Historien du commerce et de la grande distribution, Jean-Claude Daumas envisage dans cet entretien le passé et l’avenir de l’hypermarché : à l’heure du commerce en ligne et du « bio », la retraite sonne-t-elle pour ces mastodontes d’un autre âge ?
Historien du commerce et de la grande distribution, Jean-Claude Daumas envisage dans cet entretien le passé et l’avenir de l’hypermarché : à l’heure du commerce en ligne et du « bio », la retraite sonne-t-elle pour ces mastodontes d’un autre âge ?
Jean-Claude Daumas est professeur émérite d’histoire économique contemporaine à l’Université de Franche-Comté et membre honoraire de l’IUF. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels La révolution matérielle. Une histoire de la consommation (France, XIXe-XXIe siècle) (Flammarion, 2018). Il a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Les Révolutions du commerce. France, XVIIIe – XXIe siècle (Presses universitaires de Franche-Comté, 2020) et le Dictionnaire historique des patrons français (Flammarion, 2010). Ses travaux sur l’essor de la grande distribution ont également fait l’objet de publications sous la forme d’articles scientifiques (« L’invention des usines à vendre. Carrefour et la révolution de l’hypermarché », Réseaux, n°135-136, 2006, pp. 59-91 ; « Consommation de masse et grande distribution », Vingtième siècle, n°91, 2026, pp. 57-76).
La Vie des Idées : Le premier hypermarché a été inauguré le 15 juin 1963 près de Paris, sous l’enseigne Carrefour. Quelles étaient alors les principales caractéristiques de ce modèle de distribution ? Quelles ruptures son essor a-t-il provoqué dans le commerce de détail de l’époque ?
Jean-Claude Daumas : À Sainte-Geneviève-des-Bois (91), Carrefour a fixé les caractéristiques essentielles de l’hypermarché : grande surface, implantation à la périphérie des villes, aménagement sommaire du magasin, vaste parking avec pompes à essence, libre-service, large assortiment associant alimentaire et non alimentaire, discount généralisé, animation commerciale permanente, et paiement en une seule opération aux caisses de sortie. Cependant, il ne s’agit pas d’un modèle figé. D’un côté, la surface de vente n’a cessé de s’étendre : de 2 400 m² à Sainte-Geneviève, Carrefour est passé à 9 500 à Villeurbanne (1966) pour atteindre 22 000 m² à Vitrolles en 1970. De l’autre, alors que le premier hypermarché ne comptait que deux rayons en non alimentaire – bazar et textile –, celui de Villeurbanne vendait également des meubles et de l’électroménager, ce qui a marqué le début d’un processus continu d’élargissement de l’offre.
Les fondateurs de Carrefour ont inventé un format commercial nouveau qui était bien plus qu’un grand supermarché. Implanté en périphérie, l’hypermarché n’était pas, comme le supermarché, un magasin de proximité ; pour la première fois, on achetait « sous un même toit » alimentaire et non alimentaire ; l’explosion du nombre de références et l’éloignement des magasins incitaient les consommateurs à grouper leurs achats, ce qui nécessitait voiture et réfrigérateur ; l’étendue de l’offre donnait une liberté de choix absolument inédite et permettait la découverte de nouveaux produits.
À partir de 1966, d’autres distributeurs se sont engagés dans la création d’hypermarchés, mais ils ont adapté le modèle de Carrefour en fonction de leur histoire et de leur stratégie plus qu’ils ne l’ont copié, si bien que chaque enseigne se différenciait par la localisation, la taille et l’assortiment. Prenons deux exemples. Avec une superficie moyenne de 3 400 m², les magasins Mammouth étaient des « hypermarchés nains » implantés en zone urbaine ; véritables magasins de proximité, ils offraient un nombre de références à peine supérieur à un supermarché et privilégiaient l’alimentation (70 % des ventes en 1976), en particulier les produits frais. Quant à Euromarché, c’était un conglomérat de magasins, caractérisé par la diversité des localisations et des tailles, dont l’assortiment faisait une large place à l’alimentation (60 %) et comprenait même des produits haut de gamme.
Les grandes surfaces ont accru de manière spectaculaire leur part dans les ventes de détail qui s’est élevée de 0,7 % en 1962 à 24,8 % en 1985. Cette progression s’est traduite par un net recul du commerce indépendant : dans la seule alimentation, le nombre de détaillants est tombé de 129 880 en 1962 à 80 740 en 1975, les commerces spécialisés (boulangerie, boucherie, poissonnerie) résistant mieux cependant que les épiceries. Par ailleurs, dès la fin des années 1960, l’hypermarché s’est entouré de galeries marchandes avant de remplacer le grand magasin dans son rôle de locomotive des centres commerciaux, puis d’aimanter les zones commerciales qui s’étendent à l’entrée des villes et où se regroupent grandes surfaces spécialisées, établissements de restauration rapide et cinémas, la plus vaste étant celle de Plan de Campagne à la sortie de Marseille, créée en 1966.
La Vie des Idées : Son essor, après celui des supermarchés dès l’après-guerre, a pu être assimilé à une « américanisation » du commerce de détail français. L’hypermarché français se démarque-t-il des supermarchés américains ? Quelles sont ses origines ?
Jean-Claude Daumas : La création de l’hypermarché ne peut bien sûr être dissociée de l’influence du modèle américain, sans qu’on puisse pour autant parler de copie servile. Tout au contraire, c’est le résultat d’un processus d’innovation complexe qui a vu les fondateurs de Carrefour, Marcel Fournier et les frères Deforey, concevoir un format hybride.
Trois points doivent être soulignés. Le premier concerne la conception du magasin. Leur projet initial associait une surface de vente, une galerie marchande, deux parkings dont un en étage et un immeuble d’habitation, la vente des appartements – comme à Annecy – devant financer toute l’opération. Cependant, ayant fait le voyage de Dayton pour participer au séminaire sur les méthodes marchandes modernes de Bernardo Trujillo, « le pape de la distribution moderne », ils en revinrent convaincus que « les États-Unis sont aujourd’hui ce que l’Europe sera demain » (M. Fournier) et qu’il fallait faire comme les Américains. En conséquence, ils ont renoncé à l’opération immobilière, abandonné tout luxe dans la décoration et opté pour un bâtiment à ossature métallique sur un seul niveau. Ils ont aussi été très influencés par les leçons de Trujillo sur les techniques de vente.
Le second point concerne l’assortiment. Le supermarché ouvert par Carrefour à Annecy en 1960 vendait à la fois de l’alimentaire et du non alimentaire, mais cette association qu’on ne trouvait alors dans aucun supermarché français fut un échec car la surface consacrée à l’alimentation était insuffisante et le mobilier n’était pas adapté à la vente d’articles textiles. Aussi les rayons de bazar et de textile furent-ils rapidement supprimés. Les dirigeants de Carrefour ont repris cette idée dans le magasin de Sainte-Geneviève car, pour eux, vendre de tout sous un même toit était le secret de l’attractivité d’une très grande surface de vente. Les experts américains, et Trujillo le premier, ne croyaient pas au succès de cette formule originale, purement française, que Wal-Mart, du reste, n’a pas adoptée avant 1985.
Le dernier point touche à la question du prix. Le supermarché Carrefour d’Annecy vendait très bon marché, quand les supermarchés concurrents affichaient des prix peu différents de ceux du commerce traditionnel. C’est sous l’influence de Leclerc qui ne cessait de marteler la nécessité de comprimer les marges pour vendre très bon marché – ce qu’il avait encore rappelé dans la conférence qu’il fit à Annecy en décembre 1959 – que le trio avait adopté une politique de discount généralisé (« des prix bas tous les jours sur tous les produits ») qu’il reprit dans l’hypermarché de Sainte-Geneviève, car pour vendre beaucoup il faut vendre très bon marché, d’où le discount. En somme, ils ont pris le contrepied du principe de « l’ilot de pertes dans un océan de profits » défendu par Trujillo et appliqué dans les supermarchés américains.
L’influence américaine a été importante – Fournier a toujours reconnu que Trujillo leur avait fait gagner du temps et éviter bien des erreurs – mais pas exclusive. Au contraire, elle s’est conjuguée à celle de Leclerc et aux idées des fondateurs de Carrefour, de sorte que s’il n’est pas purement français, l’hypermarché Carrefour se distingue radicalement des formes de commerce existant outre-Atlantique comme des magasins européens – SuperBazar en Belgique ou Inno en France – qui s’en inspiraient directement.
La Vie des Idées : Une controverse méconnue oppose l’hypermarché français Carrefour de 1963 à l’enseigne belge SuperBazar qui inaugure elle aussi un hypermarché deux ans plus tôt, en 1961. Le concept est-il finalement une invention belge ? S’agit-il réellement du même concept ?
Jean-Claude Daumas : Les chercheurs français ont longtemps affirmé que Carrefour a inventé l’hypermarché. Cependant, dans un article de 2013, le géographe belge Jean-Pierre Grimmeau a fait la démonstration de « l’antériorité belge ». En effet, les trois premiers hypermarchés européens ont été fondés en Belgique, en 1961, sous l’enseigne SuperBazar. On doit leur création à Maurice Cauwe, le patron du Grand Bazar (GB) d’Anvers qui avait fait plusieurs voyages aux États-Unis et que Trujillo avait converti aux grandes surfaces à l’américaine.
Inauguré le 15 septembre 1961, l’hypermarché d’Auderghem avait une surface de vente de 9 100 m² et un parking de 800 places. Il associait dans un même magasin un discount department store – autrement dit, un grand magasin vendant à prix réduits une grande variété de produits, des vêtements aux meubles en passant par les produits de beauté – à l’enseigne de SuperBazar et un supermarché GB pour l’alimentation, tous deux en libre-service, avec une entrée et des caisses communes, ces dernières étant cependant équipées pour séparer la comptabilité des deux entreprises. C’était la copie fidèle d’un type de magasins que Cauwe avait découvert en Amérique.
Grimmeau insiste sur la parenté du magasin d’Auderghem avec Carrefour dont il ne se distinguerait que par les dimensions (9 100 m² de surface de vente contre 2 400) et le nombre de références (très inférieur chez Carrefour), tous deux ayant en commun la grande surface, le libre-service, l’association d’alimentaire et de non alimentaire, et un vaste parking. En réalité, de profondes différences les séparaient. Contrairement à l’hypermarché belge, Carrefour ne combinait pas deux entreprises aux comptabilités séparées, mais formait une entité unique. D’autre part, l’offre du magasin belge était très déséquilibrée : l’alimentaire représentait seulement 10 % de la surface de vente contre 35 % chez Carrefour où il représentait plus de la moitié des ventes. On ne sait rien de précis sur la politique de prix de SuperBazar mais on peut faire l’hypothèse qu’elle était plus proche de la formule préconisée par Trujillo, « un ilot de pertes dans un océan de profit », dont Cauwe suivait de près l’enseignement, que du discount généralisé pratiqué par Carrefour. Enfin, les débuts des hypermarchés belges ont été difficiles : les deux premiers exercices ont été déficitaires et aucun dividende n’a été versé avant 1965, ce qui n’est vraisemblablement pas sans liens avec leurs caractéristiques structurelles, quand le Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois a été bénéficiaire dès la première année.
Il ne s’agit pas de prétendre que Carrefour représentait seul le « vrai » hypermarché, quand les magasins belges n’en auraient été que des ébauches maladroites. En fait, comme pour le supermarché, il y eut plusieurs types de magasins et beaucoup de tâtonnements, et si le modèle incarné par Carrefour a fini par l’emporter et se diffuser largement, c’est vraisemblablement parce qu’il répondait mieux aux attentes des consommateurs et que son modèle économique était plus cohérent.
La Vie des Idées : La France comptait 2257 hypermarchés en 2020 selon le magazine professionnel LSA. Au-delà des stratégies d’implantation des enseignes, de quelle façon les pouvoirs publics ont-ils accompagné et encadré ce maillage du territoire ? Quelle place l’hypermarché, et plus largement les zones commerciales périphériques, occupaient-ils dans les schémas de planification urbaine des années 1960-1980 ?
Jean-Claude Daumas : Depuis le début des années 50, dans le double but de moderniser le commerce et de faire baisser les prix, les pouvoirs publics ont soutenu le développement des grandes surfaces en combattant les pratiques anti-concurrentielles et en leur laissant toute liberté pour s’implanter. Ce n’est que sous la présidence de Georges Pompidou que, sous la pression de l’agitation du CID-UNATI, cette politique a été infléchie.
Une importante circulaire publiée le 28 juillet 1969 recommandait aux préfets d’intégrer le commerce dans les schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) et les plans d’occupation du sol instaurés en 1967, de veiller à l’équilibre entre centre et périphérie et à la coexistence de différents types de commerce, et de mettre en place une concertation préalable à l’implantation de tout équipement commercial. C’est dans ce but qu’ont été créées des commissions départementales d’urbanisme commercial (CDUC). Présidées par le préfet et composées essentiellement de représentants des commerçants, elles n’avaient qu’un rôle consultatif. Elles devaient être associées à la préparation des SDAU et donner leur avis sur tous les projets de surface commerciale de plus de 10 000 m², seuil bientôt ramené à 3 000 m². Une seconde circulaire, du 27 mai 1970, donnait instruction aux préfets d’examiner favorablement les projets de création de grandes surfaces mais d’être vigilants à l’endroit de ceux susceptibles d’avoir de graves conséquences sociales ou urbaines. Ce dispositif ne remettait certes pas en cause l’impératif de modernisation, mais il inaugurait une politique d’encadrement de la grande distribution qui s’est traduite par une nette réduction du nombre de dossiers acceptés. Du reste, dès le printemps 1970, le gouvernement est revenu sur cette politique au nom de la modernisation et de la lutte contre l’inflation.
Cependant, la reprise en 1971 de l’agitation des petits commerçants le conduisit à annoncer une loi d’orientation du commerce associant réglementation des ouvertures, mesures sociales en faveur des indépendants, et politique d’adaptation et de conversion des commerçants. Votée le 27 décembre 1973, la loi Royer, du nom du ministre du Commerce, donnait aux CDUC, désormais majoritairement composées d’élus locaux et de représentants des commerçants traditionnels, le pouvoir d’autoriser tout projet d’ouverture d’une surface de vente supérieure à 1 500 m² (ou 1 000 dans les villes de moins de 40 000 habitants). Si elles n’ont pas bloqué l’expansion des grandes surfaces, les CDUC l’ont fortement ralentie en opposant un refus à 62,1 % des projets déposés entre 1974 et 1988, mais elles ont été beaucoup plus favorables aux supermarchés (41,5 % des projets refusés) qu’aux hypermarchés (72,7 %). Toutefois, les conséquences de la loi ne s’arrêtent pas à ce déficit de créations. Elle a accru le coût de la construction des nouveaux magasins car, pour décrocher la fameuse autorisation, les distributeurs ont dû accepter, au terme de tractations opaques avec les municipalités, de financer des équipements collectifs. Par ailleurs, elle a avantagé les distributeurs installés aux dépens des nouveaux entrants et, du même coup, a consolidé les positions dominantes. Enfin, la loi a favorisé les distributeurs indépendants qui ont doublé le nombre de leurs hypermarchés entre 1974 et 1980, les CDUC facilitant la création de petits hypermarchés, les seuls qu’ils avaient les moyens de financer.
La loi Royer a certes ralenti la transformation de l’appareil commercial, mais n’a pas empêché l’expansion des grandes surfaces (entre 1973 et 1988, les supermarchés sont passés de 2 324 à 6 379 et les hypermarchés de 211 à 691), ni enrayé le déclin du petit commerce alimentaire (sa part dans les ventes de détail est tombée de 31,8 % en 1965 à 15,1 % en 1985). Elle n’a pas davantage permis de mieux maîtriser l’aménagement urbain et territorial, ce qui s’est traduit, au niveau national, par de fortes disparités entre départements, une augmentation de la densité commerciale et un enchevêtrement des zones de chalandise, et au niveau local, par une concentration chaotique de magasins à l’entrée des villes. On était loin de l’équilibre promis par Jean Royer.
La Vie des Idées : Le modèle de l’hypermarché est confronté à la concurrence du hard-discount depuis une trentaine d’années. Il perd des clients « par le bas », selon votre expression. Aujourd’hui, face à l’inflation des produits alimentaires, des enseignes comme Lidl ou Aldi deviennent, par leur politique commerciale et leur implantation, des commerces de proximité. De quelle façon, la grande distribution s’adapte-t-elle à ces formats concurrents ?
Jean-Claude Daumas : La part de l’hypermarché dans les ventes de détail est tombée de 52 % en 2002 à 37 % en 2022. Ce recul de grande ampleur – 15 points en 20 ans – tient à plusieurs facteurs :
– la progression de nouvelles formes de commerce : le hard discount, les enseignes de proximité et le e-commerce, qui captent une part croissante de la clientèle ;
– en entraînant la déduction de la part du non alimentaire dans les ventes de l’hypermarché – de 30 % entre 2010 et 2020 –, le développement des enseignes spécialisées a remis en cause le « tout sous le même toit » ;
– la dégradation de l’image de l’hypermarché qui a cessé d’incarner la modernité pour être associé à la surconsommation, au gaspillage et au règne de la voiture ;
– les évolutions des attentes des consommateurs qui continuent dans leur majorité à plébisciter les prix bas, mais qui font une place croissante à des préoccupations nouvelles – environnement et santé – et, en conséquence, à la qualité et au local.
Pour ce qui est du commerce physique, deux formats jouent un rôle particulier dans le recul de l’hypermarché. Le premier est le hard discount (Lidl, Aldi) dont le succès repose sur une offre de produits de base à bas prix, la simplicité d’achat et la proximité. Si une partie des consommateurs se tourne vers ce format, c’est parce qu’il leur permet de faire des économies. Son essor a été dopé par la crise sanitaire et l’inflation, de sorte qu’il pèse aujourd’hui plus de 9 % des ventes. Le second est la proximité qui revient en force mais incarnée par de nouveaux concepts créés par les grands groupes – 40 enseignes qui disposent de 14 000 points de vente et réalisent 11 % des ventes – et non plus par l’épicier de quartier. Plus petits, facilement accessibles à pied, ces magasins (Carrefour Market, Franprix, Monop’, etc.) proposent un assortiment composé de marques propres, de frais et de « prêt à consommer », de nombreux services et de larges horaires d’ouverture. Ils s’adressent plutôt à une clientèle urbaine et aisée. Dans votre Éloge du magasin, vous soulignez justement que l’adaptation de la grande distribution à la logique de la proximité a pour horizon la métamorphose du supermarché en épicerie du coin. En somme, l’hypermarché perd des clients par le bas et par le haut.
Pour contrer le déclin de l’hypermarché, tous les groupes de distribution s’efforcent de le « réinventer », ce qui passe par toute une série de mesures : réduction de la taille des magasins, adaptation de l’offre à la zone de chalandise, concession de rayons non alimentaires à des spécialistes (Darty chez Carrefour), redéfinition de l’offre alimentaire (frais, bio, local, traçabilité), place croissante des marques propres , amélioration de la complémentarité entre offre physique et en ligne, nouveaux services, et livraison à domicile. Toute la question est de savoir si ces mesures déboucheront à terme sur un simple rafistolage ou sur la cristallisation d’un nouveau modèle de magasin.
La Vie des Idées : La loi Climat et résilience votée en 2021 interdit toute nouvelle implantation de grande surface sur des sols naturels. D’autres mesures viennent contraindre le secteur à la transition écologique et énergétique (promotion du vrac, installation d’ombrières photovoltaïques pour produire de l’énergie, etc.). La grande distribution peut-elle réellement faire le deuil du « gigantisme commercial » et de sa capacité à encourager l’accumulation ? Son modèle d’affaires peut-il se conformer à l’impératif écologique ?
Jean-Claude Daumas : Comme historien, je suis incapable de dire ce que sera la distribution de demain. Je préfère recenser les évolutions en cours car on peut faire l’hypothèse que, en tâtonnant, les distributeurs sont en train de l’inventer. Au-delà des obligations de la loi Climat que vous avez rappelées, ils multiplient les mesures qui, par petites touches, font évoluer le modèle de l’hypermarché : réduction des surfaces, optimisation de la logistique, limitation de la distribution de prospectus, développement de l’approvisionnement local, réduction des emballages et recyclage, lutte contre le gaspillage alimentaire (vente de produits à date courte et de produits abimés), vente d’articles d’occasion, etc. On retrouve peu ou prou ces mesures dans toutes les enseignes, mais certaines ont pris des initiatives qui vont plus loin. C’est notamment le cas de Carrefour qui publie ses données climat depuis 2018, développe une offre de produits certifiés durables, et lutte contre la déforestation au Brésil en liaison avec l’élevage bovin. Le groupe s’est fixé comme objectif d’accompagner les agriculteurs dans la transformation de leur modèle de production en lançant avec le WWF le contrat « Bio-développement » qui garantit volume et prix sur une durée de 3 à 5 ans aux producteurs qui se convertissent au bio. Par ailleurs, au-delà des objectifs économiques classiques, Carrefour a introduit des obligations environnementales dans les négociations avec ses fournisseurs – les 100 premiers doivent se doter d’une trajectoire de décarbonation d’ici 2026 sous peine d’être déréférencés – et 300 industriels sont engagés dans le « Pacte pour la Transition alimentaire ».
Les avis divergent sur l’efficacité de ces mesures. Tout en reconnaissant qu’elles vont dans le bon sens – Carrefour pointant d’ailleurs à la première place de son classement –, l’évaluation menée par Réseau Action Climat (RAC) accuse les distributeurs français de freiner la transition vers une alimentation durable et la lutte contre le réchauffement climatique en ne tenant pas compte dans leur bilan carbone des « émissions indirectes » – celles générées en aval et en amont du magasin – et en encourageant la consommation de viande issue de l’élevage industriel et de produits laitiers. À l’inverse, des agences de notation internationale évaluent positivement l’action de Carrefour : en 2022, l’enseigne a notamment obtenu un « A » du Carbon Disclosure Project (CDP) pour son engagement environnemental, se classant ainsi parmi les 283 entreprises les plus performantes au niveau mondial. En tout état de cause, il faudra du temps pour trancher la question de savoir si ces mesures sont suffisamment fortes et cohérentes pour transformer le modèle économique de l’hypermarché.
par , le 23 juin 2023
Références bibliographiques
– Chabault Vincent, Éloge du magasin. Contre l’amazonisation, Paris, Folio, coll. « Actuel », 2023 (1re éd. 2020).
– Grimmeau Jean-Pierre, « Un anniversaire oublié : les premiers hypermarchés européens ouvrent à Bruxelles en 1961 », Brussels studies, n° 67, 2013 (en ligne, consulté le 29 mai 2023).
– Jacques Tristan, L’État, le petit commerce et la grande distribution, 1945-1996 : une histoire politique et économique du remembrement commercial, thèse d’histoire, Paris I, 2017.
– Lhermie Christian, Carrefour ou l’invention de l’hypermarché, Paris, Vuibert, 2001.
– Messerlin Patrick, La révolution commerciale, Paris, Bonnel, 1982.
– Réseau Action Climat, « Alimentation et climat. L’heure des comptes pour les supermarchés. Évaluation des enseignes et recommandations pour les pouvoirs publics », 60 p. (en ligne, consulté le 28 mai 2023).
– Villermet Jean-Marc, Naissance de l’hypermarché, Paris, Colin, 1991.
Vincent Chabault, « L’hypermarché a soixante ans. Entretien avec Jean-Claude Daumas », La Vie des idées , 23 juin 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-hypermarche-a-soixante-ans
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