La dictature militaire a suscité un important travail de mémoire et de recherche, entre la Commission nationale de la vérité et les avancées de l’histoire du temps présent. Cette réflexion est d’autant plus nécessaire que Bolsonaro a affaibli la démocratie brésilienne.
Professeure d’histoire du Brésil à l’Université fédérale fluminense (UFF) de Rio de Janeiro et chercheuse associée au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, Angélica Muller coordonne l’Observatoire du temps présent, qu’elle a cofondé avec Francine Iegelski. Elle a été chercheuse principale à la Commission nationale pour la vérité, responsable du chapitre « Violations graves des droits de l’homme dans les universités », qui figure dans le volume II du rapport final. Elle a publié O movimento estudantil na resistência à ditadura militar, 1969-1979 (Garamond, 2016) et, avec Camille Goirand, dirigé Documenter les violences. Usages publics du passé dans la justice transitionnelle (Iheal, 2020).
Prise de vue & montage : Ariel Suhamy.
La Vie des Idées : Le Brésil a connu deux épisodes de dictature au XXe siècle. Pouvez-vous nous en parler ?
Angélica Muller : La dictature qui commence en 1964 est surtout militaire, et pas simplement parce que l’armée est au pouvoir. Dans les années 1930, il y avait eu un dictateur personnel, Getúlio Vargas. Ce qui rapproche la dictature de 1964 des autres dictatures du Cône Sud, c’est la doctrine de sécurité nationale, qui se trouve à la base du régime en place au Brésil de 1964 à 1985. Le pays a vécu en dictature plus longtemps que l’Argentine sous Videla (1976-1983) et que le Chili sous Pinochet (1973-1988).
Cette dictature de sécurité nationale a une base française, issue de l’expérience de la guerre d’Algérie. Cette expérience a été traduite pour les États-Unis à l’École militaire des Amériques, qui exerce en pleine guerre froide, surtout à partir de la révolution cubaine en 1959. Elle va alors trouver son champ de bataille dans les pays sud-américains placés « sous surveillance ». Ce projet idéologique et politique, parfois aussi économique, diffère du corporatisme de Vargas (certains parlent de populisme), davantage ancré sur les aspects sociaux [1].
La Vie des Idées : Précisément, peut-on comparer la dictature militaire instituée en 1964 par Castelo Branco à celle de Videla en Argentine ou à celle de Pinochet au Chili ?
Angélica Muller : Oui et non. Oui, car il y a une doctrine commune à toutes ces dictatures. En revanche, comme celle du Brésil est plus longue comparativement, elle comprend cinq présidents militaires. En outre, avec les Actes institutionnels, le gouvernement brésilien a conservé une façade légale et « démocratique » – même si ce n’était pas le cas dans les faits. Videla et Pinochet l’ont fait aussi, mais dans une moindre mesure. Un autre instrument utilisé par le Brésil a été la surveillance de la société, pour contrôler les « ennemis de l’intérieur ».
Cette apparence démocratique, avec une base légale, explique une autre différence très intéressante : le Brésil est le pays qui a produit le plus d’archives. Aujourd’hui, on dispose de plus de 9 millions de pages de documents ! C’est assez incroyable. La Commission nationale de la vérité (CNV) a pu y avoir accès et les chercheurs travaillent sur ces sources. Les autres dictatures, elles, ont produit moins d’archives.
Un autre point de différence concerne la répression et son bilan. Les régimes dictatoriaux ont provoqué 3 000 morts au Chili et 8 000 en Argentine, alors que Brésil ne compte officiellement que 450 morts. Certains évoquent l’aspect « libéral » de la dictature brésilienne, censément plus « souple » ou plus « douce », comme si on pouvait comparer le nombre de morts pour évaluer l’horreur… [2]
La Vie des Idées : Installée 26 ans après la fin de la dictature, la Commission nationale de la vérité (CNV) a-t-elle rempli sa mission ?
Angélica Muller : La CNV a été installée par la présidente Dilma Rousseff en 2011, à la suite d’une loi fédérale, pour réparer la mémoire de la dictature militaire. Dans un premier temps, elle était composée surtout de juristes, puis elle a accueilli des chercheurs de plusieurs disciplines, notamment des anthropologues et des historiens. Plus de 150 d’entre eux ont travaillé à l’élaboration d’un rapport mettant au jour les crimes contre l’humanité perpétrés sous la dictature.
La Vie des Idées : Quels sont les grands piliers de la démocratie brésilienne aujourd’hui ?
Angélica Muller : La démocratie brésilienne est l’une des plus grandes au monde, mais c’est aussi une démocratie fragile. Son principal pilier, c’est le processus constitutionnel de 1986-1988. D’un point de vue social et politique, la constitution est très engagée, avec des aspects positifs comme le vote secret et direct, qui avait été supprimé pendant la dictature. Elle garantit aussi l’universalité de la santé et de l’éducation.
En revanche, il s’agit d’une constitution « par le haut », rédigée avec la participation des militaires qui ont engagé et géré le processus. Elle a conservé les bases du précédent régime, comme le fonctionnement de l’État, le droit administratif, le droit de veto du Sénat, un pouvoir judicaire peu démocratique. Surtout, les militaires sont très protégés. Ils disposent d’une justice militaire. Déjà, en 1979, ils avaient fait passer une loi qui amnistiait les responsables des crimes contre l’humanité.
Angélica Muller : Sans doute. Bolsonaro a abîmé la démocratie brésilienne pour plusieurs raisons. La plus connue, c’est sa gestion de la pandémie de covid, qui relève du négationnisme pur et simple. Mais on peut aussi en revenir à la question de la dictature. Ce n’est pas un hasard si, à la suite de la CNV, les militaires ont fait leur retour sur la scène politique, apportant à Bolsonaro la force nécessaire pour conquérir la présidence.
Par la suite, ce dernier a systématiquement minimisé le passé dictatorial du Brésil. Il a commencé à commémorer officiellement le 31 mars, date du coup d’État de 1964. Son ministre de l’Éducation a introduit dans les manuels une version de l’histoire de la dictature que les professeurs d’histoire récusent. En un mot, il affaibli l’idée de citoyenneté et de démocratie dans le pays.
La Vie des Idées : L’année 2024 marque le 60e anniversaire de la dictature et le 10e anniversaire de la Commission nationale de la vérité. Y aura-t-il des commémorations, des cérémonies, des colloques ?
Angélica Muller : Des séminaires et des colloques sont prévus, ainsi que des commémorations du gouvernement fédéral et des rencontres de la part de groupes engagés en faveur des droits humains. C’est un vrai défi, parce qu’on s’est rendu compte que l’extrême droite était encore dynamique et menaçante. D’où la nécessité de ne jamais oublier le passé et de garder cette réflexion à l’ordre du jour. Pour le gouvernement de Lula lui-même, il s’agit d’un héritage aux enjeux compliqués, car il préfère avoir une relation pacifiée avec les militaires.
C’est donc à nous, la société civile, de s’engager dans des mouvements pour ne pas oublier l’épisode de la dictature. Il faut aussi reconnaître l’échec de notre justice transitionnelle. Après la CNV, on pensait avoir franchi un cap. On dispose tout de même d’un excellent rapport de 3 000 pages, avec une liste de noms, de condamnations, de lieux, etc. Le pas suivant consistait à rendre justice ; cela n’a pas été fait. C’est encore un point de différence avec l’Argentine et le Chili, mais cela fait partie de la culture politique brésilienne…
La Vie des Idées : Vous vous situez dans un courant de recherche particulier : l’histoire du temps présent. En quoi consiste cette approche ?
Angélica Muller : Je mène une réflexion théorique sur la base des travaux de François Bédarida (1926-2001) [3] au sujet de la responsabilité méthodologique, éthique et civique de l’historien, à laquelle j’ajoute une dimension sociale.
L’important est de penser la responsabilité que nous, historiens, avons à l’égard de notre histoire et de notre mémoire. Avec le passage du temps et le changement d’époque, cela devient absolument nécessaire pour la dictature brésilienne.
J’ai commencé à étudier un « passé qui ne passe pas » [4], et nous voici aujourd’hui en présence d’un passé aux multiples récits, jusqu’au négationnisme. Notre place, en tant qu’historiens du temps présent, est de penser notre responsabilité à raconter cette histoire – une responsabilité éthique, sociale et morale, lien avec la vérité et les principes de base de notre discipline.
Ivan Jablonka, « La dictature brésilienne entre histoire et mémoire. Entretien avec Angélica Muller »,
La Vie des idées
, 9 février 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-dictature-bresilienne-entre-histoire-et-memoire
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[1] Dans les années 1960 et 1970, les sociologues et les politologues ont généralement commenté la nature populiste de la dictature de Vargas. Dans les années 1980, l’historiographie a complexifié ce point de vue, en replaçant le régime dans le contexte d’une époque où les idées illibérales et les régimes autoritaires et totalitaires étaient en plein essor. Dans la dictature de Vargas, on peut trouver des inclinaisons fascistes, mais aussi des acteurs liés aux idées libérales et démocratiques du courant américain. Cependant, dans sa structure politique, sociale et économique, le caractère corporatiste a prévalu, plus proche de ce qui s’est passé sous le régime de Salazar.
[2] Les chiffres officiels, toujours sous-estimés, diffèrent des estimations des historiens. Au Chili, la commission Valech a pu établir le nombre de victimes : pour les exécutés et les disparus, plus de 3 200 ; pour les prisonniers politiques et les personnes torturées, presque 37 000. Dans le cas de l’Argentine, le décompte officiel de l’État ne porte que sur les morts politiques et les disparus. Selon le Registre unifié des victimes du terrorisme d’État, le chiffre est légèrement supérieur à 8 500 personnes. Au Brésil, le nombre de 434 est officiellement reconnu par l’État et toute la documentation se trouve dans le rapport de la CNV. Toutefois, dans ce même rapport, les recherches montrent qu’il y a eu au moins 8 341 morts dans les territoires indigènes.
[3] Voir François Bédarida, « Le temps présent et l’historiographie contemporaine », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 69, 2001, p. 153-160 ; ainsi que la journée d’études Écrire l’histoire du temps présent, en hommage à François Bédarida, Paris, CNRS, 1993 ; et François Bédarida, Histoire, critique et responsabilité, textes réunis par Gabrielle Muc et Michel Trebitsch, avec une présentation de Henry Rousso, Complexe, IHTP-CNRS, 2003.
[4] Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.