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La bureaucratie contre les mères

À propos de : Clémence Jullien, Du bidonville à l’hôpital. Nouveaux enjeux de la maternité au Rajasthan, Éditions de la MSH


par Anne Gagnant , le 15 avril 2021


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Pour lutter contre la mortalité maternelle et infantile en Inde, les politiques de santé ont largement démocratisé l’accès à l’hopital public. Mais les femmes sont en butte à la violence bureaucratique qui cristallise des conflits de caste, de religion et de classe.

L’ouvrage de Clémence Jullien est consacré aux enjeux contemporains de la maternité aux Rajasthan, dans un contexte de profonde mutation des politiques publiques de santé de la reproduction. Fruit d’une riche ethnographie multi-sites, réalisée en 2011-2012 à Jaipur dans trois bidonvilles et dans l’un des principaux hôpitaux publics d’obstétrique de la ville, l’enquête de Clémence Jullien se propose d’observer la mise en place concrète, dans les milieux défavorisés de Jaipur, d’une ambitieuse politique materno-infantile ayant pour principal objectif de démocratiser l’accouchement à l’hôpital.

Son travail complète opportunément les travaux déjà existants dans ce domaine : d’une part, il se penche sur les bidonvilles, des lieux moins étudiés que les villages (Pinto 2008) par l’anthropologie de la reproduction, et contribue, avec d’autres travaux récents (Jeffery et Jeffery 2008, Lefebvre 2008 et 2010 et Jullien, Lefebvre et Provost 2019), à combler le manque d’études sur les hôpitaux indiens ; d’autre part, il décrit les multiples interactions qui se nouent, tout au long de la grossesse d’une femme, entre des acteurs variés (femme enceinte, membres de la belle-famille, personnel hospitalier, membres des ONG travaillant dans le bidonville), là où nombre d’études se focalisent sur la dyade mère-enfant (Stork 1986), sur les sages-femmes traditionnelles (Chawla 2006) ou sur le seul moment de l’accouchement (Jeffery, Jeffery et Lyon 1989).

La thèse d’ensemble défendue dans l’ouvrage est que la démocratisation sanitaire promue dans les programmes gouvernementaux est loin d’être relayée dans la pratique hospitalière par une démocratisation plus générale, fondée sur le traitement égal des patients, leur accès à l’information et leur consentement libre et éclairé. Le livre de Clémence Jullien suit une double progression, spatiale (du bidonville à l’hôpital) et temporelle (de la grossesse à la stérilisation en passant par l’accouchement), qui rend l’exposé du propos très clair.

Une démocratisation inaboutie

Depuis le milieu des années 2000, le gouvernement indien a pris ses distances avec la politique plus coercitive qui était la sienne depuis les années 1950 et dont le principal objectif était la baisse de la fécondité (avec des quotas de personnes à stériliser chaque année, parfois par la force). Il a décidé d’adopter une conception plus holistique de la santé de la reproduction, en phase avec les objectifs de démocratisation sanitaire prônée par les organisations internationales. Ont ainsi été instaurées plusieurs mesures fortes pour lutter contre les mortalités maternelle et infantile : en 2005, le gouvernement a mis en place un programme offrant aux femmes qui accouchent à l’hôpital une allocation financière ; en 2011, il a instauré la complète gratuité dans les établissements publics de tous les soins liés à la naissance d’un enfant.

Ces initiatives gouvernementales ont porté leurs fruits : alors qu’en 2005-2006, seules 700 000 femmes accouchaient en milieu institutionnalisé, la majorité accouchant à domicile à l’aide d’une dāī (accoucheuse traditionnelle), elles étaient plus de dix millions en 2015-2016. En dix ans, les hôpitaux, en particulier dans le secteur public, ont donc dû faire face à une augmentation considérable du nombre de patientes venues accoucher dans leurs services, dont de nombreuses femmes issues de milieux pauvres, urbains ou ruraux, peu familières de la culture hospitalière.

Dans le sillage des travaux de J. P. Olivier de Sardan et Y. Jaffré (2003) sur les hôpitaux en Afrique de l’Ouest, Clémence Jullien consacre une grande partie de son livre aux dysfonctionnements des services hospitaliers et aux violences exercées contre les patientes. Elle montre que les ambitions de démocratisation sont quotidiennement mises à mal par la violence bureaucratique et par le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires en poste. En décrivant les contradictions qui entourent ces efforts de démocratisation, Clémence Jullien montre aussi que la santé materno-infantile constitue un prisme particulièrement fécond pour observer certaines des dynamiques saillantes de la société rajasthanie actuelle.

L’hôpital, « un univers éminemment kafkaïen »

Le fonctionnement de l’hôpital est très compliqué, et rien n’est fait pour faciliter l’expérience qu’en font les patientes. Plusieurs contraintes temporelles s’imposent aux femmes enceintes : elles se voient attribuer un jour précis et ne peuvent venir que ce jour-là ; les services ne sont ouverts que le matin, ce qui les contraint à revenir plusieurs semaines d’affilée. Pour chaque test, il leur faut d’abord trouver la bonne salle – entreprise complexe, l’organisation spatiale de l’hôpital étant très peu lisible et les espaces concernés très dispersés –, puis faire une longue queue désorganisée dans une salle bondée où il fait très chaud et où il n’est guère possible de s’asseoir. Des informations sont placardées au mur, mais les femmes issues de milieux défavorisés, le plus souvent analphabètes, ne peuvent en prendre connaissance.

Femmes faisant la queue en salle de consultation prénatale. Crédits : Clémence Jullien

Quand les patientes sont à portée du médecin, elles lui tendent leur carte prénatale, où sont écrites les informations les concernant. Assailli par les bras tendus autour de lui, tête baissée sur ses dossiers, le médecin enchaîne les patientes sans les regarder, consacrant en moyenne moins d’une minute à chacune, montre en main. Il ou elle limite au maximum les contacts corporels et les interactions verbales avec les patientes. Aux femmes de savoir où poser leur bras pour qu’il prenne leur tension, où s’asseoir sur le lit pour qu’il les ausculte, etc. Si le médecin doit tout de même parler, c’est le plus souvent sous forme de mots-clés prononcés de façon sèche et autoritaire, en employant le tutoiement vulgaire [1].

Les médecins reprochent volontiers aux femmes leur manque de patience et leur ignorance mais, procédant au pas de course, ils n’ont généralement ni le temps ni l’envie de leur fournir des explications ou de répondre à leurs questions. Dans l’ensemble, les patientes n’ont que peu d’informations sur le déroulé de leur grossesse. Quand une patiente se montre réticente à faire tel ou tel test, il arrive que le médecin joue sur ses peurs, en lui disant par exemple : « Si tu ne fais pas l’examen sanguin, le sang de l’enfant se transformera en eau et l’enfant mourra » (p. 152). De telles façons de procéder, qui sont loin d’être systématiques mais ne semblent pas rares non plus, sont jugées plus rapides et plus efficaces que des explications médicales et sont, de fait, encouragées par les conditions de travail difficiles des médecins dans les hôpitaux publics.

L’accouchement, « au paroxysme des conflits »

Le moment de l’accouchement lui-même est entouré de nombreuses craintes, qui n’ont pas seulement à voir avec la souffrance ressentie ou redoutée.

Les femmes ont peur de l’inconnu : elles doivent rester seule dans la salle d’accouchement, aucun membre de la famille n’étant accepté – pas même le père de l’enfant –, et doivent donc parler seule avec le personnel médical, alors que beaucoup n’ont pas l’habitude de sortir sans être accompagnées et d’interagir avec des inconnus.

Les femmes ont également peur de la contagion : la salle d’accouchement est perçu par les patientes comme un lieu particulièrement impur, où sont en outre susceptibles de roder les fantômes de femmes mortes en couche et autres mauvais esprits prêts à faire du mal aux nouveau-nés, contre lesquels les femmes se défendent par différentes pratiques apotropaïques (notamment le fait de poser un couteau près de la tête du bébé).

Salle de repos après l’accouchement. Crédits : Clémence Jullien

Loin de s’employer à rassurer les femmes, le personnel médical affiche le plus souvent de l’indifférence voire de l’exaspération devant l’attitude des patientes. En particulier, les soignants sont vite agacés par les cris de douleur émis par les parturientes, et plus encore par les femmes pauvres, considérées comme particulièrement expressives et incapables de retenue. Pour rendre les patientes plus « coopératives » (p. 202), c’est-à-dire moins bruyantes et plus appliquées à pousser, les médecins sont susceptibles d’utiliser toutes sortes de moyens de pression : adopter une posture d’autorité ; feindre le désinvestissement face aux appels à l’aide ; jouer sur la douleur de la parturiente (en retardant le moment de lui faire une anesthésie) ; mentionner la possible mort de l’enfant (« Si tu ne pousses pas, l’enfant va mourir dans ton ventre », p. 198) ; parler de sa sexualité (« et comment t’as fait pour avoir des rapports avec ton mari ? », p. 204) ; jouer sur l’annonce du sexe de l’enfant (le diagnostic prénatal du sexe est interdit en Inde et les femmes espèrent souvent avoir un fils).

Les tensions intercommunautaires à l’hôpital

L’hôpital apparaît comme un lieu qui condense et révèle les tensions entre hautes castes et basses castes, entre hindous et musulmans, entre classes sociales favorisées et milieux pauvres. Les médecins (le plus souvent hindous, de haute caste et de milieu privilégié) voient d’un mauvais œil les programmes de gratuité mis en place par le gouvernement, jugeant ces politiques démagogiques, uniquement destinées à récolter les votes des pauvres.

En outre, ces médecins ressentent des formes de dégoût pour les personnes défavorisées, de basses castes ou musulmanes. Ce dégoût n’est pas tant lié à la caste et à sa logique d’impureté qu’à la classe sociale (même si caste et classe se superposent souvent) ou à l’appartenance à la communauté musulmane. De même, le dégoût n’est pas suscité par l’accouchement en tant que tel, moment pourtant très polluant selon les conceptions hindoues de la pureté rituelle, mais par des catégories de population jugées intrinsèquement sales. Le dégoût du personnel médical fonctionne comme un marqueur statutaire, investi d’une signification sociale et morale : il distingue des populations propres et bonnes de populations sales et mauvaises.

Outre le dégoût déclenché par la « mauvaise » discipline corporelle des femmes pauvres, c’est plus largement le mode de vie des populations défavorisées qui est moralement condamné par le personnel soignant. En particulier, la forte fécondité des femmes des bidonvilles est jugée responsable de l’explosion démographique et de la pauvreté en Inde, et les médecins considèrent qu’il est de leur devoir, en vue du « bien-être national » (p. 346), de pousser les femmes à se faire stériliser dès que cela semble possible (en pratique, dès qu’elles ont eu un fils). Dans le cas des femmes musulmanes, la critique de leur forte fécondité se fait plus virulente encore. Clémence Jullien explique cette virulence particulière en se référant au « complexe d’infériorité majoritaire » théorisé par C. Jaffrelot (1993), c’est-à-dire au sentiment de vulnérabilité ressenti par la majorité hindoue face à la menace exogène que représenteraient la minorité musulmane et son importance numérique croissante.

La parturiente est une belle-fille

Le personnel médical reproche aussi aux patientes leur manque d’autonomie et leur soumission à leur belle-famille. En particulière, l’influence néfaste et rétrograde de la belle-mère est régulièrement pointée du doigt dans les discours des soignants ou des travailleurs sociaux : les belles-mères « auraient beaucoup de pouvoir » (p. 167), qu’elles utiliseraient de façon autoritaire sur leurs belles-filles, en les contraignant par exemple à multiplier les grossesses contre leur gré en vue d’avoir un maximum de fils. Les belles-mères sont décrites comme un des rouages-clé d’un système familial oppressif, qui prive les femmes de toute autonomie.

Mère et son nouveau-né, près duquel est posé un couteau pour le protéger des mauvais esprits. Crédits : Clémence Jullien

Pourtant, les pratiques de l’hôpital tendent souvent à conforter la dépendance des femmes plutôt qu’à leur ouvrir des voies d’émancipation. Par exemple, alors que ce n’est nullement une obligation légale, l’hôpital réclame systématiquement, en plus de celle de la femme concernée, la signature d’un ou deux membres de sa famille ou de sa belle-famille, son mari ou sa belle-mère le plus souvent. Que ce soit pour décider d’accoucher à l’hôpital, pour récupérer l’enfant après la naissance, pour obtenir un moyen de contraception ou pour se faire stériliser, les femmes doivent donc demander l’autorisation de leurs proches. Comme le dit Clémence Jullien, « l’interaction entre les femmes et le personnel hospitalier est déterminée en grande partie par la place qu’une jeune épouse occupe au sein de sa famille » (p. 148).

Conclusion

Grâce à une description très fine de nombreuses situations individuelles, finement articulées aux dynamiques plus vastes qui traversent la société rajasthanie, Clémence Jullien nous livre un tableau très vivant et très complet des enjeux médicaux, sociaux, politiques et moraux qui entourent la grossesse et l’accouchement dans les milieux pauvres de Jaipur depuis l’arrivée massive de ces populations à l’hôpital. Notons toutefois que, bien qu’il s’efforce de prendre en compte le point de vue de tous les acteurs, l’ouvrage restitue davantage l’expérience des patientes défavorisées et a parfois une saisie trop homogène des différents personnels médicaux.

Malgré ces réserves, l’enquête de Clémence Jullien constitue sans conteste une contribution de grande qualité à l’anthropologie de la santé materno-infantile en Asie du Sud. Elle illustre aussi avec force combien la santé de la reproduction est un prisme de choix pour étudier les rapports sociaux de classe, de caste et de sexe dans l’Inde contemporaine.

Clémence Jullien, Du bidonville à l’hôpital. Nouveaux enjeux de la maternité au Rajasthan, Éditions de la MSH, 2019, 400 p., 27 €.

par Anne Gagnant, le 15 avril 2021

Aller plus loin

• Janet Chawla (dir.), Birth and birth givers. The power behind the shame, New Delhi, Har-Anand Publications, 2006.
• Christophe Jaffrelot, Les nationalistes hindous. Idéologie, implantation et mobilisation des années 1920 aux années 1990, Paris, Presses de la Fondation des sciences politiques, 1993.
• Yannick Jaffré, Jean-Pierre Olivier de Sardan (dir.), Une médecine inhospitalière. Les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala., 2003
• Patricia Jeffery, Roger Jeffery et Andrew Lyon, Labour pains and labour power. Women and childbearing in India, Londres, Zed books, 1989.
• Patricia Jeffery et Roger Jeffery, « ‘Money itself discriminates’ : obstetric emergencies in the time of liberalisation », Contribution to Indian Sociology, 42 (1), p. 59-91.
• Bertrand Lefebvre, « The Indian corporate hospitals : touching middle class lives » dans Christophe Jaffrelot et Peter van der Veer (éds), Patterns of Middle Class consumption in India and China, New Delhi, p. 88-109, 2008.
• « Hospital chains in India : the coming of age ? », Centre Asie Ifri, (coll. « Asie Visions 23 »), 2010.
• Bertrand Lefebvre, Clémence Jullien et Fabien Provost (éds.), L’hôpital en Asie du Sud. Politiques de santé, pratiques de soin, Paris, Collection Puruṣārtha, 2019.
• Sarah Pinto, Where there is no midwife. Birth and loss in rural India, New York, Berghahn Books, 2008.
• Hélène Stork, Enfances indiennes. Étude de psychologie transculturelle et comparée du jeune enfant, Paris, Paidos/Le Centurion, 1986.

Pour citer cet article :

Anne Gagnant, « La bureaucratie contre les mères », La Vie des idées , 15 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-bureaucratie-contre-les-meres

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Notes

[1«    », pronom employé dans des contextes intimes (relations amoureuses, adresses aux dieux notamment) ou pour manquer de respect à quelqu’un. Il existe trois niveaux de proximité dans les pronoms d’adresse en hindi (tū, tum, āp).

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