Le philosophe américain John Dewey réactualise dans un livre inédit en français la notion de nature humaine et en tire toutes les conséquences sur le plan éthique et social afin de justifier une conception mélioriste de l’expérience.
À propos de : John Dewey, Nature humaine et conduite, Gallimard
Le philosophe américain John Dewey réactualise dans un livre inédit en français la notion de nature humaine et en tire toutes les conséquences sur le plan éthique et social afin de justifier une conception mélioriste de l’expérience.
Issu de conférences données en 1918 à l’Université de Stanford sur le thème de « la conduite humaine et le destin », et qui ont été considérablement retravaillées et augmentées, ce livre de Dewey publié en 1922 et traduit pour la première fois en français offre une vue d’ensemble systématique de sa conception de la psychologie et du comportement humain ainsi que de ses implications éthiques et politiques. L’ambition de la psychologie sociale élaborée dans Nature humaine et conduite est double. Le premier enjeu consiste à travers un examen critique de la notion de nature humaine à mettre en évidence les rapports dynamiques et relationnels qui constituent et expliquent le comportement humain, tandis que le second en tire toutes les conséquences quant à la nécessité et à la possibilité d’un progrès moral et d’une amélioration progressive des conditions de vie des individus.
Entre une approche qui « met l’accent sur la nature humaine originelle et native » et une autre qui « s’appuie sur l’influence de l’environnement social » (p. 11) pour expliquer le comportement humain, la psychologie doit, selon Dewey, ouvrir une voie qui, loin d’opposer individu et société dans un clivage stérile, chercherait au contraire à comprendre l’un et l’autre à travers leurs interactions. L’ambition des deux premiers chapitres, respectivement consacrés à l’étude des habitudes et des impulsions, est de rendre compte de cette dynamique entre, d’une part, le pouvoir déterminant des conditions sociales environnementales sur la conduite à travers l’acquisition d’habitudes et, d’autre part, l’expression de tendances innées et spontanées, désignées sous le nom d’impulsions. Dewey s’efforce de montrer que la nature humaine n’est en rien une réalité invariante ou même une illusion, mais bien une réalité sociale et historique qui évolue. Elle désigne l’ensemble des capacités d’action de l’être humain en tant qu’être social et organique qui s’inscrit nécessairement dans un environnement avec lequel il interagit sans cesse, et dont il ne peut être abstrait qu’aux prix de graves distorsions.
La critique de la psychologie individualiste du libéralisme est un bon exemple de la manière dont sont extraites et converties des dispositions relatives à des circonstances socio-historiques en un ensemble de traits fixes et antécédents à la conduite. Selon Dewey, l’erreur fondamentale de la philosophie libérale a été de concevoir l’individu comme un être détaché de la société et porteur de ses propres préférences et structures. Contre une telle fiction, Dewey remet en cause à travers une analyse du rôle fondamental que jouent les habitudes dans la conduite la croyance en l’existence de dispositions natives qui sont ensuite hypostasiées sous la forme d’une nature humaine originelle, anhistorique et universelle. Il s’oppose notamment à la réduction béhavioriste des habitudes à des structures mécaniques et répétitives, réduction qui néglige la dimension profondément sociale et interactionnelle du comportement, et dont la mise en évidence achèverait selon lui de dissoudre le dualisme entre l’individu et la société, et entre la pensée et l’action. Pour lui, les habitudes sont les véritables forces propulsives de la conduite et sont au cœur de toutes nos activités, des plus routinières et des moins conscientes aux plus intelligentes et aux plus volontaires (« habitude signifie volonté », p. 43). Sans elles, le comportement est privé de sens et de continuité, et se dirige à l’aveugle. Les habitudes possèdent sur la conduite un pouvoir structurant sans équivalent : non seulement elles configurent le champ de nos expériences et rendent possible aussi bien la pensée que l’action, mais elles s’incorporent si profondément en nous que nous finissons par nous y identifier « corps et âme ». Elles imprègnent notre être jusque dans ses moindres fibres, formant notre personnalité dans tous ses aspects, à tel point que l’être humain est pour Dewey davantage une créature d’habitudes qu’un être de raison ou d’instinct.
Dans le deuxième chapitre, Dewey s’élève contre les psychologies instinctivistes [1] qui réduisent le comportement humain à une somme d’instincts, c’est-à-dire à des tendances natives et organiques organisées. Prises en tant que telles, et à la différence des instincts, Dewey suggère que les impulsions sont aveugles, vagues, sans direction initiale. Si les habitudes ont beau être acquises et secondaires, elles acquièrent cependant une priorité explicative et méthodologique sur les impulsions. En effet, précise Dewey, « le sens des activités innées n’est pas inné, il est acquis et dépend de l’interaction avec un medium social éprouvé » (p. 78). Paradoxalement, les impulsions sont secondaires dans l’explication du comportement alors qu’elles sont premières du point de vue physiologique. Prises dans un sens positif, elles agissent comme des facteurs de réajustement et de réorganisation de la conduite, et fournissent le matériau à partir duquel les habitudes se développent et évoluent. Leur nature plastique vient contrebalancer la rigidité dans laquelle les habitudes ont tendance à se conformer, et jouent le rôle de pivots « autour desquels les activités se réorganisent » et qui donnent aux habitudes de « nouvelles orientations » (p. 80). Elles n’existent pas à l’état latent, mais uniquement dans leur expression même, ce qui, comme le fait valoir Dewey, conduit à ruiner la croyance en un ameublement originel de l’être humain en vertu duquel il serait possible de déduire des organisations et des institutions sociales définies. Expliquer l’origine des sociétés humaines par un instinct grégaire ou la guerre en fonction d’une tendance innée et naturelle à la violence ne fait pas seulement qu’expliquer les causes par les effets, mais confond ce qui ressort de facteurs environnementaux avec des prédispositions innées.
À ce titre, dans la partie intitulée « Changer la nature humaine », Dewey critique avec force la « zoologie politique » (p. 93) qui hante aussi bien la philosophie politique que l’économie ou l’éthique, et dont les représentations abstraites et réifiées de la nature humaine viennent justifier des institutions politiques et sociales, alors que ce sont en réalité ces dernières qui configurent les représentations de la nature humaine tout en prétendant y puiser des garanties ultimes [2]. De ce fait, il est par exemple naïf de supposer l’existence de tendances belliqueuses indéracinables pour expliquer la guerre, alors que ce sont des conditions politiques et socio-économiques, donc, en un mot, institutionnelles, qui l’engendrent. La guerre, explique Dewey, « peut alors être vue comme fonction des institutions sociales, plutôt que de ce qui relève d’une constitution humaine native et fixe » (p. 96). Et si Dewey ne croit pas un seul instant qu’il soit possible de déduire d’un examen attentif et honnête de la nature humaine une structure sociale particulière ou une organisation des rapports sociaux, il est en revanche convaincu de la nécessité de prendre en compte sérieusement et le plus objectivement possible les possibilités de l’action humaine afin de justifier une conception mélioriste de l’éthique et de l’expérience.
Le troisième et dernier chapitre, consacré à la place de l’intelligence dans la conduite, donne l’occasion à Dewey d’examiner le lien étroit et fondamental qu’entretiennent la conduite et l’éthique. La conduite implique toujours une dimension morale dès que se présentent des alternatives. Les choix s’effectuent alors en référence à ce qui est considéré comme étant le plus approprié à une situation donnée. Dans cette perspective, la morale n’est pas confinée à un domaine spécifique de la vie, mais concerne potentiellement n’importe quel type de pratique et de situation, quelle qu’elle soit (économique, politique, artistique, etc.). Dewey déplore le fait que l’éthique ait été fondée sur des représentations abstraites de la nature humaine, conduisant alors à des théories morales fallacieuses et bancales. « Toute morale déconnectée de racines réelles dans la nature humaine, écrit-il, est condamnée à être principalement négative » (p. 15) : la psychologie sociale esquissée dans les deux chapitres précédents trouve ici son point d’application le plus essentiel.
L’adhésion unilatérale à des principes moraux fixes ou à des règles prédéterminées est ce qui rend la morale inopérante et inadaptée. Parce qu’elle rend les individus aveugles à la réalité des problèmes quotidiens et parce qu’elle complique artificiellement la résolution efficace et intelligente de ces problèmes. Tout particulièrement, elle conduit à soustraire les principes moraux à toute expérimentation et, par conséquent, à toute réévaluation. Le but de la moralité ne consiste pas selon Dewey à adapter les situations aux principes moraux, mais d’adapter les normes et les critères moraux aux situations mêmes. La délibération morale est alors à considérer comme une « expérimentation pour trouver ce que sont réellement les différentes lignes d’action, une expérimentation des diverses combinaisons de certains éléments sélectionnés parmi les habitudes et les impulsions, afin de voir à quoi ressemblerait l’action résultante si on la mettait en œuvre » (p. 149).
Puisque les situations échappent toujours en grande partie à nos capacités de prévision et d’anticipation, et qu’il est impossible de toujours envisager avec exactitude les critères d’après lesquels agir autrement qu’en se reposant sur l’habitude, il est nécessaire d’envisager les principes moraux comme des hypothèses à tester et à expérimenter, c’est-à-dire comme des « méthodes d’enquête et de prévision » (p. 184). La dimension expérimentale et provisoire des principes moraux est intimement liée à la nature même des situations qui, en tant que telles, sont toujours uniques et en constante évolution, et possèdent leurs propres fins et leurs propres caractéristiques. « Le bien, écrit Dewey, n’est jamais deux fois de qualité semblable. Il ne se copie pas lui-même » (p. 164). Et c’est pourquoi l’enquête morale doit dans un premier temps être sensible et attentive au caractère situé et provisoire des fins présentes dans chaque situation, et, dans un deuxième temps, être en mesure de produire des réponses adaptées à chacune d’elles. C’est pour cela que la théorie morale développée en filigrane dans Nature humaine et conduite est essentiellement une théorie située et contextuelle. Dewey défend avec force et vigueur l’idée que la seule autorité légitime en matière de morale ne peut être que l’intelligence qui, en tant que faculté pratique, apparaît comme étant la plus compétente pour résoudre efficacement et avec lucidité les problèmes de l’expérience. La morale n’étant pas extérieure à l’expérience, c’est donc à partir de cette dernière et de l’étude du comportement que doivent se dégager les critères moraux du bien, et non à partir de principes transcendants a priori ou de coutumes et normes sociales qui font abstraction de la réalité humaine.
Si l’action repose essentiellement sur l’action conjointe des habitudes et des impulsions, Dewey souligne que la fonction principale de l’intelligence doit être de parvenir à discriminer et à évaluer parmi les tendances sociales et organiques celles qui favorisent ou non l’expansion de l’expérience – d’où le rôle reconstructif de l’intelligence puisqu’elle doit être en mesure de redéfinir conjointement les actes et les situations, et d’accroître les capacités de contrôle de nos actes en les arrachant à la routine des habitudes ou aux décharges brusques des impulsions. L’objectif d’une telle insistance est de rendre les individus non seulement plus conscients de leurs actes et de leurs conséquences, mais qu’ils deviennent également plus conscients à travers ces derniers de leur propre part de responsabilité et d’implication. L’accroissement du contrôle implique ainsi en retour un accroissement de la responsabilité, et interdit par conséquent de trouver refuge dans des morales abstraites qui dédouaneraient l’individu de toute responsabilité. L’intelligence peut devenir un puissant outil de changement, non pas en s’opposant aux habitudes acquises et aux impulsions innées, mais en les travaillant de telle manière qu’elles soient déviées de leurs fonctions initiales pour les cultiver vers des fins conscientes qui augmentent et enrichissent le sens de nos expériences. Cette augmentation du contrôle intelligent des situations conduit Dewey à résumer sous la forme d’un « impératif » la fonction principale de la morale : « Agis de manière à augmenter le sens de l’expérience présente » (p. 217). Cependant, cette exigence est vouée à l’impuissance tant que le caractère social de la morale ne fait pas l’objet d’une meilleure reconnaissance. Or, souligner cet aspect implique que le pouvoir de transformation sociale de la morale s’exprime avant tout par la formation de nouvelles habitudes capables d’orienter les désirs et les jugements individuels vers des fins collectives, et ce de telle façon à « favoriser les conditions qui élargiront l’horizon des autres et qui leur donneront la maîtrise de leur propre puissance, afin qu’ils trouvent leur propre bonheur comme ils le souhaitent » (p. 225).
Si de nos jours le concept d’une nature humaine objective et universelle paraît tout aussi idéologiquement suspect que conceptuellement périmé, Dewey en propose une réactualisation originale et pertinente qui déconstruit efficacement les réductions et les représentations abstraites ainsi que les usages politiques auxquels cette idée se prête très souvent. Or, est-ce que le projet de Dewey échappe entièrement aux critiques qu’il adresse continuellement aux philosophies et aux théories qui essentialisent la nature humaine ? En effet, on peut s’interroger à bon droit sur l’actualité et la réelle pertinence d’un projet qui souhaite se donner une conception suffisamment objective de la nature humaine pour être compatible avec les sciences naturelles en vue de justifier, entre autres, le progrès moral et social du comportement humain. Mais c’est sans doute là un compromis nécessaire, une fois admise l’idée que l’éthique, tout comme le comportement, est en continuité avec la psychologie, l’économie, l’histoire ou la biologie, ouvrant alors des perspectives et des applications inédites qui restent encore à explorer. Le concept de conduite, si central, est avant tout un concept transversal qui articule une pluralité de dimensions et d’interactions. Toute l’originalité de Dewey vient du fait que ses analyses se trouvent au croisement de ces disciplines et permettent de nouer entre elles un dialogue sans doute plus que nécessaire au-delà des frontières institutionnelles.
Se pose ensuite le problème de savoir comment une telle connaissance peut être mobilisée de manière effective pour servir de base à une forme d’ingénierie politico-sociale capable de contribuer significativement au progrès social. Mais, à cette question, Nature humaine et conduite ne prétend pas apporter de réponses définitives. En revanche, il s’impose comme une lecture indispensable qui éclaire de manière décisive les écrits politiques et éthiques ultérieurs de Dewey qui s’inscrivent en continuité avec les thèses qu’il y développe. Enfin, Dewey montre de manière convaincante qu’il est vain de faire l’économie d’une analyse de l’agir humain dans la mesure où toute philosophie politique et éthique, quelle qu’elle soit, repose sur des conceptions plus ou moins explicites de ce que l’on est en mesure d’espérer ou non de la part des individus. En effet, que ce soit d’un côté les conservateurs les plus pessimistes ou, de l’autre, les réformateurs sociaux les plus optimistes, tous fondent en grande partie leurs projets et leur idéologie sur des représentations de la nature humaine et de ses capacités inhérentes, quoique jugées fausses et incompatibles avec les faits empiriques selon Dewey. C’est pourquoi en voulant donner l’image la plus juste et la plus réaliste possible de la nature humaine, Dewey espérait que la psychologie sociale pût renforcer notre confiance en l’être humain à devenir meilleur.
par , le 15 avril
Paul Walter, « La nature humaine selon Dewey », La Vie des idées , 15 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-nature-humaine-selon-Dewey
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Dewey s’oppose notamment, sans toutefois le dire explicitement, à la psychologie sociale des instincts de W. McDougall développée dans An Introduction to Social Psychology en 1908, qui faisait dériver les institutions sociales d’un nombre limité d’instincts innés.
[2] Dewey s’oppose, encore une fois implicitement, à Graham Wallace qui fondait dans Human Nature in Politics (1908) sa conception de la politique sur la psychologie. Plus explicitement, il vise les théories de Hobbes et Rousseau.