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Recension Philosophie

L’idéologie de la modernité

À propos de : Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, IV : Le Nouveau monde, Gallimard


par Stéphane Haber , le 28 février 2018


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La modernité, explique M. Gauchet, est un projet cohérent : celui de faire advenir une société autonome. C’est là incontestablement une de ses significations, mais peut-on considérer qu’il s’agit là d’un processus aussi unifié que l’auteur l’affirme ?

On peut appeler idéologie de la modernité l’ensemble des motifs qui conduisent à appréhender la trajectoire occidentale selon une certaine perspective : à la fois comme singulière, comparée à ce qu’ont réalisé les autres civilisations, comme cohérente dans son développement pluriséculaire et enfin comme globalement positive dans ses apports essentiels. Est-elle totalement fausse ou au moins dépassée ? Ou bien au contraire contient-elle un noyau de vérité qui mérite d’être reformulé aujourd’hui, simplement de façon plus précise et plus modeste ? Le thème de la postmodernité va plutôt dans le premier sens. Lyotard, dans son célèbre livre de 1979 [1], ne se bornait pas à contester l’idée de progrès, corrélat fidèle de l’idéologie de la modernité depuis l’âge des Lumières. Plus finement, il faisait valoir l’existence d’une discontinuité historique qui serait intervenue au moment où s’épuisait l’énergie issue des reconstructions consécutives à la Seconde Guerre mondiale : des rationalités plus fragmentaires, la fin d’un universalisme trop sûr de lui-même, l’épuisement de la force entraînante contenue dans l’idéal de maîtrise du monde et d’émancipation de l’humanité. Depuis l’intervention de Lyotard, la contestation de l’idéologie de la modernité s’est elle-même fragmentée, et chacune de ses différentes composantes a fait l’objet de déconstructions critiques spécifiques.

L’originalité de M. Gauchet dans le champ théorique contemporaine provient d’une conviction bien différente : au delà de l’égarement ethnocentriste, il y a quelque chose à sauver dans l’idéologie de la modernité. Dans Le Nouveau monde, il propose un récit interprétatif (on aurait dit au XVIIIe siècle : une «  histoire philosophique  ») des développements qui ont conduit à la situation qui est la nôtre. Sur plus de 700 pages se développe ainsi une reconstruction dense, riche et ferme, toujours intéressante, qui dérive d’une intuition claire : le monde qui est le nôtre, si chaotique qu’il paraisse, a un sens. Il forme la suite d’une série dont le développement occupe le centre de l’histoire occidentale depuis plusieurs siècles, voire l’aboutissement de cette série. Comment penser celle-ci ? Au fond, il y a deux modes d’être fondamentaux pour l’être humain : le mode d’être hétéronome et le mode d’être autonome. Soit la vie se pense comme dépendance à l’égard d’un Ordre ou d’un Pouvoir donné, soit elle se conçoit comme puissance libre d’exploration et de création à partir de soi et pour soi. Historiquement, à l’échelle du développement de l’espèce humaine, ce que l’on nomme «  religion  » a organisé l’univers de l’hétéronomie. C’est pourquoi la trajectoire occidentale peut être décrite comme une sortie hors de la religion [2]. Notre présent, essentiellement, peut être compris comme un moment où ce projet d’autonomie a laissé derrière lui les hésitations de ses premières avancées, s’est défait des oripeaux sous lesquels il s’était avancé jusque là. Il se développe maintenant en toute clarté, en son nom propre, de son propre chef.

L’avènement du contemporain : le cas du néo-libéralisme

Plaçons-nous au cœur du récit gauchétien. La crise du socialisme (la religion séculière la plus influente du siècle dernier) aurait marqué un seuil d’irréversibilité. L’ensemble de phénomènes que cette crise a accéléré - la mondialisation, le recul de l’État comme institution centrale de la société, le renforcement de la société civile, l’approfondissement de l’individualisme et de la démocratie - constituerait le moment d’entrée dans la modernité accomplie (chapitre III). Si un tel résumé peut faire craindre la réactivation de schémas trop lisses qui ont caractérisé les philosophies de l’histoire d’autrefois, M. Gauchet est loin, en fait, du style euphorique et narcissique que privilégiaient les formes anciennes de l’idéologie de la modernité depuis Condorcet ou Hegel. Pour lui, la modernité radicale n’est pas de tout repos. Elle est moins un point d’arrivée confortable qu’une suite d’antinomies à résoudre, sans boussole. Ainsi, avec la mondialisation, insiste M. Gauchet, les hybridations et les réinventions deviennent la règle : plus question d’opposer la civilisation occidentale, dans son splendide isolement, à toutes les autres. Tout ce que l’on peut dire, c’est que quelque chose s’est dessiné de façon unique en Occident avant d’essaimer ailleurs, bien que d’une façon telle que les inflexions majeures sont restées et restent tout de même à l’initiative de celui-ci [3].

Les réflexions autour de l’économie constituent l’un des aspects les plus stimulants de l’ouvrage (chapitre II, chapitre V). Le thème général est que ce que l’on nomme capitalisme, plutôt que comme un système hors sol et hors contrôle (la version marxiste), devrait être compris sobrement comme le corrélat économique de l’autonomie.

Le «  capitalisme  » est au service d’une finalité collective qui le dépasse, même si sa manière d’être tend à le dissimuler, en suscitant du même coup une tension permanente dans la vie sociale entre sa logique propre et le but global qu’il est destiné à servir. Il n’est, au final, qu’un instrument de l’auto-constitution collective, un instrument difficile à dompter, mais impossible à abolir ou à remplacer, comme l’expérience du dernier siècle l’a rudement montré. (p. 443)

Cette proposition se densifie autour du problème du néo-libéralisme. On voit souvent celui-ci comme une transformation des façons de penser des élites dirigeantes, voire comme une métamorphose de l’exercice du pouvoir en général [4]. M. Gauchet ne rejette pas ce point de vue. Mais il pose une question dérangeante : pourquoi nos sociétés ont-elles globalement fait, au fond, si bon accueil au néo-libéralisme ? Pourquoi les héritages travaillistes et solidaristes, que l’on pouvait croire robustes, n’ont-ils pas suffi à endiguer cette vague ? La réponse du philosophe repose sur l’hypothèse selon laquelle le néo-libéralisme se trouvait en harmonie avec des tendances plus profondes, celles qui sont inhérentes à l’avènement d’une société autonome. La valorisation de l’initiative privée, opposée à la lourde tutelle d’un État surplombant, l’hostilité aux encadrements et aux régulations contraignantes, toute cette vision, si fragiles que puissent apparaître ses raisons aux esprits non prévenus, parlait trop à des sensibilités collectives façonnées, à l’échelle de plusieurs siècles, par l’individualisme et l’idéal d’une vie sociale autonome pour ne pas s’imposer, malgré les résistances de surface.

S’il est original, l’argument pose aussi, à la réflexion, de vraies difficultés. On insistera sur la principale. L’idée d’une société autonome est en soi très indéterminée. Selon M. Gauchet, les sociétés libérales et bourgeoises du XIXe siècle européen commencèrent à faire l’expérience de l’autonomie, mais, peut-on affirmer après coup, de façon hésitante, en empruntant une large partie de leurs cadres mentaux et institutionnels au monde d’avant. L’État, vu comme tutelle de la société, divinité sécularisée, fut le bénéficiaire principal de cette hésitation de l’Histoire, de cette transition doutant d’elle-même (chapitre VII). Or, ce n’est pas la seule interprétation possible de cette phase. Ainsi, toute la pensée socialiste et anarchiste du XIXe siècle a été une façon de mettre en cause les formes d’organisation dominantes qui les font justement apparaître comme terriblement et définitivement hétéronomes. En adoptant la perspective de M. Gauchet, on pourrait objecter que cette pensée est restée fascinée par les liens communautaires (d’où la prégnance de l’idée «  communiste  »), par la nostalgie de la dépendance, voire par l’aspiration à rétablir la religion comme ciment du collectif. Elle regardait en arrière. L’échec des régimes «  marxistes  » au XXe siècle, entre dictature et totalitarisme, ne fut-il pas, d’ailleurs, le résultat terrible de cet antimodernisme latent qui n’a jamais été vraiment critiqué de l’intérieur ? Pourtant, peut-on répliquer, au sein de la nébuleuse socialiste, comme d’ailleurs dans le libéralisme, on trouve toutes sortes de façons d’articuler l’individuel et le collectif, des façons au sein desquelles les positions communautaristes, passéistes, néo-religieuses, bien que représentées, n’ont pas été écrasantes. Tout n’y fut pas réactif et antidémocratique, loin s’en faut. C’est pourquoi les échecs et les crimes des régimes politiques qui, plus tard, ont prétendu réaliser le socialisme révèlent peu de l’essence du socialisme historique, mais beaucoup de l’État en général : dans certaines circonstances, l’oppression brutale devient probable, jusqu’aux massacres de masse.

La conclusion que l’on peut tirer de ces remarques est qu’il existe un nombre indéfini de formes sociales qui peuvent prétendre incarner l’autonomie, le fait d’être soustrait aux tutelles ancestrales et aux pouvoirs surplombants. Dans le monde contemporain, la société néo-libérale en est certes une illustration. Mais elle n’est pas plus prégnante, en soi, autrement dit pas plus proche de l’Idée d’autonomie, que ce que, par exemple, l’on théorisait parfois à gauche dans les années 1960-1970 (l’autogestion, les coopératives, les communautés à échelle humaine telles que la région ou la commune, etc.). Bref, le néo-libéralisme représente une version très particulière (et impure, comme toutes les autres versions pensables) de l’idéal d’autonomie sociale, une version qui s’est surtout imposée à la faveur des rapports de force inscrits dans les situations socio-économiques typiques de ces dernières décennies, même si d’autres facteurs ont pu jouer, davantage liés aux aspirations profondes des populations. Sur le plan de la philosophie de l’histoire, le moment néolibéral reste en tout cas contingent, comme, d’ailleurs aurait été contingent le succès de son opposé, par un tournant de type socialiste démocratique qui, lui aussi, aurait été porteur, naturellement, de difficultés et de limites. En tout cas, il n’y a pas vraiment de motifs pour consacrer un tel moment néolibéral, ainsi que tend à le faire M. Gauchet, en tant que trait constitutif, nécessaire, de l’époque de l’autonomie accomplie et radicalisée, en tant qu’élément central d’une phase historique qui devait se produire dès lors que le projet de la modernité se continuait en s’approfondissant. À ce niveau, tout aurait pu être bien différent. La crise du monde du capitalisme régulé (fordiste, keynésien) aurait pu mener à bien autre chose, à d’autres versions, très éloignées, de l’autonomie humaine appliquée au monde socio-économique.

On voit, à partir du cas néo-libéral, la difficulté de la démarche suivie par M. Gauchet. Comme les anciennes philosophies de l’Histoire, dont les célèbres cours de Hegel à Berlin [5] ont fourni un modèle, s’y exprime une tendance à tout justifier, au moins à tout excuser, à vouloir se réconcilier avec tout, dès que l’on pense voir dans chaque épisode significatif ou dans chaque phénomène important la manifestation d’un principe en développement pour lequel on éprouve de la sympathie. Bien sûr, il faut accorder à M. Gauchet que quiconque cherchera à voir la clé du monde moderne dans «  le développement du capitalisme  » ou dans la succession bien huilée de ses «  phases  » n’emportera pas la conviction. Mais ce ne sera pas non plus le cas de celui, qui, par une illusion symétrique, y verra le développement de la Liberté. Car notre monde, dans ses grands traits, c’est la principale objection que l’on adresser à l’ouvrage, ne ressemble pas au résultat de l’auto-développement d’un principe profond (ni même du combat de deux principes antithétiques), il n’incarne pas un projet, une idée, une valeur, une potentialité maîtresse de l’activité humaine, une tendance essentielle. Il y a sans doute, comme dans toute histoire, quelques transformations de fond qui dessinent des trajets reconnaissables, quelques cadres qui définissent des constantes durables sur le long terme. Ainsi, parler de civilisation européenne ou même de sociétés modernes n’a rien d’absurde. Comme tous les termes qui servent à identifier des segments historiques (typiquement : des époques), le mot «  modernité  » correspond à une façon de se donner commodément un objet à étudier, au moins de rendre attentif à quelque chose qu’on ne verrait pas aussi bien sans lui. Il n’y a rien à objecter à son usage, tant qu’aucune exagération réifiante n’intervient, tant que l’on reste conscient de l’indétermination de la notion, de sa fonction surtout heuristique. Pour le reste, sur la plupart des niveaux auxquels peut se placer l’analyse, les revirements, le jeu des circonstances, la contingence des rencontres entre événements et processus, les essais et les erreurs, tout cela se suffit, en quelque sorte, à soi-même. Il n’y a rien sous la surface.

Plusieurs histoires des sociétés modernes

L’ouvrage de M. Gauchet pose un problème plus général. Pourquoi peut-on en arriver à voir l’Histoire comme l’incarnation d’un principe en développement ou au moins à croire qu’une interprétation qui suivrait cette voie serait meilleure que toute autre ? Ce qui est en cause, c’est sans doute la crainte d’abandonner, en renonçant à l’idéologie de la modernité, un ensemble d’idées, de valeurs ou de convictions qui nous tiennent à cœur et sur lesquelles nous souhaitons enchaîner : par exemple l’importance accordée à la liberté individuelle, au respect des personnes, à l’État de droit, à la démocratie comme forme sociale et politique. Souvent, pour celles et ceux qui y sont très attachés, l’existence de sociétés civilisées, démocratiques et pluralistes (ce que prétendent être les sociétés occidentales et qu’elles ont sans doute été en partie) constitue non seulement le phénomène historique en fonction duquel tout s’éclaire, mais aussi un point de repère inévitable dans toutes nos réflexions morales et politiques normatives. Ceux-là se retrouveront dans le livre de M. Gauchet.

Mais si l’on voulait les taquiner, on leur dirait qu’il ne serait pas mauvais d’en finir avec une crispation que la philosophe classique, dans certains de ses courants les plus influents, avait autrefois entretenue. Cette crispation venait d’une crainte : si une connaissance vraie n’était pas démontrée, si elle n’était pas absolument et rationnellement fondée, elle pourrait être mise sur le même plan que les superstitions populaires et même carrément s’effondrer. D’où les tentatives, comme celles de Descartes, pour identifier le grand principe parfaitement certain du savoir légitime dont tout découle. Similairement, l’une des sources du propos de M. Gauchet est probablement l’anxiété devant une situation dans laquelle on ne pourrait pas montrer que les valeurs morales et politiques qui nous sont chères (à commencer par la liberté individuelle et l’idéal démocratique), et que nous voulons défendre dans les contextes conflictuels d’aujourd’hui, ont de la profondeur historique, de la cohérence, de la clarté, qu’elles ont assez travaillé le réel pour éclater désormais dans toute leur force. C’est pour cela que, par exemple, on ne va guère s’appesantir sur le fait que les sociétés occidentales, comme les autres, ont été le théâtre de violences terribles, que les phénomènes, habituels dans les collectivités humaines, de domination et d’exploitation, n’y ont été que bien partiellement contrariés, que les colonisations brutales et les destructions écologiques aberrantes ont rythmé leur développement, etc. Ce qui compte, dans la perspective d’un auteur tel que M. Gauchet, c’est que, sur le long terme, une rationalité se soit dégagée, que les erreurs, liées souvent à des phases précoces de développement, aient été corrigées.

Pourtant, chercher une alternative à l’absolutisme (à la recherche du fondement indiscutable et de ses avatars) ne conduit pas nécessairement à un tel abaissement. Il n’est pas si difficile de proposer une défense minimaliste, en tout cas sans grandes phrases, de ces fameuses valeurs modernes, ce qui n’interdit pas des prises de partie, lorsque, en pratique, l’essentiel est en jeu. D’un côté, on peut dire qu’elles font partie de ces choses qui, tout en étant très importantes, ne peuvent être absolument fondées, au sens emphatique qui avait été envisagé par certains philosophes classiques. Une dose raisonnable de relativisme devrait ainsi nous conduire sans heurt à l’idée que des formes d’humanité dignes ont pu et peuvent s’épanouir à l’écart de telles valeurs. D’ailleurs, on peut critiquer efficacement la tyrannie et l’injustice sans croire qu’il existe des droits de l’homme absolus, éternels, qui devraient être brandis à chaque instant dans nos discussions normatives.

De l’autre côté, on peut constater qu’il se trouve que les sociétés occidentales ont fait grand cas, plus que les autres civilisations, avec plus d’esprit de suite, de certaines valeurs comme la liberté individuelle ou la forme démocratique de gouvernement, du moins sous certains de leurs aspects. Ces valeurs, qui se sont certes incarnées dans de nombreux autres contextes historiques et civilisationnels [6], ont eu la chance de trouver là un terrain d’expérimentation favorable et durable : on a des exemples divers de ce que cela veut dire que de conforter la liberté de l’individu ou bien que de tenter de réaliser l’idéal de l’autogouvernement. Certaines dynamiques auto-alimentées se sont ainsi constituées, des traditions intellectuelles ou institutionnelles se sont installées dans le paysage. Des résultats se sont accumulés, qui méritent d’être prolongés ou réactivés. En ce sens, l’idéologie de la modernité n’a pas été une erreur complète. En revanche, l’idée que la trajectoire historique de l’Occident a été déterminée par l’affirmation de ces valeurs ou même que cette affirmation en forme le cœur (ce en fonction de quoi on peut écrire un récit plus vrai que les tous les autres) représente vraiment autre chose, théoriquement parlant. Et quelque chose de moins probant.

Parce que, même à ce niveau crucial pour la discussion (celui des valeurs), ce que l’on appelle modernité a été tout sauf un bloc monolithique, un processus unifié, ou encore un drame aux contours nets. Il y a plusieurs récits de la trajectoire des sociétés modernes. Il est libérateur de penser que notre monde n’a pas incarné le Bien : au mieux il a laissé sa chance à la réalisation partielle de certains biens partiels. Cela corrobore l’idée que les aspects problématiques, voire peu recommandables, des sociétés occidentales récentes (qui se résument bien vite au totalitarisme dans l’optique de M. Gauchet) ne peuvent pas être mis a priori sur le compte de folies de jeunesse ou de rechutes dépassées, bien que tragiques. Ainsi, la sensibilité écologique contemporaine se prolonge parfois dans l’idée que l’histoire de l’Occident industriel et technicisé a été l’histoire d’un aveuglement prédateur et d’une fuite en avant stupide [7]. Une telle approche n’est pas en elle-même meilleure que celles qu’inspire le grand récit libéral de l’avènement de la Liberté et de la Prospérité, un récit dont l’ouvrage de M. Gauchet constitue une version aussi hétérodoxe. Elle fournit simplement un autre point de vue, non hiérarchisable. Car il y a évidemment plusieurs comptes rendus possibles de la trajectoire des sociétés occidentales sur la longue durée, selon les choix d’objet et d’accentuation. Nous ne sommes pas les héritiers de l’Émancipation humaine tout court, et s’il n’y a pas de récit-maître du devenir des sociétés modernes, il n’y a pas non plus de références normatives qui bloqueraient notre imagination éthique et politique. Bref, nous ne sortirons pas de l’immanence et du chaos. Il y a eu et il y a des tendances diverses et contradictoires, des séquences hétérogènes, qui font que la modernité constitue bien autre chose qu’une Époque ou un grand Processus d’apprentissage : plutôt une scène de théâtre où les personnages et les situations n’ont jamais cessé de changer. Face à ce scepticisme, le livre de Marcel Gauchet apparaît, bien sûr, comme une saine provocation : toute position, y compris le scepticisme, pose problème, et il est bon de s’en inquiéter. Par son ampleur incontestable, Le Nouveau monde ranime une discussion cruciale. Qu’il ne parvienne pas à convaincre en fin de compte n’enlève rien à la richesse de ses analyses ni à la force de la perspective qui les inspire.

Recensé : Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, volume IV : Le Nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017, 768 p., 25 €.

par Stéphane Haber, le 28 février 2018

Pour citer cet article :

Stéphane Haber, « L’idéologie de la modernité », La Vie des idées , 28 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-ideologie-de-la-modernite

Nota bene :

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Notes

[1Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

[2C’est l’intuition que M. Gauchet développait pour elle-même dans l’ouvrage qui inaugurait ses recherches en philosophie de l’histoire : Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985.

[3« La vieille Europe demeure l’épicentre de la redéfinition des structures de l’être-ensemble qui emporte et travaille le monde en son entier, même si cette position, loin de conforter les privilèges que lui a longtemps valus son avance, constitue aujourd’hui à en faire l’ »homme malade« du monde mondialisé » (p. 233).

[4Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009 ; Daniel Stedman Jones, Masters of the Universe. Hayek, Friedman, and the Birth of Neoliberal Politics, Princeton University Press, 2012.

[5Georg W. F. Hegel, La Philosophie de l’histoire, Paris, Le Livre de poche, 2009.

[6Sur l’impossibilité d’attribuer à l’occident moderne l’invention de valeurs telles que l’Individu ou la Démocratie, il existe une littérature déjà classique. Voir par exemple Amartya Sen, La Démocratie des autres, Paris, Payot, 2005 ou Jack Goody, Le Vol de l’histoire, Paris, Gallimard, 2010.

[7Jean-Baptiste Fressoz, Christophe Bonneuil, L’Évènement anthropocène, Paris, Seuil, 2013 ; François Jarrige, Thomas Le Roux, La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Seuil, 2017.

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