Le monde chrétien affiche une indifférence égalitaire à la différence des sexes, mais il est en réalité très inégalitaire avec les femmes. Dieu le père a remplacé l’imaginaire païen de la terre-mère, qui vante la commune appartenance à Gaïa.
À propos de : Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, Les Empêcheurs de penser en rond
Le monde chrétien affiche une indifférence égalitaire à la différence des sexes, mais il est en réalité très inégalitaire avec les femmes. Dieu le père a remplacé l’imaginaire païen de la terre-mère, qui vante la commune appartenance à Gaïa.
Le livre d’Émilie Hache, consacré à la question De la génération, se présente comme une « enquête sur sa disparition et son remplacement par la production ». Cette génération, elle l’analyse à travers les mythes et les cosmologies qui sous-tendent nos pratiques et nos rapports au monde. C’est que la génération ne concerne pas uniquement la reproduction, au sens restreint de l’engendrement des enfants : elle englobe la régénération du monde dans lequel on vit, elle embrasse « aussi bien la perpétuation des êtres humains que celles du clan, celle des relations avec les ancêtres comme les autres vivants avec lesquels on vit » (p. 203).
En dehors de l’espace culturel chrétien et de son héritage moderne, les mythes et les cosmologies donnent à voir cette insertion de l’humain dans la grande chaîne d’interdépendance des êtres vivants et dans la régénération perpétuelle du monde, qui sont le plus souvent placées sous le sceau de puissances tutélaires féminines. Émilie Hache consacre ainsi une analyse détaillée au rituel grec des Thesmophories, lors duquel, dans l’Athènes antique, les femmes célébraient en Déméter « la sexualité et la fertilité féminine, source de toute vie et de toute richesse » (p. 45). Dans la perspective de l’éco-féminisme qu’elle a grandement contribué à faire connaître en France [1], elle place au cœur de son propos ce lien historiquement construit entre les femmes et la nature pour en souligner, d’un côté, sa force et sa valeur critique à l’encontre du patriarcat, mais aussi, de l’autre, son ambivalence et le caractère problématique qui consiste à assigner aux seules femmes la génération et le lien avec la nature.
L’un des passages les plus intéressants du livre d’Émilie Hache se situe au moment où elle montre que l’imaginaire de la terre-mère, sur lequel avait notamment insisté Carolyn Merchant à partir sources latines [2], doit lui-même être compris à partir de mythes chtoniens plus originaires dans lesquels « la terre est génitrice de toute l’humanité » (p. 62). Revenant sur les mythes d’autochtonie patriarcaux de la Grèce ancienne, selon lesquels seuls les individus masculins sont nés de la terre, É. Hache retrouve dans le mythe de Deucalion et Pyrrha la trace d’une genèse chtonienne non patriarcale, dans laquelle « nous sommes ici tou te s né e s de la terre, les femmes autant que les hommes » (p. 59). Elle montre alors que l’assimilation dévalorisante des femmes à la nature vient de l’attribution restrictive à une moitié de l’humanité du lien à la terre. Le lien entre les femmes et la nature n’est par conséquent pas compris de manière essentialiste, il apparaît bien plutôt comme le résultat ambivalent, et historiquement construit, d’un lien à la terre qui concernait à l’origine tous les sexes, mais dont les hommes se sont retirés et exclus dans les conditions du patriarcat :
L’articulation dévalorisante et mortifère entre les femmes et la nature dont nous héritons recouvre une analogie puissante avec la terre(-mère), qui porte elle-même en son sein notre lien de génération à la terre oublié. Se nommer aujourd’hui terrestres exprime ce lien ; il affirme ce sentiment d’appartenance, vivants parmi les vivants terrestres (p. 63).
Cette cosmologie des terrestres n’est pas propre à la Grèce antique, où elle apparaît d’ailleurs contrebalancée par une société misogyne qui a largement oublié son origine chtonienne. On la retrouve par exemple dans les mythes de création des natifs nord-américains (p. 61), ou encore dans les rituels funéraires des sociétés qu’Émilie Hache qualifie de matriarcales (au sens de « sociétés égalitaires non patriarcales », p. 278). Ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage que de parvenir à éviter une opposition simpliste entre ces cosmologies et la rationalité occidentale des Modernes. Le muthos ne s’oppose pas ici au logos, il n’est qu’une autre manière d’exprimer la vérité essentielle d’une commune appartenance à la terre. Les sciences de l’écologie et l’hypothèse Gaïa ne font finalement qu’exprimer, sous une forme rationalisée, ce que des mythes nous apprennent à leur façon :
Ces mythes de création nous mettent en contact avec la terre sous un mode que les sciences éco-, géo-, bio- ou encore climatologiques qui s’attachent aujourd’hui à décrire Gaïa sont en train de redécouvrir et d’instaurer (p. 66).
C’est pourtant cette vérité essentielle d’une commune appartenance à la terre qui s’est perdue dans la modernité et dans le développement des sociétés industrielles. Si Émilie Hache parle davantage de « société industrielle » que de « capitalisme », la raison en est qu’elle s’intéresse moins à l’accumulation capitalistique de la valeur et du profit qu’à l’impératif économique de la production et à son corollaire : la reproduction exclusivement assignée aux femmes. Dans une perspective généalogique, elle entreprend de retrouver les racines chrétiennes de l’imaginaire productif dans lequel nous vivons. De la génération entend montrer que c’est dans le motif chrétien de la création que s’origine la conception moderne de la production. L’« immense bouleversement cosmologique » (p. 99) qu’introduit le christianisme se situe dans l’idée d’une création ex nihilo par laquelle Dieu produit le monde et se reproduit lui-même à travers son fils, Jésus. La figure masculine du créateur tout-puissant se substitue à celle, féminine, du tissu enchevêtré des vivants. Les liens naturels de l’engendrement se défont, la chair et la sexualité sont dévalorisées, le salut se situe désormais dans l’au-delà et il devient par conséquent possible d’être indifférent au monde que l’on habite. Approfondissant dans une perspective écoféministe la thèse de Lynn White sur les racines chrétiennes de la crise écologique [3], Émilie Hache montre ainsi comment la figure d’un Dieu masculin qui prétend engendrer toute chose à partir de lui-même, en se passant de toute relation avec le féminin et avec une nature qui lui préexisterait, a joué un rôle décisif dans l’émergence d’une vision du monde à la fois patriarcale et anti-écologique.
L’ouvrage cherche alors à prendre au sérieux cette représentation de Dieu le Père en dévoilant la transformation cosmologique du « système de parenté » (p. 122) qui est à l’œuvre dans cette conception chrétienne. Reprenant les thèses d’Ivan Illich [4], É. Hache explique que nous sommes passés de sociétés genrées vernaculaires – caractérisées par une forte division sexuelle du travail entre hommes et femmes, mais laissant la place à la complémentarité entre les sexes – à un « monde unisexe sexiste » (p. 126) qui affiche en principe une indifférence égalitaire à la différence des sexes, mais qui, dans les faits, se montre d’autant plus inégalitaire envers les femmes. Le christianisme constitue un moment fort dans ce passage puisqu’il repose sur l’égalité de tous devant Dieu : « Du point de vue de Dieu, il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni homme libre ni esclave, ni homme ni femme, mais des fils (et des filles) de Dieu » (p. 135). De la génération soutient que loin de constituer un progrès, cette égalité unisexe a permis de rompre avec la centralité du féminin dans les systèmes de parenté cosmologiques préchrétiens. Dans le christianisme, nous sommes tous les enfants d’un Dieu masculin, mais c’est l’attachement symbolique à la terre-(mère) qui disparaît alors. C’est en ce sens que la question du système chrétien de parenté, posée à un niveau cosmologique, constitue un facteur essentiel dans le développement d’une vision du monde indifférente aux terrestres.
S’il n’est pas aisé de reconstruire en quelques lignes comment De la génération fait le lien entre le thème chrétien de la création et le primat moderne de la production, on peut néanmoins mentionner que les physiocrates jouent un rôle déterminant dans cette histoire. Les physiocrates, en particulier Quesnay, déplacent l’économie divine de la nature, qui renvoyait à l’ordre du monde voulu et entretenu par Dieu, à l’économie comprise comme science de la production. Le motif chrétien de la création passe alors dans une vision productiviste du monde qui vise l’abondance et qui est tout aussi aveugle que le Dieu chrétien aux liens régénératifs qui lient entre eux les vivants :
Les physiocrates qualifient le mode de venue à l’être des graines de production d’abord dans son sens théologique, c’est-à-dire en tant qu’elles sont créées, autrement dit, détachées de toute réflexion générative – de toute préoccupation de temps et de lieux à l’égard des relations de cette plante avec les autres vivants qui l’entourent, de sa place dans le renouvellement du monde, des attachements, voire des engagements que nous pouvons avoir à son égard (p. 171).
Émilie Hache se réfère alors à Dusan Kazic [5] et à Bruno Latour [6] pour proposer « des manières non économiques d’habiter la terre » et « de nouvelles manières non productives de l’habiter » (p. 274). L’ambition de l’ouvrage n’est alors rien de moins que de rompre avec la conception chrétienne de la création qui s’est sécularisée dans le productivisme des sociétés industrielles modernes. Pour ce faire, le livre situe la question sur le terrain de la spiritualité, des mythes et des systèmes cosmologiques de parenté. Il faudrait ainsi inventer de nouvelles divinités qui nous permettent de retrouver nos liens de parenté avec tous les vivants, humains et non humains, et de rompre ainsi avec le productivisme économique et la cosmologie créationniste qui le fonde :
Nous avons autant besoin de ces nouveaux dieux pouvant aider à restaurer des masculinités non patriarcales que de divinités féminines elles aussi renouvelées. Leurs figures théologiques sont encore à instaurer, mais elles sont déjà là, dans des modes culturels plus que cultuels. Abandonner une culture qui, depuis plus de trois siècles, célèbre les hommes par des hommes et pour des hommes, au profit d’une culture écotransféministe, passe par l’institution d’un nouveau panthéon, au sens propre comme un sens figuré (p. 267-268).
De la génération appelle en creux un autre travail qui viendrait en compléter le projet. En effet, si l’ouvrage ne cesse de souligner les ambivalences dans les sociétés non chrétiennes et vernaculaires, en rappelant qu’elles sont patriarcales et qu’elles recèlent une tension entre la valorisation du féminin et l’inégalité qui touche les femmes, il n’insiste pas sur les ambivalences à l’intérieur même du christianisme et de la modernité. Ne court-on pas alors le risque de réduire à l’Un des traditions qui sont pourtant complexes, plurielles et divisées ? En se donnant pour tâche de « reconstruire des relations cosmologiques par-delà nos mythes créationnistes chrétien et galiléen » (p. 64), Émilie Hache se donne parfois un adversaire trop monolithique, insuffisamment bigarré.
D’un point de vue écoféministe, par exemple, Rosemary Radford Ruether n’a cessé d’explorer la tradition chrétienne pour y chercher les traces de contre-discours qui ne sont ni écocidaires, ni patriarcaux [7]. Elle a cherché à mettre en évidence les contre-tendances inhérentes au christianisme. Ces contre-tendances existent aussi dans la modernité, comme on peut facilement le voir à travers l’analyse de deux concepts : celui de nature et celui de production. Pour la nature, peut-on réellement considérer que, dans la modernité, elle se réduit à « un monde vivant désanimé, objectivé, commensurable et exploitable à l’infini » (p. 24) ? Émilie Hache reprend ici les analyses de Philippe Descola et de Bruno Latour sur la révolution mécaniste du XVIIe siècle qui aurait réduit l’ensemble de la « nature » à une matière passive, dépourvue de toute vie, séparée des affaires humaines et renvoyée à un Grand Dehors indifférencié qui ne nous concerne pas – si ce n’est pour nous l’approprier sous forme de ressources [8]. Il y a pourtant bien d’autres conceptions de la nature dans la modernité. Carolyn Merchant, dans La mort de la nature, met en avant le vitalisme d’Anne Conway ainsi que la critique leibnizienne du mécanisme, et elle mentionne de nombreux courants alternatifs : « la réaction romantique aux Lumières, le transcendantalisme américain, les idées des Naturphilosophen allemands, les premiers travaux philosophiques de Karl Marx, les vitalistes du XIXe siècle, et l’œuvre de Wilhelm Reich [9] ».
La même démarche vaut pour le concept de production. Peut-on la caractériser uniquement comme « un mode de venue à l’être tout à fait inédit, littéralement sans engendrement, unisexe(-masculin), détaché de toute contrainte et responsabilité à l’égard de la perpétuation de ce monde, ayant pour seul objet sa multiplication indéfinie » (p. 171-172) ? Pour le Marx des Manuscrits de 1844, par exemple, la production ne renvoie pas à l’idée d’un créateur tout-puissant détaché des liens d’interdépendance avec le monde [10] : elle s’inscrit dans une ontologie naturaliste de l’engendrement selon laquelle « tout ce qui est naturel doit être engendré [11] ». La productivité de la nature elle-même sous-tend ainsi l’activité productrice de l’être humain chez le jeune Marx, qui hérite vraisemblablement ici de la philosophie de la nature de Schelling, de la reprise naturaliste de Hegel par Feuerbach, ainsi que des romantiques et de Goethe – lequel condamnait « les esprits affranchis de tout lien [12] » qui croient que la culture peut s’émanciper de son rapport à la nature.
C’est dire que la modernité est, tout autant que le christianisme, un champ de bataille où s’affrontent différentes conceptions (du monde, de la nature, de la production, de la création, de la parenté, de la vie, de la divinité…). La ligne de démarcation ne passe pas uniquement entre un bloc « christianisme-modernité » et ses autres : elle passe aussi à l’intérieur même de la tradition chrétienne et de la modernité sécularisée. On comprend alors tout l’intérêt qu’il y aurait à prolonger le projet d’Émilie Hache en situant la tension à l’intérieur, et non à l’extérieur, de la tradition qu’elle critique à juste titre : c’est la possibilité même d’une critique immanente de ce que nous sommes, des grandes catégories avec lesquelles nous pensons et percevons le monde, qui est en jeu.
par , le 18 mars
Jean-Baptiste Vuillerod, « La Terre-Mère contre Dieu le Père », La Vie des idées , 18 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/La-Terre-Mere-contre-Dieu-le-Pere
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[1] Voir É. Hache (dir.), Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2016.
[2] C. Merchant, La mort de la nature (1980), tr. fr. M. Lauwers, Marseille, Wildproject, 2021.
[3] L. White, « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, n° 155, 1967, p. 1203-1207.
[4] I. Illich, Le Genre vernaculaire, Paris, Seuil, 1983.
[5] D. Kazic, Quand les plantes n’en font qu’à leur tête. Concevoir un monde sans production ni économie, Paris, La Découverte, 2022.
[6] B. Latour, « Imaginez les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020.
[7] R. R. Ruether, Womanguides. Readings Toward a Feminist Theology, Boston, Beacon Press, 1985 ; Goddesses and the Divine Feminine, Berkeley, University of California Press, 2005.
[8] B. Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999 ; P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[9] C. Merchant, La mort de la nature, op. cit., p. 417.
[10] P. Guillibert et F. Monferrand, « Camarade Latour ? », Terrestres, 18 juillet 2022.
[11] K. Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, tr. fr. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 167.
[12] J. W. von Goethe, « Nature et art », in Poésies 2, tr. fr. R. Ayrault, Paris, Aubier, 1982. p. 497.