Recensé : Michaël Fœssel, Le Temps de la consolation, Seuil, 2015, 378 p., 21 €.
La philosophie antique pouvait si bien se présenter comme une consolation que ce mot désignait un genre philosophique à part entière [1]. Partant du constat de la disparition de ce genre, M. Fœssel montre que la philosophie moderne renonce à son pouvoir consolant. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne se rapporte plus essentiellement, quoique d’une autre façon, à la consolation. Ce sont les causes de ce renoncement et ses conséquences pour une compréhension moderne de la consolation qu’interroge Le Temps de la consolation.
« La douleur qui s’énonce comme la dure parole que Dieu est mort [2] »
Si la consolation intéresse toujours la philosophie moderne, c’est d’abord parce que pèse sur elle un soupçon. Dans ses mauvais usages, elle peut fonctionner comme un anesthésique qui, en déplaçant notre chagrin vers des objets compensatoires imaginaires, nous détourne de la douleur d’une perte ou d’une séparation pour nous rendre notre vie mensongèrement supportable. Ce « divertissement » nous installe dans une duplicité qui neutralise les effets potentiellement subversifs de la souffrance sociale ou du chagrin et dépolitise. Si, au moins depuis Marx ce soupçon porte sur la religion (« l’opium du peuple »), il s’applique également aux rhétoriques contemporaines de la thérapie, qu’il s’agisse des injonctions d’un certain discours psychologique à faire preuve de « résilience » face au chagrin (« faire son travail de deuil »), ou encore d’une marchandisation de la philosophie, dans un magasin de sagesses spirituelles à l’usage d’un consommateur en mal de sens. Ces pseudo-thérapies expriment bien des logiques d’assujettissement qui, au lieu de faire droit à l’expérience de la désolation, comme ce qui peut nous affecter jusque dans la profondeur intime de qui nous sommes et engage par là notre liberté, l’interprètent comme la perturbation passagère d’un état normal auquel il s’agit toujours pour le patient un temps chagrin de vite revenir.
Le livre rend ainsi justice à la suspicion des modernes à l’égard de la consolation en donnant voix à Pascal, Marx, Heidegger ou Foucault, mais il prend à chaque fois soin d’examiner si ces critiques condamnent effectivement toute forme de consolation. Car, si la philosophie moderne ne parvenait pas à faire droit de façon critique à un concept de consolation qui échappe à cette logique de duplicité et de fausse conscience, alors, face à l’expérience de la séparation sous ses différentes formes, nous serions enferrés selon l’auteur dans une alternative entre deux figures plus problématiques encore : la première serait la mélancolie de l’inconsolable. Toute consolation est interprétée par lui comme une dépossession de ce chagrin qui l’attache encore à l’objet perdu, et donc à l’être qu’il fut. Mais par là il se ferme à tout avenir. À cette première figure s’oppose celle d’une réconciliation. Il faut en distinguer deux espèces : la restauration (qui suppose l’identité originelle connue et nie l’irréversibilité de la perte) ; le dépassement (une nouvelle identité permet de nier la négation de la perte, mais ce faisant la conscience de notre finitude est obérée). Face à l’alternative entre la mélancolie de l’inconsolable et la promesse suspecte d’une réconciliation, il importe selon M. Fœssel d’inscrire notre horizon politique dans ce qu’il nomme le « temps de la consolation ». C’est l’enjeu d’une « politique de la consolation ».
Anthropologie de la consolation
Selon M. Fœssel, la rupture moderne qui marque l’abandon de la consolation comme genre philosophique n’interdit pas à la philosophie de considérer la consolation comme un phénomène anthropologique universel. Il est possible en ce sens d’en dégager une « grammaire ». La consolation se caractériserait toujours par un objet et une méthode.
Cet objet (M. Fœssel le montre dans de belles réflexions sur les larmes de saint Augustin) ne consiste pas tant à ôter son chagrin à l’être qu’on console qu’à suppléer à son sentiment de séparation et de perte en l’ouvrant, par des gestes, des mots, des attentions, à un sentiment de communauté. Il s’agit donc d’opérer un déplacement, une transition. Pour employer le langage de Rousseau, un réconfort débute lorsque supplée au resserrement du sentiment de l’existence dans la désolation (la violence et la solitude incommunicables qui caractérisent initialement l’expérience de la perte), la douceur expansive d’un sentiment d’existence commune. La souffrance de la perte n’est par là ni abolie, ni relativisée, et la séparation non plus oubliée, mais suppléée : son interprétation est déplacée dans le temps où s’ouvre cette communauté d’existence.
L’objet de la consolation est indissociable d’une méthode qu’on peut aussi bien caractériser par une figure de rhétorique : la métaphore (M. Fœssel doit beaucoup ici à Ricœur et Derrida) : « Par le déplacement du sens littéral, elle forge un sens figuré qui, en renommant la chose, permet de l’expérimenter de manière nouvelle » (74). La rhétorique de la consolation est métaphorique parce que le sens littéral échoue, face à la séparation et la désolation, à produire l’effet de « supplément », c’est-à-dire à déplacer la perception du malheureux de la violence incommunicable de sa perte vers la perception d’une communauté présente dans la séparation. Face à la désolation de la perte d’un être cher, la parole consolatrice déplacera par exemple le sens littéral (la mort comme séparation absolue) vers un sens métaphorique qui réinscrit la vie du disparu dans la communauté des vivants et lui fait place dans la communion du genre humain : le disparu « repose en paix » quand bien même cette métaphore ne relève pas d’un savoir. Ainsi, « meurtri par la mort de son amant tué par les Allemands lors de la Libération de Paris, Genet raconte comment à sa grande surprise, la solennité de l’enterrement lui apporte un peu de réconfort. » La parole du prêtre, c’est-à-dire aussi la voix de la société, a beau être « aux antipodes de l’écrivain vagabond, voleur et pédéraste […], Genet éprouve une irrépressible ‘amitié’ pour ce curé ‘qui permettait à Jean de [le] quitter avec les regrets du monde entier’ » (113).
Mais l’entrée de Jean dans la communauté métaphorique à laquelle ouvre la parole du prêtre suppose un mensonge sur sa vie que Genet vit bientôt avec révolte comme une trahison. Ainsi si le « déplacement » de la consolation suppose la substitution d’un sens figuré au sens littéral, la consolation n’opère et ne dure qu’à la condition qu’un savoir ne révèle pas un mensonge dans l’illusion.
Rupture moderne
La philosophie antique pouvait se présenter comme consolation sans craindre qu’un savoir ne dévoile un mensonge de son discours figuratif, parce que le « déplacement » qu’il s’agissait d’opérer était lui-même un mouvement vers ce savoir que le platonisme, le stoïcisme et l’aristotélisme reconnaissaient comme « béatitude parfaite et souveraine [3] », vie intellective, divine et immortelle. La philosophie pouvait ainsi se représenter à l’âme qui éprouve la séparation comme une remémoration du lieu propre dont, dans son union avec le corps, l’âme s’est exilée, c’est-à-dire la pure vie intellective. La puissance de cet idéal produit spontanément en l’âme du philosophe une opinion [4] consolante qui déplace le sens de la mort comme séparation, pour la figurer comme le lieu de cette pleine manifestation de la vérité qui demeure inaccessible tant que l’âme demeure aliénée dans le corps. La vie philosophique consistera ainsi à préparer ce retour de l’âme à cette immortalité de la pure pensée, c’est-à-dire à « s’exercer à mourir ». Il s’agit bien seulement d’une opinion, d’un espoir consolant, et non d’un savoir du philosophe [5], mais d’une opinion immanente à la pratique de la philosophie. Certes toute la philosophie antique, loin s’en faut, ne faisait pas (comme le platonisme ou le stoïcisme) de la réminiscence une métaphore du savoir. L’objection est cependant mineure, car l’argument de M. Fœssel n’est pas ici de montrer que le genre de la consolation était propre à toute la philosophique antique, mais seulement de montrer pourquoi ce genre qui était possible dans l’Antiquité ne l’est plus à l’époque moderne.
Le renoncement de la philosophie moderne à son pouvoir consolateur tiendrait alors pour l’essentiel à une crise de ce paradigme du savoir. L’objectivité de la science moderne ne se pensant plus sur le modèle de la connaissance intellective, la raison des modernes ne serait plus puissance de disposer l’âme au bien, et partant aussi, suivant l’analogie du gouvernement de l’âme et de la Cité, puissance de gouvernement de la communauté politique. Le dévoilement de la vérité par la connaissance objective des modernes ne produit plus d’opinion naturellement consolante pour l’âme, et le registre métaphorique de la réminiscence, qui était celui de la consolation philosophique ancienne, ne peut plus figurer convenablement la manière dont l’expérience de la connaissance affecte l’âme. Le modèle moderne de la connaissance objective des phénomènes consolerait peu, sinon pas, l’homme du malheur de sa condition : « le sujet transcendantal dont part la philosophie moderne est devenu trop critique pour être consolé » (167).
Dans ces conditions, non seulement la philosophie moderne ne console plus par elle-même, mais elle interroge aussi constamment de manière critique l’expédient métaphorique d’une consolation qui n’émanerait plus du savoir. Le soupçon pèse ainsi sur toute consolation dont le réconfort n’opère qu’au prix du « divertissement » d’une vérité objective à laquelle nous n’arrivons pas à faire face. Cette formulation pourrait laisser croire que Pascal est l’exemple parfait de ce soupçon moderne (p. 115-122). De manière originale (mais fort discutable [6]), M. Fœssel rejette pourtant cette apparence, car Pascal ne soupçonne pas tant que toute consolation humaine (hors de la foi) soit « divertissement » qu’il ne l’affirme. Or s’il l’affirme, c’est parce que, la misère de l’homme donnant à reconnaître les signes de sa grandeur passée, il suppose déjà « connu l’état depuis lequel l’homme a chuté » (121). Il met en fait « au service du christianisme l’enseignement de Socrate sur la réminiscence : la vérité ou le bonheur dont je crois manquer, je les ai seulement oubliés » (129). Le défaut de la critique pascalienne de toute consolation humaine (hors de la foi) comme « divertissement » ne serait pas ainsi d’être trop, mais pas assez moderne, car elle s’appuierait sur un savoir de ce qui nous manque (Dieu dont nous nous sommes séparés) qui échappe en fait à la connaissance objective.
On voit de quelle manière se dégage ici le motif d’une critique philosophique moderne de la consolation, selon M. Fœssel. Cette critique fait en quelque sorte place au point de vue de Pascal dans les Pensées, mais refuse d’interpréter le sentiment de séparation et d’absence dont il nous faut nous consoler à l’aune d’un savoir ou d’un ressouvenir de l’unité ou de la présence que nous avons perdue. De fait, insiste M. Fœssel, le paradigme moderne du savoir se caractérise par une certaine suspicion à l’égard de la mémoire : car lorsque pour nous expliquer notre situation présente, nous en recherchons les causes dans notre passé, nous tendons naturellement à relire ce passé à la lumière de notre présent, comme si ce dernier s’y annonçait : « La consolation antique par le souvenir reposait sur la conviction que le passé est à l’abri des malédictions du présent. Adorno soutient à l’inverse que les souvenirs sont inévitablement contaminés par la détresse actuelle » (161). Partant, comment nous consoler par la réminiscence de ce que nous avons perdu, si cette mémoire même est suspecte de falsifier la connaissance de ce dont nous nous sentons séparés ?
Pour préciser en quoi pourrait consister cette « consolation des modernes » qui rompt avec le schème de la réminiscence, M. Fœssel propose deux exemples : l’idée du progrès chez Kant (186-196), et la théorie artificielle de la représentation politique chez Hobbes (196-207). Nous ne pourrons ici nous arrêter que sur le second, qui nous semble moins attendu mais aussi plus problématique.
Une consolation consiste en un déplacement, par une rhétorique figurative, d’un état marqué par la solitude, la violence et la non-communication vers un état où un sentiment de communauté supplée, sans le supprimer, au malheur de la séparation première. On peut tout à fait reconnaître dans la description de cet état initial, selon M. Fœssel, la violence séparatrice de l’état de nature hobbesien. Or le propre de la consolation moderne serait de suppléer à l’état de séparation par un substitut figuratif sans s’appuyer sur le ressouvenir d’une communauté passée. Il n’y a en outre effectivement pas de trace de communauté passée ou latente dans l’état de nature hobbésien, et suppléer par un substitut figuratif à un état de séparation où ne se lit pas de trace d’une communauté perdue, serait exactement la fonction de la représentation du souverain, qui met fin par le contrat social à la violence séparatrice de l’état de nature : « Le politique répond à la désolation de l’état de nature parce qu’il désigne l’instance à partir de laquelle un monde humain devient possible » (203). Il ne réactive aucune communauté originelle perdue, mais produit artificiellement, sur un fond premier de solitude, de non-communication et de violence humaines, un substitut figuratif de communauté qui supplée à la perte moderne de la croyance en une unité substantielle du corps politique [7]. Ainsi, Hobbes assignerait « un rôle consolateur à un État que, dans une veine qui lui est nullement étrangère, on pourra sans paradoxe nommer l’ ‘‘État-providence’’ » (203).
Objections
D’une écriture toujours aussi vive que rigoureuse, qui mêle la clarté de la formulation à la pénétration de l’intuition, Le Temps de la consolation est un livre de philosophie riche et passionnant qui donne envie au lecteur attentif d’annoter chaque marge. C’est dans cet esprit que nous soulèverons les objections qui suivent.
La première porte sur la brillante lecture de la politique de Hobbes que nous venons de résumer. Celle-ci bute en effet sur une difficulté que l’auteur reconnaît, mais sur laquelle il ne s’arrête pas : « Hobbes n’est pas un théoricien de la consolation stricto sensu […], le mot n’apparaît pas dans son œuvre » (200). Or, certes la philosophie politique de Hobbes en montrant « qu’une communauté ne doit pas être pensée comme un corps [mystique], mais comme le résultat d’une convention humaine qui ne reçoit pas d’assise théologique » (205) répond en un sens à « l’absentement de Dieu de l’histoire » (207), et c’est pour cette raison que M. Fœssel voit en elle un « dispositif de la représentation que l’on peut interpréter comme une consolation face à la perte du corps communautaire » (207). Mais force est de reconnaître que dans le dispositif hobbesien, les hommes, en produisant une communauté par leur pacte d’association qui met fin à la violence et à la solitude de l’état de nature, ne perdent en vérité rien dont il faille les consoler. Sauf à lire l’état de nature ou l’état de guerre hobbesien comme la condition misérable de l’homme sans Dieu, c’est-à-dire d’une manière théologique qui conviendrait peut-être mieux à la politique de Pascal, il n’y a en fait rien chez Hobbes qu’il faille nous consoler d’avoir perdu ni dans l’état de guerre, ni dans l’état civil.
L’analyse de M. Fœssel aurait gagné ici à s’appuyer plutôt sur le second Discours de Rousseau, chez qui, précisément, sans recourir à une lecture théologique ou au présupposé d’une communauté originelle, le passage à l’état civil à travers ses altérations successives de la constitution de l’homme, correspond bien davantage à une « consolation moderne ». La solitude et la non-communication de l’état de nature chez Rousseau ont ceci de paradoxal qu’elles qualifient à la fois l’état le plus heureux possible pour l’homme avant l’éveil de ses passions sociales, et la condition de manque et de séparation la plus effroyable que puisse se représenter pour lui-même l’homme civil. Il y a donc bien ici quelque chose dont il faut que l’état civil nous console de la perte originelle, mais quelque chose qu’on ne peut pas vouloir retrouver, et qui n’est aucunement une communauté originelle. Le choix de Hobbes plutôt que Rousseau comme exemple-type d’une pensée politique exemplaire d’une « consolation moderne » surprend d’autant plus que la « grammaire » de la consolation de M. Fœssel doit tant à la Grammatologie de Derrida et donc au concept de « supplément » de Rousseau.
Notre deuxième objection concerne l’affirmation assez abrupte que l’idéal antique du savoir intellectuel et de ce que M. Fœssel appelle « la subjectivation de (et par) la vérité » passe « au second plan dans la philosophie moderne » (163). En identifiant le sujet de la philosophie moderne avec le sujet transcendantal, M. Fœssel ne relit-il pas l’histoire de la philosophie moderne au prisme déformant de Kant ? Les lecteurs de Spinoza et de Hegel auront en tout cas du mal à s’en accommoder. Et à bon droit ! La connaissance du troisième genre du livre V de l’Éthique et le savoir absolu hégélien ne rappellent-ils pas l’idéal antique de la vie intellective ? Et comment pourrait-on dire dans le cas de Hegel que la « subjectivation de (et par) la vérité » passe au second plan alors qu’elle nomme exactement chez lui la présentation même du savoir philosophique ?
Ce dont tout dépend, selon mon discernement, qui doit se justifier seulement par la présentation du système lui-même, ce n’est pas d’appréhender et exprimer le vrai comme substance, mais de l’appréhender et exprimer tout autant comme sujet [8].
On peut ici reprocher à M. Fœssel de ne pas confronter assez nettement la formulation abrupte de sa thèse au problème que lui posent Spinoza et Hegel. L’objection est-elle cependant décisive ? Le dernier chapitre du livre permet peut-être de suggérer un début de réponse dans le cas de Hegel (Spinoza est quant à lui quasi-absent de l’ouvrage, et c’est problématique). M. Fœssel y souligne que la dialectique hégélienne en se présentant comme savoir absolu abandonne la figure de la consolation philosophique antique pour lui substituer celle de la réconciliation. Le « vendredi saint spéculatif » du savoir absolu ne dépasse cependant les figures de la conscience malheureuse, et par là aussi celles de la consolation, qu’en supprimant la condition de finitude du sujet—en rabaissant « le Soi au rang de prédicat » pour élever « la substance au rang de sujet » [9]. Le sujet spéculatif que le savoir absolu réconcilie avec lui-même s’avère peut-être alors aussi abstrait et étranger à ce moi humain qui désire être aimé et consolé (dont parlait Pascal) que le sujet transcendantal kantien. Parce qu’elle ferait « mieux » que la philosophie ancienne en réconciliant le Sujet avec lui-même et en faisant du Soi son simple prédicat, la Science hégélienne ferait aussi peu pour moi – ne m’affecterait pas davantage subjectivement et ne me consolerait par elle-même pas plus – que la philosophie transcendantale.
Admettons cette réponse. Dans ce cas, on peut comprendre que même les tentatives modernes de réactiver l’idéal d’un savoir intellectif actent le renoncement de la philosophie moderne au genre philosophique antique de la consolation. Mais ceci implique-t-il nécessairement que la philosophie moderne renonce à se présenter comme une consolation et ne s’intéresse plus que marginalement à la « subjectivation de (et par) la vérité », ou encore à ce que Foucault a appelé le « souci de soi » ?
On regrettera ici que M. Fœssel ne se soit pas davantage intéressé ici au cas de Montaigne, qui n’est évoqué au chapitre 4, que brièvement et de manière anecdotique comme emblématique d’un scepticisme à l’égard du pouvoir consolatoire de la philosophie classique (141). En effet, le scepticisme de Montaigne s’élabore largement sur un tel constat (la philosophie antique ne console tout au plus que par diversion [10]—notion dont on sait combien elle inspirera Pascal) et assume pleinement l’abandon du modèle de la connaissance de soi-même comme réminiscence. Oisif, Montaigne ne trouve plus dans cet idéal philosophique qui avait gouverné son amitié républicaine avec La Boétie aucune arme qui le console de la mélancolie que lui causent d’une part le deuil du seul être qui aurait pu le consoler de sa perte— soit justement l’ami perdu—et d’autre part le désolant « spectacle de notre mort publique » (les Guerres de religion). Mais alors même que la situation de Montaigne le conduit à acter l’abandon par la philosophie de son pouvoir consolatoire antique, dans cette situation qui illustre mieux qu’aucune le dispositif qu’expose M. Fœssel (la connaissance de soi n’est pas réminiscence, la raison humaine n’a accès à aucune connaissance intellective, ni à aucune communauté originelle perdue), les Essais inventent bien un genre nouveau et moderne de consolation philosophique [11].
Aussi le Temps de la consolation fait-il indûment l’impasse sur la richesse plurielle du genre philosophique moderne de la consolation, à partir des Essais et après. L’exemple de Rousseau s’impose encore ici. Car non seulement il fait de la consolation ou du supplément un motif essentiel de sa philosophie politique, mais surtout il caractérise toute son entreprise philosophique, du premier Discours à ses Rêveries qui doivent tant aux Essais, comme « une chose très consolante et très utile [12] » :
Je n’ai jamais adopté la philosophie des heureux du siècle ; elle n’est pas faite pour moi ; j’en cherchais une plus appropriée à mon cœur, plus consolante dans l’adversité, plus encourageante pour la vertu. Je la trouvais dans les livres de J.- J. [13]
Le Temps de la consolation montre avec force combien la consolation est un enjeu philosophique et politique essentiel pour penser une communauté moderne qui supplée, sans l’abolir, au sentiment de séparation première de la modernité. Avouons pourtant que la formule « politique de la consolation », nous laisse un peu sur notre fin tant elle demeure laissée en chantier. On voit bien ses repoussoirs : d’une part une politique réduite à de la gouvernance, sortie de l’histoire et sans avenir, où le commun n’est plus à faire ; de l’autre une politique hantée par le désir de restaurer une identité passée perdue (la communauté nationale, le chant de la terre et des morts contre le désenchantement du monde, la présence première de la parole religieuse etc.). On voit moins pour le moment ce que serait cette politique de la consolation elle-même (ses modalités d’action, ses fins, l’horizon national ou post-national qui pourrait s’y esquisser, quels aspects pratiques et juridiques en résulteraient pour les démocraties libérales).