– Chef, chef ! Vite, venez voir, il en manque un, y’en a un qui s’est évadé !
Le vieux chef Martin accourut pour rejoindre les surveillants Suret et Coute à la porte de la cellule 317. Comme l’exigeait la procédure, il avait déjà actionné son alarme et tous les surveillants du bâtiment arrivaient au pas de course.
– Regardez, chef, il a fait une tête en carton pour qu’on ne voie pas qu’il n’était plus là, à la ronde de nuit.
Le chef passa une tête à l’intérieur et découvrit le subterfuge.
– Le petit salaud ! Me faire ça la veille de ma retraite !
Les surveillants commençaient à arriver et un petit attroupement excité essayait d’entrer dans la cellule. Suret et Coute commencèrent à trouver que leur facétie prenait des proportions un peu exagérées et lâchèrent le morceau :
– Mais non, les gars, on rigole ! Le dernier détenu de l’étage a été libéré ce matin, et, comme le chef n’était pas au courant, on lui a fait une surprise !
Les autres s’éloignèrent en bougonnant. Évidemment une évasion, ça ne les réjouissait pas, mais il faut dire qu’en cet été 2112, l’animation manquait sérieusement à la prison de Mont-de-Marsan.
C’était une grande construction héritée de la période de croissance carcérale des années 2000, confiée au privé et vite dégradée. Depuis des décennies, elle se vidait lentement de ses occupants. Initialement conçue pour 700 personnes, elle avait abrité jusqu’à 1 100 détenus, avant de suivre le mouvement de décroissance qui devait l’amener, à la fin de l’année, à la fermeture définitive. Une petite structure d’une trentaine de place avait été ouverte, plus proche du centre-ville. Il restait une vingtaine de prisonniers, en attente d’un transfert ou d’une libération, et aucun n’aurait eu l’idée saugrenue de fomenter un plan d’évasion. Les surveillants s’ennuyaient ferme, surtout Suret, que ses collègues appelaient « grosse tête » et qui tuait le temps en faisant des farces.
Cette fois seulement, il avait peut-être poussé le bouchon trop loin. L’alarme avait automatiquement donné l’alerte chez le préfet et le procureur, et il y avait même un reporter du canard local qui attendait devant la porte pour avoir des infos. M. Neullety, le directeur de la prison, avait été obligé de raconter un gros mensonge pour calmer tout le monde – une histoire de bug informatique – et il avait poussé une grosse colère.
Coute n’était donc pas particulièrement rassuré, le lendemain matin, en montant les marches qui conduisaient au bureau du directeur. Suret était plus tranquille, ce qui exaspérait son collègue.
– Tu ne vois pas qu’on va se prendre le savon de notre vie ?
– T’inquiète, répondit Suret, je suis déjà passé par là. Il faut juste faire le dos rond et attendre le moment de le brancher sur la politique de décroissance carcérale et le « plan Bruxelles », ou je ne sais plus quoi.
Le directeur de la prison sortait de son bureau et entendit la fin de la phrase.
– Mais non, Suret, ce n’est pas le « plan Bruxelles », c’est le « plan Amsterdam ». Comment pouvez-vous confondre ? Vous ne savez pas pourquoi on l’appelle comme ça ?
– Non, chef, dit le surveillant, ravi de voir que le directeur ne songeait déjà plus au motif de leur visite.
– C’était en 2077, il y a trente-cinq ans, au moment où on a touché le fond en termes de politique pénale. Dans cette prison, il y avait des lits superposés, des matelas sur les sols, beaucoup de violence, et c’était pareil dans toute l’Europe. On ne le savait pas encore, mais on finissait une séquence d’inflation carcérale presque constante, sur le même modèle que celles de 1975-2010, sauf qu’on partait de plus haut : 75 000 prisonniers en 2030, 120 000 quand j’ai commencé ma carrière. En 1970, il y avait 6 détenus pour 10 000 habitants. Dès les années 2000, on est monté à 10 pour 10 000, puis à 20 au cours du XXIe siècle. Je voyais ça de mon bureau, à la direction de l’administration pénitentiaire. J’avais été recruté comme chef de cabinet par Bernard Colvin, le directeur. Je l’entendais tous les jours maudire le ministre de la Justice, qui ne laissait pas passer six mois sans proposer une réforme pénale. On n’en pouvait plus d’entendre ça. À un moment, j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai fait une remarque dont j’étais loin d’imaginer les conséquences :
– Chef, vous ne croyez pas qu’on pourrait essayer de faire quelque chose ?
Il a réfléchi et m’a dit :
– Écoute, je suis à deux ans de la retraite. Je peux toujours tenter un petit truc dans mon coin. On ne peut pas décider à la place du gouvernement, mais on peut au moins tenter de l’éclairer. Ce qui nous manque le plus, depuis des années, c’est de montrer concrètement qu’on pourrait faire autrement. Et tu sais à partir de quoi on peut montrer ça ?
Évidemment, j’ai dit non.
– De la bibliothèque. Maintenant que toute l’Europe s’est alignée sur ces politiques imbéciles, on a perdu de vue l’idée qu’on pouvait faire autre chose. Il faut retrouver les expériences alternatives. Tu vas passer six mois à la Bibliothèque nationale de France.
Cette perspective ne m’amusait pas trop. C’est un peu pour ne pas me retrouver là-bas que j’avais abandonné ma thèse pour travailler au ministère de la Justice. Je cherchai une issue.
– Chef, vous savez, toutes mes journées de travail doivent être justifiées auprès du ministère des Finances. Qu’est-ce qu’on va leur dire ?
Avec un petit sourire, il m’a dit :
– On va appeler ça ta mission « Amsterdam ». Tu vérifieras, mais je suis presque sûr que la Hollande est un pays qui avait été vraiment loin pour éviter de recourir à la prison. On va dire à Bercy que tu es en charge d’un rapport sur l’Amélioration de la Mission Stratégique Territoriale d’Évaluation et de Recherche pour la Dynamisation de l’Aménagement et des Méthodes. Ça va leur plaire. C’est décidé, tu commences demain, tu me feras un petit rapport sur ton travail toutes les semaines.
Il est reparti vers son bureau en chantonnant : « Et voilà, j’ai lancé mon petit Amsterdam ».
M. Neullety leur avait joué la scène comme si elle avait eu lieu la veille, mais ce souvenir le rendit pensif. Son silence fit craindre à Suret qu’il se souvienne de la raison de leur présence, et, même s’il connaissait déjà les grandes lignes de l’histoire, il tenta :
– Mais qu’est-ce qu’il disait, ce rapport ?
– Beaucoup de choses ! reprit Neullety. Par exemple, à l’époque, les longues peines de prison s’étaient continuellement allongées, en particulier à cause des périodes de sûreté, ces durées de détention minimale pendant lesquelles aucun aménagement de la peine n’est possible. Ça nous paraissait tellement évident qu’on ne se demandait plus d’où ça venait. En fait, j’ai trouvé dans les livres d’histoire que ce n’était pas si vieux. Par exemple, il n’y en avait pas avant 1978 [1], et, quand ça a été voté, la gauche était contre ! Au moment de mon rapport, on en était arrivé, sur le modèle américain, à des peines de perpétuité réelle, sans aucun espoir de libération, alors que dans les années 1960 et 1970 la durée moyenne de détention des personnes condamnées à perpétuité était de 17 ans [2]. Aujourd’hui, ça paraît très long, mais, à l’époque, dire que tout le monde doit sortir un jour, c’était aller contre une tendance lourde [3]. C’était faire une proposition révolutionnaire !
– C’est pour ça que le nombre de prisonniers avait augmenté ?
– En partie, oui. En reprenant les chiffres, je me suis rendu compte que c’est comme ça que l’augmentation du nombre de prisonniers a commencé, à partir des années 1980 : par l’augmentation des durées de détention [4]. Ensuite, cette tendance a été aggravée par des augmentations des flux [5] dont je n’arrivais pas trop à comprendre les raisons. Parfois, il n’y avait même pas de changement de loi et les courbes bougeaient. J’ai dû aller consulter les journaux de l’époque pour comprendre : un fait divers suffisait, s’il était relayé par la presse et le gouvernement, à provoquer de brusques croissances du nombre de gens emprisonnés ! [6]
– C’est bizarre !
– Ce qui était aussi bizarre, à l’époque, c’est que la solution n’était pas si difficile à trouver. Au moment où j’ai commencé le « rapport Amsterdam », tous les pays voisins étaient alignées sur le triptyque insécurité/sévérité pénale/privatisation carcérale [7]. Mais, il y a un siècle, on pouvait suivre des exemples proches, comme celui de la Finlande, qui était passée d’un des taux de détention les plus élevés en Europe (187 pour 100 000 dans les années 1950) à l’un des plus bas (55 détenus pour 100 000 habitants en 2000) [8].
Neullety s’était levé et poursuivait son récit en regardant par la fenêtre, comme s’il s’adressait à un vaste auditoire.
– Tu crois qu’il se souvient qu’on est là ? chuchota Coute, désormais rassuré.
Suret, qui voulait en savoir plus, lui fit signe de se taire.
– Rien qu’en France, poursuivit le directeur, il y avait des tas de rapports qui expliquaient comment faire [9] : réduire les durées maximales d’emprisonnement, généraliser le recours aux libérations anticipées et accompagnées, limiter drastiquement le recours à la détention provisoire, développer des alternatives utiles comme le travail d’intérêt général et, surtout, tenir ce cap. C’était pareil en matière pénitentiaire : les experts européens répétaient qu’il fallait s’interdire d’accroître le parc pénitentiaire pour courir derrière l’inflation carcérale [10] et les rapports d’inspection montraient bien que les grandes prisons vite construites étaient de vraies poudrières [11].
– Et pourquoi personne ne réagissait ?
– C’est ce que j’ai mis longtemps à comprendre. En France, il y avait de brèves périodes où les choses allaient dans le bon sens : le début des années 1980, le tournant des années 2000, etc. Mais, à chaque fois, le même gouvernement qui mettait en œuvre ces orientations en changeait avant la fin de son mandat, et la courbe repartait à la hausse. J’ai commencé à mieux comprendre quand j’ai vu la façon dont on parlait des questions pénales. À l’époque, un ministre de l’Intérieur pouvait arriver et dire, juste en lisant les statistiques de la police, que la délinquance avait baissé de 2,3 % en tant de mois. 2,3%, pas 2,2 ou 2,4. Je n’exagère pas, c’était au dixième près.
– Parler de « délinquance » en général ? s’exclama Suret. Additionner les meurtres avec les plus petits délits ? Ils considéraient que les chiffres de l’activité de la police correspondaient à la délinquance réelle ? Mais ça n’a aucun sens ! [12]
– Évidemment non. D’ailleurs, il y avait bien des gens pour le rappeler à chaque fois [13]. Mais rien n’y faisait. Par moment, le ministre déclarait qu’il fallait combattre la délinquance des ressortissants de tel ou tel pays, et pouf ! elle augmentait dans les statistiques de la police [14]. J’ai compris, en lisant un article sur Jacques Mesrine, un ancien truand qui faisait la une de l’actualité il y a plus d’un siècle, au moment où le gouvernement a commencé à parler d’ « insécurité » tous les jours, que « c’est le jour où les gens sont saturés de ce qui se passe du côté du crime qu’ils acceptent de ne pas savoir ce qui se passe du côté d’une justice qui se rend en leur nom » [15]. C’est d’ailleurs ce que j’ai mis dans mon « rapport Amsterdam » : qu’une tâche encore plus urgente que les mesures techniques de réduction de l’incarcération, c’était d’essayer de transformer la façon dont on parlait de ces questions. C’est comme ça qu’on a pu ouvrir la question de la dépénalisation en matière de drogue [16] ou qu’on a pu montrer que, pour les mineurs délinquants, moins ils étaient stigmatisés par le système judiciaire, plus ils avaient de chances de s’en sortir après [17]. Au début, personne n’y croyait, mais on a pu multiplier les exemples. Il y avait même des États américains qui, dans les années 1960, avaient aboli les prisons pour mineurs [18].
M. Neullety rêva un moment et reprit :
– C’est pour ça que le directeur Colvin m’avait envoyé à la bibliothèque : il voulait un panel d’alternatives qui avaient fonctionné. Et j’ai fini par trouver ce qu’il voulait : le taux de détention auquel étaient parvenus les Pays-Bas, 18 personnes pour 100 000 habitants en 1973 [19], cinq fois inférieur à celui de la France des années 2000, quarante fois moins que les États-Unis en 2010. C’est devenu la ligne directrice de mon rapport : puisque que ça a existé, ça doit bien être possible de recommencer. Mais comment faire ? On a essayé de fixer une feuille de route, en expliquant que l’essentiel était de tenir un discours cohérent et surtout de s’y tenir sur une durée assez longue. En gros, on expliquait au ministre qu’il fallait qu’il arrête de faire ce qui avait été à peu près sa seule idée : se servir de tous les faits divers pour faire passer des lois répressives, le plus souvent désastreuses ou inapplicables [20].
– Donc votre rapport n’a pas été tout de suite appliqué ?
– Oh non ! Au début, il a été mis dans un tiroir. Mais, un peu après, au début des années 2080, une nouvelle majorité est arrivée. Le directeur de cabinet du ministre m’a fait venir. Il était très partagé. Il avait peur d’être pris sous le feu des critiques et de saborder la popularité du gouvernement. C’est vrai que, dans le rapport, pour expliquer les échecs des tentatives antérieures, j’avais bien montré que les responsables politiques qui voulaient limiter l’usage de la prison se trouvaient pris dans des violentes polémiques. Le directeur de cabinet m’a rappelé l’exemple de ce gouverneur américain des années 1980, candidat à la présidence, dont la campagne avait été ruinée par la récidive d’un criminel qu’il avait décidé de libérer [21]. Et comme son ministre avait des ambitions… Pendant deux heures, j’ai expliqué que toutes les mesures proposées avaient eu des résultats encourageants pour prévenir la récidive. Mais j’ai fini par lâcher : « Au fond, ça ne dépend pas que de vous. »
– Qu’est-ce que vous vouliez dire ?
– De ce que j’avais pu en lire, les relations entre les questions pénales et l’ensemble des questions sociales avaient fait l’objet de longs débats académiques [22], mais il me semblait assez clair que, pour traiter ces problèmes d’une autre façon, il fallait d’abord arrêter de les considérer comme centraux. C’est ce que j’avais retenu d’une formule d’un sociologue que je n’avais pas comprise toute de suite : pendant la période de croissance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, la délinquance n’était pas considérée comme un fait social majeur, mais comme un fait résiduel, voué à baisser du fait du progrès social [23].
– Évidemment ! s’écria Suret.
– Maintenant, ça paraît assez évident. Mais à l’époque du « rapport Amsterdam », et depuis bien longtemps, il y avait une situation de crise sociale aiguë. Une des conséquences était que le gouvernement expliquait sans arrêt que la délinquance était de plus en plus grave, de plus en plus violente, perpétrée par des personnes de plus en plus jeunes. C’était loin d’être démontré [24], mais, en même temps, vu le genre de discours que tenaient les responsables politiques, c’était difficile de faire entendre un autre son de cloche. Par exemple, le fait que le nombre d’homicides n’était pas en pleine augmentation ! [25] Le directeur de cabinet m’a dit : « On va faire ce qu’on peut ». Ça voulait dire : la relance d’une politique de soutien aux associations de prévention, davantage de travailleurs sociaux en prison, un peu d’argent pour faire des travaux d’intérêt généraux. C’était mieux que rien, mais c’était très fragile, et ça ne changeait pas grand-chose pour les longues peines. C’est resté comme ça pendant quelques années.
– Et après, il y a eu Juin 2083 ?
– ça a tout changé. Ça a commencé par de petites manifestations de quelques groupes marginaux. Personne n’imaginait l’ampleur que ça allait prendre ! Et c’est vrai que c’est à partir de ces années que les choses ont pu être discutées sérieusement. La première décision importante a été de transférer chaque question à la commission collégiale qui traitait du problème posé par l’infraction. C’est comme ça qu’on a pu commencer à faire des avancées : sortir progressivement du Code pénal les questions de drogues et toutes les questions d’immigration, mais aussi se fixer des objectifs chiffrés de recours à des alternatives d’insertion sociale pour tous les pauvres, mineurs et jeunes majeurs, qui enchaînaient les aller-retour en prison [26]. Ça a pris du temps et il y a eu des ratés, mais une des leçons que les gens avaient retenu des expériences antérieures, c’est qu’il fallait de la constance.
– Et ça s’est passé graduellement ? demanda Coute, qui avait finalement décidé, quitte à être coincé dans le bureau du chef, de s’intéresser à la conversation.
– Non. Il y a eu des heurts et des désaccords, principalement sur deux points. Le premier a été réglé assez rapidement. Les nouveaux responsables voulaient s’attaquer aux illégalismes financiers, et il faut bien dire que toutes les études montraient qu’ils étaient peu poursuivis, que les malfaiteurs condamnés étaient rarement les plus importants et que les coupables faisaient rarement de vieux os derrière les barreaux [27]. Les élus condamnés étaient même parfois réélus et ça intriguait les chercheurs [28]. Les nouveaux élus avaient envie de renverser un peu la vapeur et ont voulu édicter des lois pour établir des peines en comparant l’argent qui manquait à l’État à cause des fraudes diverses et les vies qui auraient pu être améliorées, voire sauvées, avec cet argent. Avec cette méthode, au-dessus de quelques millions, on aurait dû arriver à des condamnations équivalentes à celles des homicides ! Pendant quelques mois, avoir quelques dizaines de délinquants en col blanc en maison d’arrêt, ça a fait plaisir à tout le monde. Mais, assez vite, ce qui a été jugé central, c’était les mesures générales de régulation et de fiscalité, et les délinquants d’affaire ont bénéficié du même régime pénal que celui des voleurs de scooters qui, lui, était en pleine amélioration ! C’est aussi à ce moment qu’on est entré dans un autre modèle de développement. Tout cela a commencé à intéresser les gens beaucoup plus que le sort des voyous de l’ancien temps.
– Mais alors, repartit Coute, tout s’est réglé facilement ?
– Non, ce qui a été vraiment dur et compliqué, c’est la question des violences, et particulièrement des violences sexuelles.
– Pourquoi ?
– On était dans une situation difficile. Depuis les années 1970, il y avait eu des mobilisations importantes, une augmentation des plaintes et des personnes condamnées à des peines plus longues pour des crimes sexuels [29]. Il y avait eu pas mal de changements législatifs, et c’est au nom de la lutte contre la récidive de ces crimes qu’on avait créé les dispositifs les plus sévères : les périodes de sûreté, le bracelet électronique après la peine [30], la rétention de sûreté qui permettait de garder les gens enfermés sans limitation de durée après leur peine initiale [31], les fichiers [32] et, à partir des années 2020, ce qu’on avait copié des Américains : la mise en ligne des photos, adresse et casier judiciaire des personnes libérées pour des infractions sexuelles [33].
– C’est effrayant ! s’exclama Coute, qui en avait oublié l’heure du déjeuner. Mais ces politiques avaient donné des résultats ?
– Le paradoxe, qui avait d’ailleurs été décrit par des enquêtes dès le début du XXIe siècle [34], c’est que le nombre de plaintes déposées restait marginal par rapport aux déclarations des personnes dans les enquêtes de victimation.
C’est pour ça que les auteurs des enquêtes expliquaient que « la répression n’[était] souvent qu’une réponse facile, voire démagogique, aux angoisses et peurs souvent orchestrées pour détourner l’attention des problèmes sociopolitiques » et que « le véritable enjeu résid[ait] dans un traitement social du phénomène non limité à la répression pénale mais intégrant prévention et aide aux victimes » [35]. Le problème était « de briser le mur de silence qui paralyse les victimes » [36].
– Vous voulez dire que la plupart des personnes ne disait jamais à personne ce qu’elles avaient subi ?
– Oui. Enfin, en tout cas, elles ne le disaient pas à la police et il n’y avait pas d’action judiciaire. Ce qui a vraiment changé à la fin des années 2080, c’est qu’il y a eu une véritable libération de la parole, avec la naissance d’une multitude de groupes militants. L’augmentation des plaintes déposées a été rapide, et on a bien vu que ça allait produire une inflation carcérale très importante. On a organisé des rencontres entre la sous-commission « Justice pénale » et la sous-commission « Violences », et on s’est bien engueulés ! Au début, je pensais que j’avais l’arme fatale. Depuis le « rapport Amsterdam », j’avais continué à aller à la bibliothèque et j’avais ressorti tous les textes féministes qui expliquent pourquoi le recours à la prison n’est pas une solution efficace [37]. Mais c’était compliqué : par exemple, comment protéger une personne victime de violences conjugales sans mettre l’auteur en prison ou, au moins, surveiller ses mouvements par un bracelet électronique ? [38] Au bout d’un moment, on tournait en rond et on a arrêté les réunions.
– Et comment ça s’est arrangé ?
– Difficile à dire. En fait, je crois que ça a changé quand les enquêtes ont montré que, grâce à tout ce qui était mis en place par ailleurs, les violences étaient en régression importante. L’attention s’est concentrée sur les politiques de prévention et de médiation, sur le travail et le logement, etc., et les dispositifs pénaux sont tombés en désuétude. C’est à ce moment que les lois d’abrogation ont été votées : perpétuité, période de sûreté, bracelet électronique, fichiers et rétention de sûreté. À ce moment-là, j’étais conseiller du ministre de la Justice, je lui écrivais ses discours. Au moment de la loi sur l’abrogation de la rétention de sûreté, je pensais que j’étais en train de travailler à un texte historique. J’avais écouté en boucle le discours de Badinter pour l’abolition de la peine de mort. Et, en fait, ça a été voté en catimini, en pleine nuit, par quelques députés… Plus tard, j’ai quand même eu un petit moment de joie : quand on a commencé à s’approcher d’un taux de détention « Pays-Bas 1973 », j’ai convaincu le ministre qu’il pourrait faire un discours. Le jour de l’installation d’une promotion à l’École nationale de la magistrature, il a commencé comme ça : « Comme le droit à la vie refuse la peine de mort, le droit à la liberté conduira tôt ou tard à la condamnation de la peine privative de liberté. Nous n’en sommes pas là, mais du chemin a été accompli … ».
Le ministre était très content de moi. Je n’ai pas osé lui avouer que la formule venait aussi de mes voyages à la bibliothèque [39]… Enfin bref, pourquoi je vous raconte ça ? Suret, Coute, déguerpissez et fini les blagues, hein !
En redescendant les escaliers, Suret était un peu secoué :
– Il n’y a pas d’avenir dans l’administration pénitentiaire. Je crois que je vais essayer de travailler dans la recherche. Tu vois, fouiller dans les archives, retrouver des témoins. Toute cette histoire d’Amsterdam, il doit bien y avoir des documents, des gens qui l’ont vécue. Je me demande si c’est vrai, ce que le patron nous a raconté. Je voudrais bien savoir.
– Et il y a des gens qui sont payés pour faire ça ?
– Je ne sais pas.
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