Recensé : Paul Schor, Compter et classer : histoire des recensements américains, Paris, Presses de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, collection « En temps et lieux », 2009. 383 p., 22€.
Les happy few à qui avait été donnée l’occasion de se plonger dans la lecture de la thèse de l’historien Paul Schor, maître de conférences à l’Université Paris Diderot (Paris 7), attendaient depuis un certain temps que la publication du livre correspondant mette ce travail remarquable à la portée d’un plus large public. C’est chose faite, et leur patience est amplement récompensée : captivant d’un bout à l’autre – et doté d’une abondante iconographie –, Compter et classer est bien l’ouvrage de référence sur l’histoire des catégories ethniques et raciales dans le recensement des États-Unis, de 1790 – date du premier dénombrement exhaustif de la population effectué par l’État fédéral – à 1940 [1].
L’objet est d’importance, pour au moins deux raisons. D’une part, le recensement a vraisemblablement contribué à l’institutionnalisation de la race comme catégorie sociale dans le contexte américain, soit à sa persistance comme fait de conscience et référent langagier nonobstant la disparition de sa matrice historique (l’esclavage) et la marginalisation de son fondement théorique (le racisme, en tant qu’idéologie pseudo-scientifique à valeur rationalisante). D’autre part, il est probable qu’il ait aussi joué un rôle dans l’internalisation par les individus de certaines normes de classement au sein du système catégoriel existant, dont témoigne notamment l’absence de bouleversements majeurs induits par le passage à l’auto-classification en 1970 ou par la possibilité de déclarer appartenir à une pluralité de groupes « raciaux » introduite en 2000 [2]. Le sujet méritait donc que lui soit consacrée une étude aussi complète que celle-ci, où le recensement est minutieusement examiné dans toutes ses dimensions : en tant qu’instrument de la répartition proportionnelle du pouvoir législatif et des contributions fiscales entre les États fédérés [3] – raison d’être initiale du dispositif, selon le texte constitutionnel –, « moyen d’enquête démographique » de grande envergure (p. 20), mais aussi « lieu d’assignation aux individus d’identités collectives » (ibid.) inscrites dans une hiérarchie assez largement perçue comme telle, et, in fine, facteur constitutif de « la production d’une communauté nationale » (p. 11). À ce titre, et de par sa richesse documentaire, l’ouvrage n’a pas d’équivalent outre-Atlantique [4]. Plutôt que d’en résumer les vingt chapitres au pas de course, on voudrait ici préciser en quoi réside à nos yeux l’essentiel de sa valeur ajoutée, avant d’indiquer néanmoins deux de ses limites.
Le premier trait distinctif de l’approche de Paul Schor consiste à centrer l’analyse autant que possible, non sur les taxinomies raciales et les discours s’y rapportant, mais sur les pratiques de classement des agents recenseurs – alors chargés d’assigner les individus à l’un ou l’autre des différents groupes de référence –, sans céder à la tentation d’attribuer à ces pratiques le degré de cohérence des idéologies racistes élaborées parallèlement ou postérieurement. Ainsi l’auteur peut-il montrer que, dans un certain nombre de cas, la créativité inhérente à ces opérations non intégralement codifiables ex ante s’est finalement traduite par l’introduction dans la nomenclature de nouvelles catégories correspondant à des réponses imprévues mais présentes en assez grand nombre dans les formulaires remplis lors des recensements précédents (« Chinois » en 1870, « Japonais » en 1890, et sans doute « Mexicain » en 1930), forme d’adaptation aux « données » du terrain elles-mêmes issues des interactions requises par la passation du questionnaire. À cet égard, et dans le prolongement des travaux d’Ariela Gross (2008), Walter Johnson (2000), ou encore John Tehranian (2000) – eux aussi focalisés sur la dimension concrète du processus de classification et le traitement des cas douteux, mais uniquement dans l’arène judiciaire –, Schor est également conduit à souligner la dimension incertaine et instable des assignations raciales, partiellement déterminées par le « contexte social et résidentiel (p. 220) et la « performance » ou la « présentation de soi » (p. 93) des individus en question. L’approche constructiviste, qui met l’accent sur la porosité des frontières et la labilité des catégorisations (Yanow (2003)), loin de voir son domaine de pertinence circonscrit à la période contemporaine, peut donc être appliquée avec profit à ce que l’on présente parfois comme l’âge d’or de l’essentialisme racial.
Conformément aux préconisations de Rogers Brubaker et ses collaborateurs (Brubaker, Loveman et Stamatov (2004)), et à l’instar d’autres ouvrages récents mobilisant des matériaux plus hétéroclites (Hattam (2007)) ou bien centrés sur les politiques d’immigration (Ngai (2005)), Compter et classer a aussi le grand mérite de réunir dans un même cadre d’analyse des catégories traditionnellement décrites aux États-Unis comme relevant de la « race », d’une part, de l’« ethnicité », d’autre part. En effet, si en France, où la délégitimation du racisme a entraîné une disqualification de la race en tant que vocable à prétention descriptive, « ethnique » opère le plus souvent comme un substitut euphémisé de « racial » dans le discours public, dans le contexte états-unien, les deux termes ne sont nullement synonymes. Non seulement ils renvoient à des groupes différents – le premier principalement aux immigrés européens d’origine autre qu’anglo-saxonne et à leurs descendants, le second aux minorités noire, amérindiennes et asiatiques ainsi qu’à la majorité blanche –, mais à cette différence correspond aussi une disjonction des champs historiographiques les concernant susceptible de produire des effets d’occultation. A contrario, l’intérêt du décloisonnement ici entrepris tient à ce qu’il met en évidence deux faits des plus significatifs : d’une part, l’ampleur du décalage chronologique entre les prémices de la racialisation et de l’ethnicisation de la statistique publique américaine [5] (la précocité de la première présentant un caractère d’autant plus frappant que le recensement, à l’époque, n’avait nullement pour ambition de « dresser un état de la société » dans son ensemble (p. 33)) [6] ; d’autre part – et surtout –, le degré auquel l’une en est venue à constituer la matrice conceptuelle de l’autre. Plus précisément, ce n’est qu’à travers cette perspective globale sur les catégories de la population états-unienne que le système formé par ces dernières devient perceptible, système dont la division première entre Noirs et Blancs apparaît comme le socle fondateur. L’auteur montre ainsi de manière très convaincante la transmutation de la one-drop rule prescrivant l’assignation à la race noire de tout individu ayant ne serait-ce qu’un ancêtre noir en un principe d’hypodescendance [7] progressivement étendu, sous une forme plus ou moins stricte, à l’ensemble des strates et ramifications du dispositif classificatoire, depuis les minorités « raciales » autres que les Noirs jusqu’aux groupes définis sur une base « ethnique ». L’inclusion dans le « foreign stock » – entité statistique constituée par les immigrés et leurs descendants – des personnes nées aux États-Unis dont seul un des parents était né à l’étranger en témoigne.
Au-delà même de ces éclaircissements quant à la nature de l’articulation entre « race » et « ethnicité », concernant la one-drop rule et le principe d’hypodescendance, l’analyse de Paul Schor est remarquablement précise et nuancée. D’un côté, il montre bien que la première n’est que la traduction maximaliste d’une conception absolument asymétrique du « métabolisme » racial réduisant l’identité blanche à un objet d’altération infiniment vulnérable et l’identité noire à un agent de corruption parfaitement efficace, asymétrie que reflètent plus ou moins directement nombre de procédures concrètes. Ainsi, lors du recensement de 1850 – le premier à identifier séparément chaque individu –, les agents recenseurs avaient reçu pour instruction de n’indiquer la couleur des personnes que dans l’hypothèse où celles-ci n’appartiendraient pas à la population blanche, dont le statut de pôle de référence était alors évident et pleinement assumé. Dans le même ordre d’idées, bien que la catégorie de « mulâtre » (Mulatto) ait été introduite également en 1850 dans l’espoir de corroborer l’hypothèse de la moindre espérance de vie des membres de ce groupe – preuve attendue de la nocivité du métissage [8] – et ait été maintenue (à une exception près) [9] jusqu’en 1920, la documentation disponible quant aux modalités de présentation des données indique que le Bureau du Recensement a toujours considéré les mulâtres comme un sous-ensemble des Noirs, et non comme une collectivité occupant une position intermédiaire entre les deux extrémités de l’« ordre racial » (King et Smith (2005)) américain. D’un autre côté, cependant, l’auteur ne manque pas de souligner que les agents recenseurs ne disposaient ni de l’autorité ni des moyens nécessaires pour mener le type d’enquêtes généalogiques théoriquement requises par l’application de la one-drop rule en cas de doute quant à la « race » du recensé à l’issue de l’examen visuel initial, d’où l’importance des interactions informelles évoquées plus haut. Il démontre également que même l’extension de la portée du principe d’hypodescendance aux minorités raciales autres que les Noirs revêt un caractère inachevé, puisque, dans le cas des Indiens, jusqu’à la fin de la période considérée, les instructions du recensement prescrivaient explicitement d’y déroger lorsque la personne en question était « considérée comme (…) blanche dans la communauté où elle vit » (p. 241).
La one-drop rule et le principe d’hypodescendance n’en constituent pas moins le principal trait distinctif de la configuration raciale états-unienne, dont la singularité en tant que « produit d’une histoire nationale » (p. 227) est révélée a contrario par l’étude particulièrement originale des recensements effectués en 1930 dans différents territoires périphériques d’acquisition récente, où d’autres normes d’assignation avaient cours. Ainsi, à Porto Rico, l’auteur montre que la suppression de la catégorie « Mulatto » s’est traduite par une augmentation du nombre des personnes identifiées comme blanches par les agents recenseurs, à l’opposé de la réabsorption complète des mulâtres au sein de la population noire prévue et observée sur le continent [10]. Aux Îles Vierges – un petit archipel des Caraïbes cédé par le Danemark aux États-Unis en 1917 –, la perspective de l’élimination de la catégorie « Mixed » – équivalent fonctionnel de « Mulatto » – a même suscité des protestations d’une ampleur telle que le gouverneur a finalement demandé et obtenu son maintien, à titre dérogatoire. Principalement déterminées par des motivations d’ordre symbolique et non matériel, ces résistances à l’imposition des règles de catégorisation raciale états-uniennes offrent un contraste frappant avec l’orientation plus étroitement utilitaire des rares mobilisations enregistrées sur le reste du territoire américain, telle celle dirigée contre la racialisation des Mexicains en 1930 du fait de ses répercussions discriminatoires manifestes. Comme l’ouvrage le confirme, jamais lesdites mobilisations n’ont mis en cause la légitimité du principe même de la classification raciale des personnes par les pouvoirs publics, fait particulièrement remarquable aux yeux d’un observateur français.
Si réussi soit-il, le livre de Paul Schor appelle néanmoins quelques réserves d’importance secondaire, que l’on évoquera donc plus brièvement. Tout d’abord, son équilibre interne laisse un peu à désirer. Alors même que, d’après l’auteur, l’étude dans son ensemble a été « pensée telle une comparaison implicite avec notre temps » (p. 338), on avoue avoir été légèrement déçu par un épilogue réduit à la portion congrue, qui fait le récit des évolutions observées dans les six décennies suivantes (1940-2000) en moins de six pages. Parfois difficile à suivre même pour un lecteur averti, ce résumé-éclair aurait pu former l’armature d’un chapitre plus étoffé, quitte à réduire le volume dévolu à la cinquième partie, dont certains développements – notamment celui sur la trajectoire de Charles Hall, l’un des employés noirs du Bureau du Recensement finalement promu au rang de spécialiste ès « Negro Statistics » (chapitre 18) – apparaissent un brin anecdotiques, reflétant davantage le souci compréhensible d’exploiter des sources non encore défrichées qu’elles ne convainquent de leur intérêt intrinsèque. Dans l’éventualité d’une traduction – que l’on appelle de ses vœux pour toutes les raisons précédemment signalées –, on inviterait volontiers l’auteur à remédier à ce déséquilibre.
Par ailleurs, si l’on ne saurait reprocher à un ouvrage historique sur les États-Unis de ne pas prendre parti dans l’actuelle controverse française autour des « statistiques ethniques », on peut difficilement ne pas remarquer l’absence de toute indication quant aux éventuelles implications politiques d’une étude qui, pourtant, fait la part belle à la démonstration du caractère irréductiblement national du système de classification ethno-racial américain et souligne les difficultés rencontrées par son exportation [11]. Le livre comprend en effet de nombreux développements susceptibles d’alimenter les débats hexagonaux, à commencer par la description détaillée du processus par lequel l’enregistrement du pays de naissance des recensés et de celui de leurs parents – aujourd’hui présenté en France (pour ce qui est du second) comme un éventuel substitut approximatif des données manquantes relatives aux minorités en butte aux discriminations les plus flagrantes [12] – a finalement ouvert la voie à l’introduction d’une question portant plus directement sur l’ethnicité comme communauté d’ascendance (ancestry). Un tel processus, perceptible dès 1860, à travers la décision de recenser les habitants des États-Unis « nés dans l’ancien royaume de Pologne » afin de délimiter les contours du groupe de référence que constituerait dans la société d’accueil la communauté polonaise appréhendée dans sa dimension ethno-linguistique – alors même que l’État polonais avait disparu –, résulte-t-il de facteurs culturels et institutionnels spécifiquement américains, ou bien la dynamique en question est-elle partiellement autonome et potentiellement effective dans d’autres contextes ? La question est laissée en suspens. Sans doute est-il difficile d’y répondre par la seule méthode historique, même si l’ouvrage, sur le sujet qui est le sien, offre de celle-ci la meilleure des illustrations.