Praeger Publishers, 1985, p. 149-182.
[24] Jacques de Maillard, Polices comparées…, op. cit., p. 116.
[25] Ibid., p. 117.
[26] Damien de Blic, Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Eléments de sociologie pragmatique », Politix 71, 2005, p. 9-38.
[27] Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Pocket, 1973.
[28] Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 1975.
[29] Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1893.
[30] Par exemple Charles Tilly, « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organisé », Politix, 49, 2000, p. 97-117.
[31] Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Press Pocket, 1991.
[32] Norbert Elias, Les Allemands, Paris, Seuil, 2017, p. 229-230.
[33] Audition de Gérald Darmanin par la commission des lois de l’Assemblée nationale, 30 novembre 2020.