Faut-il accuser les chauves-souris de transporter tous les virus du monde ? Les peuples qui vivent au contact de ces animaux nous font entendre bien autre chose. La crise sanitaire témoigne aussi de notre incapacité à collaborer avec ces animaux hors du commun.
Alors que la crise du coronavirus (covid-19) fait trembler presque toute la planète et que les chauves-souris sont montrées du doigt, nous voudrions contribuer à la réflexion en cadrant notre objectif sur ces animaux méconnus. Nous défendons l’idée que voir les chauves-souris comme « une source inépuisable de virus dangereux pour les humains » est une affirmation à la fois juste et inexacte, mais qui témoigne surtout de notre incapacité à collaborer avec elles. Les peuples qui vivent au contact de ces animaux nous font voir bien autre chose, au-delà de nos perspectives encore très naturalistes [1].
C’est dans plusieurs régions des Philippines où des peuples autochtones vivent depuis longtemps avec les chauves-souris que nous avons eu le privilège d’être accueillis, à des intervalles réguliers, depuis 2012. Nous citerons ici, très et trop sommairement, quelques propos entendus de ces chasseurs qui parlent ouvertement de leurs relations aux chauves-souris [2] présentes en très grand nombre d’espèces [3]. Si aux Philippines comme ailleurs, celles-ci n’ont pas échappé aux accusations de transporter des virus [4], les populations autochtones qui vivent au plus près d’elles, voire avec elles, demeurent peu affectées et ne comptent pas de victimes connues de ces zoonoses [5]. Au contraire, et en raison du rôle majeur des chauves-souris dans la préservation de la biodiversité, plusieurs associations se battent aujourd’hui pour les protéger.
Les chauves-souris et leurs méfaits
Dans L’air et les songes, Gaston Bachelard (1943, p. 89-90) consacre quelques pages à la chauve-souris en la décrivant comme une figure damnée, un faux oiseau. Citant à l’appui Jules Michelet, Victor Hugo, Alphonse Toussenel et Buffon, le philosophe des sciences en dresse un portrait plutôt sombre, peu édifiant : « La chauve-souris est la réalisation d’un mauvais vol, d’un vol muet, d’un vol noir, d’un vol bas — anti-trilogie de la trilogie shelleyenne du sonore, du diaphane et du léger ».
Selon Pline, rappelle un historien du christianisme, on clouait jadis les chauves-souris sur les portes la tête à l’envers pour chasser les mauvais esprits. Il ajoute :
Une légende multi-séculaire du Poitou dépeint Satan descendant sous l’aspect d’une chauve-souris au milieu d’une danse impie, et danseurs et danseuses tombant, frappés de mort, les uns après les autres, au seul frôlement des ailes infernales qui tourbillonnaient avec eux… [6]
Comment ne pas penser ici au coronavirus qui a maintenant emporté avec lui près de 60 000 personnes et dont les scientifiques ne parviennent pas encore à cerner exactement le mode d’opération ? Car depuis les débuts de cette pandémie, les avis des experts en tous genres évoluent rapidement et sont souvent contradictoires. Les médecins et les chercheurs découvrent peu à peu un virus plus mortifère qu’ils ne le pensaient, les épidémiologistes manipulent des statistiques erronées et incomplètes, les États font mine de maîtriser la situation en décrétant des mesures de confinement mais ce faisant, ils affectent plus lourdement encore les plus démunis, etc. Quant aux soignants sous-équipés, ils se dévouent mais répandent malgré eux la maladie et paient le prix fort. Bref, le virus sème la panique, il réveille les vieux fantômes du repli national et menace de dissoudre l’Europe. Des mouvements de solidarité émergent ici et là, mais à l’échelle mondiale les pays occidentaux se livrent une lutte sans merci pour l’obtention de matériel médical, quitte à mobiliser leurs services secrets pour se les arracher in extremis. Notre incapacité générale à anticiper et à gérer un tel phénomène dans ses multiples dimensions, est un premier constat.
Quant à la chauve-souris, elle est depuis longtemps un vecteur du mal tout désigné dans nos imaginaires, jadis souvent associée au démon [7] et aujourd’hui aux virus. Elle évoque le monstre ou l’hybride par excellence, puisqu’elle possède à la fois des traits taxonomiques de la famille des oiseaux et de celle des mammifères. Elle occupe une zone liminale, décrétée impure dans le Deutéronome (XIV-18). Face à sa présence comme à la souillure, méfiance et protection s’imposent. Les dictionnaires des superstitions renchérissent sur ses méfaits : son urine causerait la calvitie et ses excréments la teigne. D’autres imaginent qu’elles sucent le sang des personnes endormies et, par analogie, qu’elles mangent le lard des porcs sur le dos de ces animaux vivants.
Ailleurs qu’en Occident, cependant, comme à Java, à Madagascar, à Samoa, à Bornéo, aux Seychelles, aux Philippines, à Guam, en Chine et dans plusieurs pays d’Afrique, les chauves-souris, et en particulier les roussettes (Pteropus) et les vampires (Desmodontinae), sont des plats culinaires de premier choix, des symboles de bonheur et de longévité. Nombre de traités de médecine chinoise et japonaise indiquent que la consommation de ses excréments rend la vue, soigne les rhumatismes et les abcès, rectifie la position du fœtus et facilite la lactation. Et dans bien des sociétés, humains et chauves-souris cohabitent paisiblement [8].
Aujourd’hui, en suspectant les chauves-souris de contaminer les humains et de répandre des maladies fatales, les Occidentaux actualisent et alimentent un imaginaire fertile. Leurs peurs ancestrales sont relayées et amplifiées par les réseaux sociaux qui, il y a peu de temps encore, faisaient circuler ces images virales de « soupes chinoises à la chauve-souris », ou des fake news comme celle du patient zéro qui aurait eu des relations sexuelles avec ces animaux [9], autant d’occasions de dénigrer au passage les Chinois présentés comme des barbares.
Et lorsque les chauves-souris ne sont pas désignées coupables, c’est un animal tout aussi hybride et inclassable qui prend sa place : le pangolin [10]. À la différence des chauves-souris, ce dernier n’est qu’une victime, malheureusement menacé de disparition dans plusieurs régions. Mais les chauves-souris sont stigmatisées comme les porteurs des pires maladies. Ces dernières battent tous les records et surpassent serpents et rongeurs. Depuis plusieurs années, elles sont qualifiées à juste titre de « réservoirs de pathogènes émergents » [11]. Dans les années 2000, avec la multiplication de crises sanitaires dues aux zoonoses, ces maladies transmissibles à l’être humain, le sujet est devenu un enjeu majeur de santé publique. Les articles scientifiques sur leur pouvoir de nuire ne se comptent plus [12] et la longue liste des pathogènes zoonotiques qu’elles transmettent a de quoi effrayer le lecteur le plus téméraire : la « rage » (RABV) et autres types de lyssavirus, le syndrome respiratoire le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS-CoV, SRAS-CoV2), le virus Hendra (HeV), le virus Nipah (NiV), le virus Ebola (EBOV), le virus Marburg (MARV), l’influenza de type A, et une série de paramyxovirus [13], etc. Avec de tels scores, la conclusion s’impose : les chauves-souris représentent un danger pour la santé.
À l’heure du coronavirus, elles figurent évidemment au premier banc des accusés. L’Institut Pasteur écrit toutefois prudemment sur son site : « Même si le SARS-Cov2 est très proche d’un virus détecté chez une chauve-souris, l’animal à l’origine de la transmission à l’homme n’a pas encore été identifié avec certitude » [14]. Il semble, en effet, que le virus ne soit identique qu’à 96 % à celui de la chauve-souris [15]. Quoi qu’il en soit, il faut dorénavant protéger les populations humaines, éliminer ces animaux pour les jusqu’au-boutistes, et pour les autres, surveiller, réserver des espaces où elles pourraient vivre sans contact avec les humains.
Analysant les stratégies d’anticipation des pandémies, l’anthropologue Frédéric Keck souligne que l’intensification de l’élevage industriel a multiplié les risques de contamination, en plaçant des animaux consommés de façon intensive entre les réservoirs sauvages et les humains, comme les pangolins pour les chauve-souris dans le cas des coronavirus ou les cochons pour les oiseaux dans le cas des virus de grippe. Ajoutons qu’en concentrant une grande quantité d’animaux sauvages et domestiques dans des marchés, et dans de piètres conditions sanitaires, comme ce fut vraisemblablement le cas à Wuhan, les virus y ont trouvé un terrain fertile pour proliférer. Keck voit l’apparition des virus comme le signe d’un déséquilibre entre les espèces et les écosystèmes [16] et ceci se justifie, mais cette perception reste peut-être encore trop ancrée dans la vision statique d’un monde pourtant en constante transformation.
À cet égard, l’anthropologue note que, à l’instar des chasseurs, les Chinois de Hong-Kong, de Singapour et de Taiwan s’allient littéralement aux oiseaux qu’ils utilisent comme sentinelles pour déceler au plus tôt les virus. Keck rappelle que la mobilisation autour des zoonoses s’est partout accrue et que des stratégies de préparation impliquant d’imaginer des scénarios de la catastrophe à venir sont sans doute préférables à des stratégies de précaution (comme la vaccination massive, l’abattage systématique des animaux à risque ou le confinement total).
Des espèces compagnes revivifiantes et revigorantes
En Asie, et pas seulement en Chine, des peuples vivent depuis des millénaires au contact des chauves-souris. C’est dans cette perspective que nous souhaitons prolonger la réflexion, à la lumière de recherches ethnographiques menées depuis plusieurs années sur les relations entre humains et chauves-souris aux Philippines, au sein de quatre groupes autochtones que sont les Mangyan alangan de Mindoro, les Blaan de Mindanao, les Ayta et les Ibaloy de Luzon. Depuis probablement des millénaires, ces peuples de chasseurs-cueilleurs-essarteurs, vivent en contact très étroits avec plusieurs espèces de chauves-souris, notamment diverses espèces de roussettes ou renards-volants (Acerodon jubatus).
Ces animaux existent depuis le Pléistocène et constituent l’un des ordres les plus anciens et les plus répandus – avec les primates [17] –, et coévolueraient donc de longue date avec les hominidés. Il est significatif qu’à l’échelle de l’Austronésie, – une vaste aire linguistique qui s’étend de l’île de Pâques à Madagascar, du sud de la Chine à l’Australie –, un même générique soit encore utilisé avec quelques variantes (panihi, paniki, fanihi, etc.) pour les désigner. L’aire de répartition géographique de la roussette correspond notablement à celle des langues austronésiennes, comme si humains et chauves-souris s’étaient répandus de concert.
Les Mangyans alangans distinguent plusieurs types de chauves-souris. Ils apprécient leur rôle dans la pollinisation et établissent avec elles un rapport de coopération, soulignant qu’elles font tomber les fruits d’arbres autrement inaccessibles aux humains. À propos de la roussette, Anigo Balbas, de Siapo, décrit cette chaîne de relations :
La chauve-souris kabeg est très bénéfique et les Mangyan la cuisinent comme viande. Les kabeg sont celles qui transportent les gros fruits, comme le pautan pour les manger. Quand elles n’en veulent plus, elles jettent les restes par terre. Et là, ce sont les rats qui viennent manger. Quand les rats sont rassasiés, ce sont les fourmis qui viennent à leur tour manger leurs restes. Ce sont les kabeg qui prennent ces fruits et les transportent ; elles contribuent à nourrir plusieurs petits animaux et insectes. (Anigo Balbas 2019)
Selon les Mangyans, la viande de chauves-souris est exceptionnelle, elle régénère le corps et l’esprit, elle revivifie la personne. Sa chair assure une longue vie en même temps qu’elle stimule et clarifie la pensée. Danilo Basito (2019) explique qu’une fois nettoyées de leur peau, les chauves-souris n’ont plus mauvaise odeur, et que leur viande purifie l’organisme et donne de la force » : « Quand tu commences à être fatigué et que tu en manges, ça te redonne de l’énergie… ça éclaircit nos pensées ». Ces animaux tiendraient leurs pouvoirs de leur régime alimentaire frugivore. Ils seraient protégés par un esprit maître, et possèderaient des chefs et des sentinelles, ainsi que toute une organisation sociale dont il n’est guère possible ici de rendre compte.
Pour les Ayta de la région de Subic Bay, les chauves-souris constituent un patrimoine à préserver [18]. Elles ne véhiculent pas des maladies mais incarnent la propreté même, ne touchant jamais le sol. Les Ayta les consomment depuis longtemps à des fins médicinales et soulignent que grâce à elles, ils ne tombent jamais malades. Elles rendraient leur corps forts et résistants. À l’occasion, les chasseurs recueillent leur sang dans un contenant en bambou et le boivent pour « devenir fort », comme si ces gestes leur permettaient de réactiver leur alliance avec la forêt, « la grande maison ». De mémoire ayta, jamais personne n’est décédé d’avoir consommé une chauve-souris, au contraire ! Abraham, un chasseur de la région de Subic Bay, souligne qu’il a vu ses compagnons limer les dents d’une chauve-souris pour qu’elle ne le morde pas, ce qui suggère que certains individus sont parfois élevés comme des animaux de compagnie. Les chauves-souris possèderaient aussi des capacités divinatoires, leurs postures indiquent l’imminence d’une tempête, par exemple. Du point de vue des autochtones, ces animaux sont donc des atouts pour la vitalité. Ils prolongent la vie et renforcent l’acuité cérébrale, ils pollinisent, fertilisent les sols avec leurs excréments et concourent à la reforestation.
Bien sûr, ces conceptions varient d’un groupe autochtone à l’autre. La chauve-souris est ainsi parfois associée à la figure du vampire, comme c’est le cas chez les Ibaloy qui la voient comme une figure du mandebas, le mangeur d’âmes. Chez les Blaan, elle incarne le busaw, un mauvais esprit qui sème la maladie. Mais les Blaan consomment la plupart des espèces et leur font des offrandes au moment de la chasse. La chauve-souris apparaît donc comme un pharmakôn : elle régénère et guérit comme elle peut aussi semer la mort et la maladie.
Trop brefs, ces exemples autorisent cependant quelques spéculations. Les chauves-souris ressemblent d’abord à ce que Donna Haraway [19] et Vinciane Despret nomment « des espèces compagnes », soient des animaux qui ou bien aident les humains avec lesquels ils cohabitent ou, au contraire, leur mettent des bâtons dans les roues, mais avec lesquels ces derniers essaient de construire des relations d’altérité qui ne relèvent ni de la domination ni de la subordination [20]. À l’heure de l’anthropocène, cette ère géologique depuis laquelle les humains ont une incidence globale significative sur la Terre, parions qu’il y a là l’un des plus grands défis pour les humains de la planète. Nous ne survivrons pas sans développer notre capacité à composer, à se réconcilier et peut-être même à s’allier à d’autres existants – pour prendre le terme de Philippe Descola [21] –, y compris les plus dangereux, comme les virus et les bactéries [22].
Dans son livre intitulé Jamais seul. Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Marc-André Sélosse explique que ces alliances existent depuis l’origine de la vie [23]. Le naturalisme, la Modernité et la médecine pasteurienne ont mis en péril ces associations, ouvrant une boîte de pandore. Rappelons qu’avec la fonte des glaces, plus de 200 000 virus et autres microorganismes mortels (comme l’anthrax par exemple), risquent d’être libérés du pergélisol et d’envahir à leur tour les espaces anthropisés.
Bas les masques : spéculations sur une crise écologique
La résistance des autochtones aux virus des chauves-souris et leurs témoignages autorisent à spéculer un peu. Leur contact avec ces animaux est non seulement fort ancien, mais viable et plein de potentialités. L’avenir dira si les autochtones au contact des chauves-souris survivront au coronavirus [24], mais l’inverse serait surprenant. Certes, leurs expériences sont spécifiques et ne permettent pas de généraliser, mais, elles conduisent à poser plusieurs séries de questions.
L’histoire rappelle d’abord qu’il y a peu de temps encore, les autochtones étaient les plus fragiles aux maladies des colons européens. Microbes, bactéries et virus ont ravagé l’Amérique du Nord avant « l’unification microbienne du monde » entamée entre le XIVe et le XVIIIe siècle, pour reprendre l’expression d’Emmanuel Leroy Ladurie. Mais quelques siècles plus tard, l’équilibre des forces a-t-il changé ? Ironie de l’histoire, en dépit des savoirs et des expériences considérables qu’ils ont développés dans leurs instituts consacrés aux maladies tropicales voici les peuples colonisateurs de l’Occident et de la Chine passés du côté des victimes. Comment expliquer que dans certaines régions du monde, des contacts avec les chauves-souris ou d’autres animaux génèrent des zoonoses et dans d’autres, pas ? Autrement dit, à quelles conditions ce contact direct devient-il problématique ? Se pourrait-il que l’explosion démographique, l’élevage intensif et bien d’autres facteurs jouent un rôle majeur ? Cette crise du covid-19 est d’abord écologique, soulignent de nombreux chercheurs ? [25] L’idée semble presqu’un truisme, mais aucun pays ne semble encore pleinement le reconnaître ou en prendre la mesure, se bornant à y voir un effet pervers de la mondialisation. Eu égard aux chauves-souris, leur habitat et leur écosystème est de plus en plus rétréci avec l’exploitation intensive des forêts. Selon les données du Musée de l’Homme, entre 1980 et 2000, l’humain a détruit 100 millions d’hectares, 85 % des zones humides depuis la révolution industrielle.
Et si les humains qui vivent dans les milieux urbains et pollués étaient devenus plus vulnérables aux virus ? Et si l’on devait pointer du doigt l’affaiblissement général de notre système immunitaire ? Dans ces mêmes sociétés industrialisées, l’explosion concomitante des allergies, des maladies auto-immunes, des cancers, est significative. Et si l’appauvrissement de notre microbiote – ces centaines de millions de bactéries qui habitent nos intestins – était un facteur majeur pour expliquer notre fragilité face aux bactéries et aux virus ? Et si des facteurs aggravants se nommaient la pollution atmosphérique qui abîme les voies respiratoires, les pesticides, nitrates et autres détergents chimiques qui ravagent les environnements, et les antibiotiques qui rendent les microbes plus tenaces ? La situation est d’autant plus inquiétante qu’on encourage encore en, pleine crise du coronavirus, l’usage des gels hydroalcooliques et de bactéricides. Or, il est connu que certains de ces produits chimiques aggravent le problème des perturbateurs endocriniens. Il faut donc remédier d’urgence aux grands maux contemporains que sont la pollution, la destruction des environnements terrestre, maritime et atmosphérique, réduire les élevages intensifs qui amplifient les maladies infectieuses. Car, ce qui semble émerger c’est bien la vulnérabilité des citadins – à Wuhan, en Lombardie, en Espagne en France et aux États-Unis –, face aux zoonoses. Une vulnérabilité qui s’accroit grandement avec l’âge et la santé des personnes, les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’hypertension étant des facteurs décisifs. Inversement, il est probable que les peuples qui vivent au contact des animaux et dans des conditions certes moins aseptisées s’avèrent beaucoup plus résistants et résilients que les citadins. À leurs yeux, les chauves-souris et leurs virus ne figurent pas au cœur des problèmes qu’ils ont à résoudre à côté du paludisme et d’autres maladies.
Si, en sus, nous continuons à couper massivement dans les infrastructures de la santé, dans les recherches universitaires toutes disciplines confondues – comme cela a été le cas pendant les vingt dernières années –, nous nous autodétruirons. Ce domaine des zoonoses ne demeure-t-il pas plein d’inconnu ? Avec une certitude, les vaccins à inventer ne sont pas seulement ceux qu’on élabore pour les virus, ils doivent concerner notre propre mode de vie basé sur une exploitation sans limite « des ressources de la nature ». Combien de temps encore l’humain se pensera-t-il un maître au-dessus de tout le reste ? Bruno Latour voit juste lorsqu’il écrit (Le Monde, 25 mars 2020) : « L’agent pathogène dont la virulence terrible modifie les conditions d’existence de tous, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains ! » L’avenir nous dira également si le philosophe Alain Deneault aura eu raison en associant cette pandémie au #metoo de Gaïa, à la fin du capitalisme mondialisé [26]. Rien n’est acquis, à voir les grands gagnants du confinement que sont Amazon et d’autres multinationales, et l’attitude des investisseurs déjà prêts à se refinancer sur les marchés boursiers.
Et si l’on décidait de recomposer les mondes ? En revoyant, par exemple, notre conception de la santé et de la maladie, et des rythmes de travail ? Et si on en finissait avec la rhétorique guerrière et le confinement qui n’a d’ailleurs de sens que dans des univers individualistes ou dans les régimes totalitaires, puisque presque partout sur la planète, les humains vivent ensemble et s’entraident dans la promiscuité. Mais plus fondamentalement encore, ne faut-il pas apprendre à cohabiter et à ruser avec les virus ? Donna Haraway ouvre de nouveau des pistes fascinantes lorsqu’elle analyse ces trames qui attachent les humains les uns aux autres mais aussi les autres espèces, la terre, les technologies, les esprits, etc. Dans son essai Staying with the trouble. Making kin in the Chthulucene, elle invite à sortir de l’idée d’un exceptionnalisme humain avec son irrésistible moralité du progrès pour, à l’image de l’araignée Pimoa cthuhlu de Lovecraft établir des connexions et des ramifications, seule avenue pour que, dans un monde en ruine, l’humain s’assume dans sa continuité évolutive [27].
La gestion de la crise actuelle du coronavirus est complexe. Sans doute a-t-on oublié que la grippe saisonnière tue elle aussi, selon l’OMS, entre 300 et 650 000 personnes par année dans le monde, et d’abord les plus âgés. Ajoutons enfin que cette pandémie n’est certainement pas la dernière et qu’au regard des solutions adoptées aujourd’hui, les pays du monde ne pourront jamais en assumer une autre de la sorte, sauf à revoir complètement le système néo-libéral globalisé. D’autres modes de relation avec les virus doivent donc être imaginés.
Pour revenir aux chauves-souris, allons plus loin en encourageant la science à s’inspirer davantage des perspectives autochtones. Et si l’on faisait d’elles des alliées-modèles en en les réhabilitant, en troquant leur protection contre un meilleur accès à leur observation pour s’inspirer de leurs techniques ? Récemment, des chercheurs ont livré des résultats qui convergent avec les perceptions des autochtones. En analysant l’ADN de près de 500 chauves-souris de quatre espèces différentes, une équipe de scientifiques a ainsi « découvert » la longévité de ces animaux – celle-ci étant quatre fois supérieure à l’âge des rongeurs et dix fois plus que les mammifères de même taille. Cette longévité tiendrait aux télomères à l’extrémité des chromosomes : « Vu que les cellules se divisent, normalement ces télomères rétrécissent, subissent l’usure et le vieillissement. Ce qui n’est pas le cas chez ces deux espèces de chauves-souris », écrit un journaliste de la Libre Belgique reprenant les conclusions des chercheurs dans un article de la revue Science Advances. D’autres chercheurs ont relevé cette capacité exceptionnelle des chauves-souris à contrôler rapidement les infections virales » en étudiant la réponse immunitaire innée du vampire commun, Desmodus rotundus. Mieux que d’autres animaux, les chauves-souris résistent donc aux virus qu’elles transportent [28]. Elles pourraient bien jouer un rôle salutaire pour combattre les épidémies si l’on se met à leur écoute, ainsi qu’à celle des vautours et autres charognards qui sont également des culs-de-sac épidémiologiques.
Ces découvertes redonneront peut-être vigueur à un autre imaginaire et nous réconcilieraient avec les chauves-souris. On se souvient qu’elles ont jadis inspiré Alfred Dürer, Léonard de Vinci et Clément Adler qui ont dessiné les premiers avions à partir de leurs ailes, comme l’illustre la célèbre machine volante ou ornithoptère. Les chauves-souris auraient-elles joué un rôle dans la mondialisation, celle-là même qui dans sa forme excessive actuelle les met en péril ? Souvenons-nous qu’elles ont inspiré aux humains la figure de Batman, le super-héros volant à leur image. Bob Kane, à qui l’on doit sa création en 1939, lui a associé deux valeurs tout à fait significatives à l’heure de cette crise du covid-19 : celle de la justice et de l’invincibilité. Il est vrai que les virus que transportent les chauves-souris traversent les frontières et touchent toutes les classes sociales alors qu’elles-mêmes demeurent indemnes.
Conclusion
C’est aux humains de comprendre qu’en se positionnant à l’extrémité de la chaîne trophique comme des prédateurs capables de dominer « la nature » sur toutes les surfaces de la planète, ils ont oublié de faire attention à tous ceux qui l’environnent et le nourrissent. Ils négligent le pouvoir des plus petits, ces microorganismes à l’origine de la vie. Or, comme les biologistes marins le savent mieux que d’autres, les virus s’attaquent souvent aux plus forts d’un écosystème. Les chauves-souris, ces « yeux de la nuit » pour reprendre l’expression de Lucienne Strivay [29], nous font voir cette réalité qui nous attend si nous ne nous arrêtons pas.
Telles sont quelques-unes des leçons à tirer des chauves-souris et ce que nous en disent des peuples autochtones à l’école de la forêt qui restent en contact avec elles. Attachés plus que nous à la biodiversité, à la coopération entre les existants, à des mécanismes compensatoires entre ces êtres, au partage d’un monde commun, ils savent que l’humain, jamais isolé, est un maillon faible lorsqu’il n’est pas solidaire des autres. Enfin, ils n’ont pas oublié qu’être humain implique d’accepter sa vulnérabilité au sein du vivant.
Nous remercions Vinciane Despret, Jean-Guy Goulet, Marie Mauzé, Lucienne Strivay et Lionel Simon pour leurs généreux et très judicieux commentaires sur ce texte dont les points de vue n’engagent que nous. Merci également aux chercheurs du LAAP de l’UcLouvain.
Antoine Laugrand & Frédéric Laugrand, « La leçon anthropologique des chauves-souris. La crise du covid-19 vue à l’envers »,
La Vie des idées
, 7 avril 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-lecon-anthropologique-des-chauves-souris
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction at laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Dans Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, (2005), Philippe Descola propose de définir quatre ontologies coprésentes dans les sociétés du monde, l’une demeurant toujours dominante. Le naturalisme renvoie à notre conception moderne selon laquelle il existerait « une nature », et à l’idée que les non-humains qui y résident partagent une intériorité distincte de celle des humains.
[2] F. Laugrand et A. Laugrand, « Mortifères ou vivifiantes, Les chauves-souris vues par des Autochtones aux Philippines », Anthropologica, 62, 2020 : 48-69.
[4] Voir, par exemple, Shumpei, Watanabe, Joseph S. Masangkay, Noriyo Nagata, Shigeru Morikawa, Tetsuya Mizutani, Shuetsu Fukushi, Phillip A. Alviola, Tsutomu Omatsu, Naoya Ueda, Koichiro Iha, Satoshi Taniguchi, Hikaru Fujii, Shumpei Tsuda, Maiko Endoh, Kentaro Kato, Yukinobu Tohya, Shigeru Kyuwa, Yasuhiro Yoshikawa, et Hiroomi Akashi. 2010. « Bat Coronaviruses and Experimental Infection of Bats, the Philippines ». Emerging Infectious Diseases, 16 : 1217–1223.
[5] La situation s’avère plus complexe avec le virus Ebola en Afrique qui se serait développée en raison de l’exportation de viande d’animaux sauvages. Les travaux de J. Fairhead montrent toutefois combien là et ailleurs, les chaînes restent difficiles à établir. Fairhead rapporte que dans le village où le virus Ebola s’est déclaré pour la seconde fois, l’arbre à chauves-souris a immédiatement été brûlé. Or, des mois plus tard, les chercheurs ont compris qu’elles n’y étaient pour rien, et qu’une femme malade de passage et déjà contaminée par la maladie était, en fait, la véritable cause de la reprise de l’épidémie. Plusieurs biologistes appellent à la prudence sur le rôle des chauves-souris dans la diffusion de certains virus, comme celui du SRAS, si l’on en croit les débats dans la revue Nature (Racey and al. 2018 : 281). Phelps et al. (2019 : 240) soulignent que les connaissances sur les chauves-souris en Asie demeurent très lacunaires.
[6] L. Charbonneau-Lassay, 2006. Le bestiaire du Christ. Paris, Albin Michel, p. 569.
[7] À la renaissance, la chauve-souris était perçue comme une bonne mère, une perception semblable à celle qui prévaut dans les univers analogiques comme en Asie, mais la Modernité a transformé ces représentations. Voir L. Strivay (2007), « La chauve-souris et l’hirondelle : Le lait et le sang ». In E. Dounias et Elisabeth Motte Florac (dir.), Le symbolisme des animaux : L’animal clef de voûte de la relation entre l’homme et la nature ? p. 231-252. Paris : IRD.
[8] M. Cros (2020) explique bien la cohabitation entre humains et chauves-souris au Burkina Faso dans un article à paraître, « La mémoire longue des chauves-souris du Burkina – « Histoire d’Ebola ou pas », Anthropologica, 62.
[10] Luc de Heusch a jadis consacré un beau texte à ce monstre taxinomique auquel les Lele du Kasai vouent un culte et qu’ils considèrent comme l’animal-esprit par excellence (« La capture sacrificielle du pangolin en Afrique centrale », Systèmes de pensée en Afrique noire, 6, 1984 : 131-147.
[11] Selon Rodhain (2015, 277), « En Europe, la première mention de chauve-souris infectée par un Lyssavirus [la « rage »] remonte à 1954 ».
[12] Voir, parmi une littérature substantielle, Han, Hui-Ju, Wen, Hong-ling, Zhou, Chuan-Min, (…) and Xue-Jie Yu. (2015). “Bats as reservoirs of severe emerging infectious diseases.” Virus Research 205 (2) : 1–6 et Luis AD, Hayman DTS, O’Shea TJ, Cryan PM, Gilbert AT, Pulliam JRC, Mills JN, Timonin ME, Willis CKR, Cunningham AA, Fooks AR, Rupprecht CE, Wood JLN, Webb CT. (2013). A comparison of bats and rodents as reservoirs of zoonotic viruses : are bats special ?Proc R Soc B 280 : 20122753.
[13] Quatre espèces de roussettes australiennes ont été trouvées porteuses du virus ABL (Australian Bat Lyssavirus), isolé en 1996. Ce lyssavirus serait transmissible à l’être humain chez qui il provoque des délires, des convulsions, une paralysie respiratoire et finalement la mort. Les cas documentés sont cependant plutôt rares et ils seraient dus à une augmentation des activités d’élevage qui a eu pour effet de les mettre en contact avec des humains par l’intermédiaire de chevaux ou du bétail.
[14] L’Institut Pasteur précise : « Plusieurs publications suggèrent que le pangolin, petit mammifère consommé dans le sud de la Chine, pourrait être impliqué comme hôte intermédiaire entre la chauve-souris et l’homme »
[15] De façon générale, on ignore encore beaucoup les mécanismes des zoonoses qui sont pourtant fort anciennes. La grippe viendrait peut-être de l’élevage du canard pratiqué en Chine il y a plus de 4000 ans.
[16] F. Keck, Les sentinelles des pandémies, Zones sensibles, 2020. Voir aussi ses entretiens dans Lundimatin#234, Politiques épidémiques et coronavirus du 16 mars 2020.
[17] Les chauves-souris représentent le plus grand nombre d’espèces (plus de 1300) après les rongeurs et ont une des plus grandes variétés d’alimentation. Selon Labie et Gilgenkrantz (2006, 75), il existerait au monde 916 espèces connues de chauves-souris qui représentent à elles seules 20 % des mammifères vivant. Elles se répartissent en deux sous-ordres : les mégachiroptères, frugivores et auxquels appartiennent les roussettes (qui comptent à elles seules près de 200 espèces), et les microchiroptères dont les plus petits ne pèsent que 2 grammes.