Contestant les anthropologies de l’égoïsme possessif, Philippe Chanial reprend le paradigme du don pour étayer les logiques de solidarité et relativiser l’emprise de la domination et de l’exploitation.
L’exploitation en question
À propos de : Philippe Chanial, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, Actes Sud
Contestant les anthropologies de l’égoïsme possessif, Philippe Chanial reprend le paradigme du don pour étayer les logiques de solidarité et relativiser l’emprise de la domination et de l’exploitation.
En ces temps tragiques à bien des égards, la lecture du monde social en « clé de don » que propose le dernier ouvrage de P. Chanial peut sembler irénique, voire anachronique. Cette impression est rapidement contredite par la finesse conceptuelle et la portée politique d’une argumentation qui s’attaque directement aux « légitimes inquiétudes et indignations » que suscite le présent. En éclairant « ce qui fait lien » et « ce qui fait sujet », le paradigme du don permet d’appréhender aussi bien l’épuisement des formes solidaires de protection sociale et la question migratoire à l’ère du délit d’hospitalité que les ordres d’interaction raciaux et l’épreuve de la crise écologique. Car un tel paradigme ne fait pas disparaître les cibles classiques de la critique sociale que constituent la violence, la domination et l’exploitation. Il modifie leur statut : ce ne sont plus des forces toujours agissantes, mais des potentialités qui se rejouent dans toute relation sociale, par définition ambivalente. Loin d’être l’accomplissement inéluctable d’un rapport de domination, « l’ordre de la relation » s’épaissit et s’enrichit. Il est traversé par des logiques contraires, entre liberté et obligation, intérêt et générosité, égoïsme et altruisme, sollicitude et violence, réciprocité et pouvoir.
Rédacteur en chef de la Revue du Mauss, qui est au cœur des mouvements anti-utilitaristes en sciences sociales, Philippe Chanial remet en question l’anthropologie philosophique des maîtres penseurs, de Hobbes à Bourdieu, qui lit les conduites humaines à l’aune des rapports de compétition, du calcul des intérêts égoïstes et de la quête de reconnaissance et de distinction. Si cette anthropologie très sombre de la domination a donné lieu à des critiques puissantes du monde social, elle a aussi favorisé une lecture cynique, voire paranoïaque des relations humaines. Afin de contrer la « sociophobie » d’une « critique critique » qui vise uniquement à dévoiler la réalité brutale du monde social, P.Chanial propose une approche « sociophilique », centrée sur une dimension de l’expérience sociale tout aussi ordinaire — sinon plus — que celle de la violence : l’expérience des « dons et des contre-dons » qui relient donateurs et donataires dans un cycle d’échanges qui les fait « tenir ensemble », notamment en établissant ce qu’ils se doivent les uns aux autres.
Le cycle « donner-recevoir-rendre » propre au don peut s’actualiser dans différents contextes relationnels, dans diverses formes de reconnaissance, que ce soit dans le domaine de la justice sociale, de l’écologie, de l’accueil aux migrants, des liens amoureux, ou des relations interraciales. Mais par-delà ses différentes déclinaisons, l’infrastructure relationnelle qui caractérise le don se définit par deux traits constitutifs. D’une part, elle est régie par une structure de réciprocité qui lui permet d’intégrer des groupes ou des personnes dans un jeu ritualisé, potentiellement illimité, d’offres et de réponses, de « défis et de répliques ». D’autre part, elle repose sur le « pari de confiance » du donateur, qui n’a ni certitude, ni garantie quant au contre-don potentiel dont il pourrait bénéficier. Risqué et incertain, le don mise sur un retour et attend une réponse. Or, cette attente est tout à la fois socialisatrice et pacificatrice : en intégrant les donateurs et donataires dans le lien bilatéral et irrévocable de l’échange, elle éloigne l’horizon de la guerre et transforme les ennemis en alliés. Comme l’avaient souligné Alain Caillé et Jacques Godbout, à l’opposé de l’échange marchand, qui met « le lien au service du bien » matériel que l’acteur-stratège vise à acheter ou à vendre, le don met « le bien au service du lien » social qu’il crée, entretient et symbolise (p.25).
À la puissance de socialisation du don se rajoute sa puissance de subjectivation : en attendant d’autrui, aussi démuni ou vulnérable soit-il, une réponse, il le reconnaît comme un sujet, digne de participer en tant que tel à la vie sociale. À la fois source de socialisation et de subjectivation, la structure de réciprocité que déploie le don est donc une ressource normative clé. Elle permet d’évaluer la portée subjectivante des relations de care, de grâce ou de sollicitude qui donnent aux sujets la possibilité d’affirmer leur singularité et permet, à l’inverse, de critiquer la portée réifiante des rapports de prédation, de domination ou d’instrumentalisation qui transforment les personnes en des objets sans valeur propre. Mais cette puissance critique en « clé de don » n’est pas une posture en surplomb, à laquelle seules certaines personnes particulièrement éclairées auraient accès. Nos généreuses réciprocités ne sont pas des idéaux normatifs perdus dans le ciel des idées ; elles sont ancrées dans le sol sensible et tangible de nos expériences ordinaires. C’est donc une posture réaliste et non pas idéaliste que le paradigme du don met en œuvre : le réalisme, dit P.Chanial, n’est pas seulement du côté de la noirceur du monde et d’une « réalité inacceptable » ; il consiste aussi à rendre justice à la réalité ténue d’une promesse que contient déjà, à titre de virtualité, ce qui est.
Cette posture réaliste se double, toutefois, d’une posture normative et critique qui vise à rendre nos sociétés « plus généreuses, plus réciprocitaires, plus égalitaires » en intensifiant les forces morales déjà présentes en elles. En retraçant inlassablement, dans la chair sensible du monde social, ce qui déborde et résiste à la domination, le sociophile dégage un point de vue critique qui est immanent aux pratiques et aux relations humaines. Un tel point de vue tente de pallier l’hypermétropie à laquelle nous condamnent les « lunettes du pouvoir et de l’intérêt » : « elles nous rendent incapables de voir nettement ce qui se trouve sous notre nez », en l’occurrence le « travail minutieux, et autrement invisible, par lequel nous nouons les fils et tissons la trame de notre monde commun. » (p.8). Véritable « contre-Hobbes sociologique », l’anthropologie « lumineuse » que « les lunettes du don » permettent d’éclairer rend ainsi justice à « l’appât du lien » et à la force des « générosités réciproques », trop souvent occultées par « l’appât du gain » et la lutte pour le pouvoir.
C’est la normativité immanente de la relation de don que nombre d’approches sociologiques et philosophiques laissent de côté. Ainsi, les approches focalisées sur l’interdépendance et l’impersonnalité des rapports sociaux court-circuitent ou négligent le pouvoir d’attachement, de déplacement et de subversion des relations sociales de réciprocité. De même, « le relationnisme » de Latour ou d’Emirbayer réduit la relation sociale à une pure mise en contact, un simple « entre » qui refuse toute consistance aux termes qu’elle relie. Dans un cas comme dans l’autre, les individus ne sont plus que des « effets de relations », que ce soient des rapports de force ou des liens d’association. Or, dit P. Chanial, la relation ne peut être réduite à une instance « normativement amorphe » et « politiquement vide » ; elle doit retrouver son épaisseur phénoménologique, sa portée descriptive et son tranchant normatif, tout comme, d’ailleurs, les sujets qu’elle relie.
Constamment menacé par les interdépendances objectivantes qui cherchent à l’entraver, « l’ordre de la relation » esquive et déborde en partie « l’ordre de l’institution ». Il soulève ainsi « un double enjeu normatif et critique » : un enjeu « défensif », car il déploie « un espace de résistance face aux arrangements institutionnels » ; un enjeu « offensif », car il montre que « les principes moraux peuvent contribuer à transformer les mondes institutionnels » (p.180). Au prisme de ce double enjeu, nos généreuses réciprocités deviennent ouvertement politiques. Délaissant le slogan tristement victimaire du « tout est domination » de la « critique critique » qui écrase toute subjectivité et désamorce tout espoir d’un a-venir, elles retrouvent les forces vives d’un « tout est politique » qui donne prise à la contestation individuelle et au soulèvement collectif.
Entre ombres et lumières, les lumières du don ne sont pas aveuglantes : elles sont « tamisées », car elles redonnent aux relations leur complexité et leur richesse, mais aussi leur tension et leur ambivalence. En effet, la face obscure et la face lumineuse des relations de don restent indissociablement liées, l’une restant une potentialité de l’autre. « Le don n’est pas vierge de tout intérêt, de toute forme de domination, ou même de violence. Au contraire, il les contient, au double sens du terme, en un mélange toujours fragile » (p. 9). Contenir prend ici le double sens d’encapsuler la violence et de lui conférer une forme, une contenance, qui la circonscrit et empêche son expansion vorace.
Au prisme du don, la relation à autrui est vulnérable : la générosité peut se retourner en violence et la réciprocité en pouvoir. Parmi les nombreuses ambivalences du don, il y a bien sûr le double sens ancien du gift, à la fois cadeau et poison. Le don signifie la vie, l’alliance, mais aussi la mort, la violence. Il est empoisonné lorsqu’il amplifie l’asymétrie entre le donateur et donataire au point de devenir une relation de domination, comme le colonialisme qui se prétendait « un discours de care ». Pour P. Chanial, le sym-bolon qui unit ou rassemble comporte donc toujours en creux son contraire, le dia-bolon qui divise ou sépare. En effet, dans l’Antiquité, en Grèce ou en Rome antique, la symbolisation d’un engagement ou d’un pacte nécessitait de briser en deux un objet, souvent une bague ou une poterie. Chaque partenaire détenant « sa moitié », le rassemblement des deux moitiés pouvait témoigner, à tout moment, de l’effectivité de l’accord. À ce travail unificateur du symbolique s’oppose le travail diabolique de division et de désordre.
Ce sont ces forces contraires qui organisent la boussole du don que propose P. Chanial — une boussole dont les quatre points cardinaux relient quatre registres relationnels : le registre de la générosité (don, sollicitude et grâce), le registre de la réciprocité (échange social et échange utilitaire), le registre du pouvoir (domination et autorité) et le registre de la violence (vengeance, prédation et exploitation). Alors que le côté lumineux des régimes symboliques sous-tend le cycle vertueux du « donner-recevoir-rendre », le « côté obscur » des régimes diaboliques favorise le cercle vicieux du « prendre-refuser-garder », qui comprend « le régime de la domination », porteur d’une asymétrie sans retour, « le régime de l’échange utilitaire », animé par une norme d’efficience ou d’efficacité et enfin « le régime de la vengeance », qui consiste à « prendre ce qui a été pris ». Mais les frontières ici tracées sont poreuses. La « boussole du don » vise avant tout à appréhender les mouvements et glissements possibles entre ses différents pôles : la sollicitude peut basculer en domination, la vengeance en prédation, l’échange utilitaire en exploitation ; ou, à l’inverse, la vengeance peut faire place au pardon ou à l’échange utilitaire.
En nous invitant à cheminer à la « lumière tamisée » du don, Philippe Chanial nous encourage à explorer de nouveaux « chemins d’émancipation » (p. 9). C’est finalement un renversement gestaltique qu’il nous propose, un changement de regard et de perspective. Mais comme dans la célèbre figure du « canard/lapin », le « canard » ne fait pas disparaître ontologiquement le « lapin » ; il le réduit à une potentialité perceptuelle. De même, les « lunettes du don » réduisent le dia-bolique à une potentialité morale et politique dont il faut se prémunir en prenant soin des liens de réciprocité qui tissent la trame de notre monde commun.
Dans un monde littéralement déboussolé, retrouver les ressources normatives endogènes d’un universel anthropologique, en l’occurrence la relation de don, paraît aussi urgent que nécessaire. Il me semble, toutefois, que cette relation élémentaire oscille entre deux types d’interprétation. La première interprétation rapporte le don à une « intersubjectivité authentique », encore amplifiée par la posture psychologique, l’attitude subjective qui est celle de la générosité. La deuxième interprétation fait du don le mélange étroit de droits et de devoirs symétriques et contraires dont parle Mauss.
En insistant sur nos généreuses réciprocités, P. Chanial tend à favoriser la première interprétation. Pourtant, comme le montre d’ailleurs sa boussole du don, l’intersubjectivité et la générosité ne sont pas constitutives de la relation de don ; elles en sont une des déclinaisons possibles. Alors que la générosité est toujours une déclinaison de la réciprocité, l’inverse n’est pas vrai : il existe des formes de réciprocité sans générosité. Autrement dit, si la réciprocité est bien l’armature, l’arché fondamentale qui permet au social de prendre corps, la réciprocité généreuse implique un geste moral, une posture affective supplémentaires. Se pose alors une question théorique ou empirique délicate : qui décide où s’arrête la générosité et commence la simple réciprocité ? Où s’arrête l’alliance et commence la reconnaissance ?
Tout comme il est possible de dissocier la réciprocité et la générosité, il est également possible de dissocier le social et le moral. En effet, de nombreux engagements mutuels, qui ne sont ni moraux, ni égalitaires, suffisent à nous « attacher durablement les uns aux autres et nous reconnaître réciproquement comme sujets » (p. 28). Bien que ce type d’engagement n’ait pas encore la force de subjectivation et de reconnaissance de la moralité, il suffit à créer un entre-deux relationnel qui ne renvoie ni aux rapports structuraux sans sujets de l’ordre de l’institution, ni aux sujets sans structure de la relation intersubjective. Un tel entre-deux relationnel inscrit les individus dans une alternance de charges et de privilèges, de dettes et d’obligations dont ils sont mutuellement les obligés. Sociale mais pas morale, du moins pas encore, cette alternance suffit néanmoins à créer la place d’un sujet potentiel, d’un sujet en pointillé, que P. Chanial nous invite si bien à explorer.
par , le 2 avril
Laurence Kaufmann, « La boussole du don », La Vie des idées , 2 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-boussole-du-don
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