À propos de : Steve Jourdin, Israël : autopsie d’une gauche (1905-1995), Le Bord de l’eau ; Thomas Vescovi, L’Échec d’une utopie : une histoire des gauches en Israël, La Découverte
Le Parti travailliste est aujourd’hui chargé de nombreux péchés : exode des Palestiniens, discrimination envers les Juifs des pays arabes, sécularisation forcée, bureaucratie tentaculaire. C’est oublier qu’il a mis sur pied la démocratie et l’État-providence. Un héritage décisif, à l’heure où l’État de droit est menacé en Israël.
Le 25 janvier 1949, à l’issue des premières élections législatives organisées en Israël, alors même que la guerre d’Indépendance n’était pas encore terminée, le parti des ouvriers d’Eretz Israël, plus connu sous le nom de Mapaï, arrivait en tête du scrutin, devançant de très loin tous ses concurrents de gauche comme de droite. Soixante-treize ans plus tard, à l’issue de la 25e consultation électorale qui s’est déroulée le 1er novembre 2022, le rejeton du Mapaï, le « parti du Travail » (en français, Parti travailliste), s’est retrouvé à la toute dernière place parmi les dix formations représentées à la Knesset.
De sa gloire d’antan, lorsqu’il recueillait 35,7 % des suffrages exprimés et disposait de 46 sièges sur les 120 que compte la Knesset, il ne reste plus rien ou presque : 4 sièges seulement, après avoir péniblement rassemblé 3,69 % des suffrages exprimés, tout juste au-dessus du seuil d’éligibilité. Si le Parti travailliste a tenu sur la longue durée, le nombre de sièges obtenus et sa part dans l’électorat ont été divisés par dix.
Peut-on concevoir de comparaison plus éloquente, pour rendre compte de l’abîme qui sépare le triomphe du parti d’autrefois de sa misère actuelle confinant à l’agonie ? Requiem ou kaddish, l’heure est venue de proclamer l’avis de décès d’une formation politique qui fut longtemps un parti de gouvernement dirigé par les plus illustres leaders de l’État d’Israël, David Ben Gourion, Golda Meïr, Yitzhak Rabin ou Shimon Pérès. C’est cette histoire, de l’apogée à la chute, que s’efforcent de relater et d’expliquer deux livres parus en 2021 : Israël : autopsie d’une gauche de Steve Jourdin et L’Échec d’une utopie : une histoire des gauches en Israël de Thomas Vescovi.
De l’apogée à la chute
L’initiative de les publier est à louer, car la publication d’ouvrages scientifiques sur la politique israélienne est devenue rare en France. En outre, les deux éditeurs – Le Bord de l’eau et La Découverte – ont eu l’audace de faire confiance à de jeunes chercheurs qui s’étaient courageusement résolus à écrire une thèse sur la gauche israélienne dans une université française.
Leur récit commence, cela va de soi, avant la création de l’État d’Israël ; mais, alors que Steve Jourdin met un point final à l’étude du Parti travailliste avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995, Thomas Vescovi, lui, pousse la narration jusqu’aux derniers avatars de la gauche israélienne en 2020.
Les livres des deux jeunes historiens s’opposent, mais, pour le lecteur qui les lira dans la foulée, ils se complètent admirablement : le premier est exclusivement axé sur le Parti travailliste, et notamment sur les réformes sociales et économiques qu’il a entreprises, alors que celui de son condisciple couvre l’ensemble des formations politiques et associatives qui se réclament de la gauche, qu’elles soient juives ou arabes, ou encore judéo-arabes, sionistes ou non sionistes.
Comme le public visé va bien au-delà du cercle étroit des spécialistes, le livre de Jourdin n’est pas conçu comme une monographie détaillée sur un seul parti ; il est tout aussi bien une histoire politique de l’État d’Israël, tandis que celui de Vescovi est bel et bien une histoire du conflit et de ses répercussions sur l’échiquier politique au temps du mandat britannique, puis à l’ère de l’État d’Israël.
Le cœur du premier ouvrage se situe dans les trois premières décennies de l’existence d’Israël, durant lesquelles le Parti travailliste était au pouvoir sans discontinuité, ce qui en a fait un parti « dominant », pour reprendre le concept forgé par Maurice Duverger pour caractériser une formation politique incontournable lorsque celle-ci parvient, d’élection en élection, à contrôler le Parlement, la coalition parlementaire et le gouvernement. Le Parti travailliste a ainsi assumé la direction du pays, avant d’entrer dans une phase de déclin inexorable, en dépit de deux ultimes sursauts, de 1992 à 1996 et de 1999 à 2000, qui ont marqué l’histoire contemporaine d’Israël, mais paraissent, au vu du résultat des dernières élections, comme un baroud d’honneur, sinon le chant du cygne d’un parti moribond.
Les mutations du travaillisme
Comme il est difficile d’écrire sur le sujet avec neutralité, on discerne aisément que Steve Jourdin s’efforce de mettre en valeur le verre à moitié plein, tandis que Thomas Vescovi ne voit que le verre à moitié vide. La partition de Jourdin se lit comme un requiem à une faction défunte, tandis que le livre de Vescovi décrit le « passé d’une illusion », titre qu’il n’aurait pas osé emprunter à François Furet, même s’il lui sied bien.
À cet égard, l’ouvrage est plus conforme à la doxa israélienne, qui voue aux gémonies tout ce qui porte la marque du sionisme socialiste. En effet, celui-ci est désormais chargé de tous les péchés : exode des Palestiniens, discrimination envers les Juifs des pays arabes, sécularisation forcée, bureaucratie tentaculaire dont, en temps réel, fort de sa domination sur le système politique et la société, il n’a pas pris la mesure. Il est surtout porteur d’une tare congénitale, car tant à l’extrême gauche qu’à droite, sionisme et socialisme sont tenus pour des catégories incompatibles et mutuellement exclusives.
Le Mapaï et ses avatars ont effectivement brandi deux étendards : le drapeau bleu-blanc de l’indépendance nationale et le drapeau rouge de l’émancipation des travailleurs. À partir de ce double ancrage, la gauche israélienne s’est fixé comme idéal l’instauration du socialisme et la naissance d’une nation juive. Vescovi voit dans cette double quête la quadrature du cercle, le socialisme ayant toujours été le maillon faible, superficiel et subalterne d’une entreprise foncièrement nationaliste et coloniale à ses yeux.
Cependant, le livre de Vescovi n’est pas plus un pamphlet que le livre de Jourdin n’est une hagiographie. Ce dernier est tout aussi sévère sur l’incapacité du travaillisme israélien à réaliser les objectifs qu’il s’était donnés. Il éclaire – et c’est l’apport principal du livre – la part décisive prise par Shimon Pérès et Yitzhak Rabin, puis la jeune génération de leaders travaillistes, pour mettre fin au modèle obsolète d’une économie dirigée et convertir Israël au néo-libéralisme.
Quant à la paix, après le momentum israélo-palestinien qui a atteint son apogée en 1993, avec la reconnaissance mutuelle d’Israël et de l’OLP et la signature de la déclaration de principes dite d’Oslo, les négociations conduites par Ehoud Barak ont abouti à l’échec. Celles qui ont suivi n’ont pas plus été couronnées de succès, mais les travaillistes n’étaient plus aux commandes.
Le bilan social
Le verdict est impitoyable, mais la démonstration de Jourdin est mieux articulée et plus convaincante : pour qu’il y ait échec, il a bien fallu qu’il y ait au départ un programme fondateur ; pas seulement une utopie fondatrice restée sur le papier, mais bien une réalisation progressiste qui, sans jamais atteindre la plénitude d’une utopie, a eu le mérite de poser les bases d’un État-providence.
Le système s’est effondré sans nul doute, mais ayant tenu bon près d’un demi-siècle, en dépit ou à cause de ses imperfections, c’est assez, estime Jourdin, pour en repérer les acquis. Les leaders du Parti travailliste ont sciemment contribué à liquider l’héritage, mais pour qu’il y ait liquidation, il faut qu’il y ait eu quelque chose à liquider, sans compter qu’il en subsiste toujours quelque chose.
Montrer ce que fut le bilan social du travaillisme israélien est l’objectif de Jourdin. Il réévalue la dimension socialiste des réalisations initiales et se révèle plus innovant dans sa démarche que son collègue qui, peu ou prou, a fait sienne la thèse de feu Zeev Sternhell, lequel démontrait que, placés devant l’acuité du dilemme, les sionistes socialistes ont systématiquement privilégié l’édification nationale au détriment de la réforme sociale [1]. Ce constat sévère n’a pas perdu de son sens, à ceci près qu’il occulte la fonction essentielle qu’il a remplie et qu’on ne saurait ôter de son bilan.
Car ce que le Parti travailliste a créé, ce qu’il s’est voué à édifier et à consolider n’est ni plus ni moins que l’État : mettre sur pied des institutions, mettre au point une protection sociale élémentaire, fournir les besoins fondamentaux en matière de logement, de santé, d’éducation et de sécurité alimentaire d’une population, dont près de deux tiers étaient des immigrés dépourvus de capital et de travail. La tâche ne fut pas mince, c’est le moins qu’on puisse dire, d’autant qu’elle a été accomplie dans une conjoncture inédite constituée par un état de guerre permanent.
Aussi il y a lieu de rendre au Parti travailliste ce qui lui appartient : s’il n’a instauré ni la paix ni le socialisme, il a été porteur cependant d’une vision politique et d’une détermination volontariste, augmentées d’une bonne dose de pragmatisme et de bon sens, qui lui a évité de basculer dans le dogmatisme et l’autoritarisme où se sont fourvoyés tant de projets politiques dont le noyau dur était révolutionnaire – comme l’était le projet sioniste-socialiste.
En un mot, pour avoir exercé une hégémonie politique et culturelle indéniable, pour en avoir abusé même, comme en témoignent le maintien d’une administration militaire sur la population arabe jusqu’en 1966 et la relégation d’une population défavorisée aux marges du pays, le Parti travailliste dominant n’a jamais viré au parti unique.
Les illusions de la « troisième voie »
Il n’est pas rare, dans l’histoire des décolonisations, que l’organisation qui a pris en charge la lutte pour la libération nationale se soit maintenue au pouvoir. On compte sur les doigts d’une main les partis dont l’histoire se confond avec celle de l’État qui sont parvenus à établir une démocratie et ont cédé le pouvoir lorsque l’heure de l’alternance a sonné.
En ce sens, la réussite même du Parti travailliste, non sans dommages ni dégâts, a constitué la cause profonde de son échec futur. C’est que, dans l’accomplissement de ce processus de longue haleine, il a accumulé fautes et erreurs que plus d’un demi-siècle après, il paie encore, tant le contentieux est encore vif avec l’électorat arabe, oriental (composé des originaires des pays arabo-musulmans) et religieux.
Qu’entretemps, le Parti travailliste ait intériorisé la culture des droits de l’homme et la solution à deux États, qu’il ait fait amende honorable en plaçant à sa tête des leaders originaires du Maroc, qu’il ait consenti enfin à atténuer la sécularisation moderniste du projet sioniste par une semi-laïcité qui a garanti à la Synagogue des prérogatives substantielles, n’a pas suffi à endiguer le ressentiment et la revanche envers lui.
Autrefois tout puissant, relégué dans l’opposition depuis plusieurs décennies, il ne cesse pas moins d’être perçu comme l’establishment, alors qu’il s’est défait progressivement de tous ses attributs : plus de syndicat qui était sa courroie de transmission, plus de quotidien pour informer et éduquer les masses, plus d’apparatchiks et de militants. En bref, un parti comme un autre, qui n’a plus rien à voir avec ce qu’il était autrefois.
Steve Jourdin réhabilite l’importance de l’œuvre accomplie et propose un examen nuancé, raisonné et raisonnable du bilan travailliste. Quand bien même l’échec fut au bout du chemin, il récuse l’approche par les origines (le ver était dans le fruit) ou l’explication téléologique consistant à repérer à chaque étape la descente aux enfers à venir. À le suivre, la chute du Parti travailliste a été définitive dès l’instant que, à l’instar des sociaux-démocrates européens, il s’est mis en quête d’une « troisième voie ».
Cependant, ce tournant néo-libéral a été opéré pour tenir compte de la sociologie de ses électeurs qui, depuis belle lurette, n’étaient plus le prolétariat juif originaire d’Europe centrale, mais des membres des classes moyennes supérieures urbaines et diplômées. En contrepartie de ce virage à droite, c’est bien un virage à gauche sur la question palestinienne qu’a effectué le Parti à la même époque. Golda Meïr niait publiquement l’existence d’un peuple palestinien ; vingt-cinq ans après, Rabin négociait avec son représentant exclusif, Yasser Arafat, le leader de l’OLP.
Le Parti travailliste est mort, vive la gauche !
Israël n’aurait pu décoller économiquement sans s’intégrer à la mondialisation des échanges, mais nul ne leur attribue la paternité de cette mutation qui a exigé du Parti de se renier. Quant à l’aggiornamento idéologique sur la question palestinienne, après des décennies de dénégation, c’est peu de dire qu’il n’a pas ramené la gauche au pouvoir.
Steve Jourdin met un point final à son histoire avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Cependant, le coup de grâce au processus de paix fut moins la disparition du leader (la majorité des Israéliens était disposée à le suivre dans sa marche pour la paix) que le doute croissant consécutif à la seconde Intifada, au retrait de la bande de Gaza et à la seconde guerre du Liban, sur les objectifs ultimes du nationalisme palestinien. Simultanément, les Palestiniens ont douté des intentions israéliennes de procéder au retrait de la Cisjordanie, après la première étape du démantèlement de la bande de Gaza.
Paradoxalement, là où Jourdin enregistre l’avis de décès sans laisser entrevoir une quelconque perspective de renaissance, Vescovi voit dans la constitution d’un front de gauche judéo-arabe la seule issue à ce déclin historique. Plusieurs initiatives plaident pour cette recomposition. Il est assurément trop tôt pour évaluer les chances de fédérer des électeurs de gauche, dont les uns seraient affranchis de cet ADN sioniste que les autres continueraient de revendiquer comme une part symbolique de leur identité politique.
D’autant que la conjoncture qui se dessine, avec la formation d’un gouvernement nationaliste et clérical, semble déplacer le centre de gravité de la politique israélienne : moins axé sur le retour à une politique économique keynésienne et sur la résurrection du processus de paix israélo-palestinien, c’est l’État de droit qui est aujourd’hui menacé, sous les coups de boutoir d’une coalition déterminée à affaiblir les contrepouvoirs de la démocratie israélienne que le Parti travailliste avait bon an mal an établis depuis 1948, en dépit de son républicanisme hégémonique et de sa réticence à rédiger une constitution.
Le Parti travailliste est mort, mais la gauche israélienne a-t-elle dit son dernier mot ?
– Steve Jourdin, Israël : autopsie d’une gauche (1905-1995), Paris, Le Bord de l’eau, 2021. Préface de Elie Barnavi. 336 p., 24 €.
– Thomas Vescovi, L’Échec d’une utopie : une histoire des gauches en Israël, Préface de Michel Warschawski. Paris, La Découverte, 2021. 372 p., 22 €.
Denis Charbit, « La gauche israélienne est-elle morte ? »,
La Vie des idées
, 11 janvier 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-gauche-israelienne-est-elle-morte
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[1] Le livre de Zeev Sternhell, dont le titre original en hébreu était Nation building ou réforme sociale ?,est paru en français sous le titre Aux origines d’Israël (Fayard, 1997).