Comment s’adresser en historien au plus grand nombre ? La question est souvent posée. Q. Deluermoz, en revenant sur une expérience collective menée à Bordeaux, avance des pistes originales pour réfléchir à une nouvelle manière de rendre les savoirs disponibles.
Le fait est bien connu : les dizaines d’ouvrages d’histoire publiés chaque année sont destinés avant tout, selon l’expression consacrée, au « grand public cultivé ». Il n’y a pas forcément à s’en plaindre : grâce aux choix scientifiques de plusieurs maisons d’édition grandes ou petites, au suivi médiatique – souvent sélectif – de certains ouvrages (radio, télé, magazine) aux relais essentiels que sont les festivals, les cafés d’histoire, les sociétés savantes, les associations militantes, les universités populaires, les librairies tout particulièrement, et grâce à l’intérêt toujours renouvelé des lecteurs et lectrices, ce « grand public cultivé » est assez large, et finalement divers, en terme de génération, d’origine géographique, de milieu social ou de centre d’intérêts. Qui plus est, en dépit des réformes scolaires successives qui réduisent la part dudit « disciplinaire » au profit des « compétences », la curiosité et l’appétit de transmettre de nombreux professeurs d’histoire-géographie permet à un certain nombre de travaux d’exister, sous forme d’extraits, de documents ou d’analyse, dans les salles de classe des collèges et lycée. Mais s’en tenir à ce double périmètre est-il suffisant ?
Années 2000 : les historiens à la recherche de nouveaux publics
Le développement des réseaux sociaux a rappelé aux chercheurs une vérité bien ancienne : ils ne sont pas les seuls producteurs et productrices de discours sur l’histoire. Selon des formats et des certitudes variées, ceux-ci imprègnent en profondeur la société française, des débats d’actualité les plus vifs aux discussions ordinaires voire intimes. En 2019, à la suggestion de la dramaturge Alexandra Badea, l’historien et enseignant Cédric Maurin avait demandé à ses classes de première et de terminale d’interroger leur histoire familiale sous l’angle du fait colonial. Les enquêtes personnelles, restituées sous formes de carnets, montraient de manière frappante à la fois son omniprésence et sa difficile visibilité, mais aussi transmission, au sein des familles, particulièrement s’agissant la guerre d’Algérie [1]. N’oublions pas non plus l’effet de mutations récentes, comme celles qui depuis quelques décennies modifient le rapport à l’histoire personnelle, et qu’atteste par exemple le succès des pratiques généalogiques [2]. Le travail des historiens est souvent débordé par ce flot de vécus historiques, de discours et de silences sur l’histoire.
Conscient de l’enjeu qu’il y a à faire connaître, sans discours surplombant, les connaissances acquises et les résultats des enquêtes, nombre de chercheurs, chercheuses et spécialistes de la transmission se sont attaché.e.s ces dernières années à mobiliser d’autres formats et modes de narration [3]. Significativement cet effort ne prend pas la seule forme de la diffusion mais défend souvent la « participation » du public – un terme générique qui voile un certain flou et couvre un spectre allant de la mobilisation active dans le récit à l’implication dans la production même du raisonnement historien.
Cette situation semble particulièrement liée à ce début de XXIe siècle, dans le cadre notamment du développement des réseaux numériques. Pourtant cette attention et cette volonté de mise en disponibilité ne sont pas neuves. Sans remonter aux formes d’éducation populaire ou à la production, de mieux en mieux connue, de savoirs autonomes sur la société et la politique au sein des mondes ouvriers du XIXe siècle [4], on peut rappeler ici, pour s’en convaincre et élargir le champ d’observation, quelques grandes expériences - telle celle, moins suivie en France, du « History Workshop », dans le contexte britannique des années 1960-1970.
Démocratisation et co-production des savoirs : une histoire ancienne
Né en 1967 à Ruskin College, Oxford, ce courant, explicite l’historien Raphael Samuel, est « une tentative de créer, dans un cadre très limité, une pratique éducative alternative, pour encourager les étudiants de Ruskin – des travailleurs et des travailleuses, issus du mouvement ouvrier et syndical – à s’engager dans la recherche et à construire leur propre histoire afin de leur donner un point de vue critique indépendant dans leurs lectures [5]. » Bref, l’enjeu était de faire accéder ces hommes et ces femmes non seulement au savoir et aux méthodes historiens, mais aussi au statut de producteur d’histoire et d’acteur ou d’actrice critique. Le projet recouvrait aussi une dimension pédagogique. Contre les approches académiques trop abstraites, l’apprentissage passait par un retour aux sources, une activité de groupe et un fort investissement dans l’histoire locale ou celle du travail. Sur le plan scientifique, les enquêtes devaient s’enrichir des savoirs locaux de ces travailleurs et travailleuses, savoirs que les historiens professionnels peinent à saisir en raison de leur habitus scholastique : connaissance technique des dispositifs de production, modalités de la vie en atelier ou en usine, rites et sociabilités de la vie de banlieue… Faire l’histoire de son activité, de son lieu, de ses combats politiques devait permettre au non spécialiste de se l’approprier et d’y définir sa place sans porte-parole ou histoire officielle - bref, de gagner en autonomie. Ancrés à gauche, les ateliers entendaient aussi se mettre à l’unisson des mouvements sociaux de leur temps (grèves, luttes féministes, mai 1968). Le mouvement connut une croissance rapide, et des évolutions, dans les années 1980 : jeunes professionnels, ouvriers, archivistes, syndicalistes, enseignants, hommes ou femmes, contribuèrent aux ateliers ; les débats sur le socialisme s’enrichirent de ceux sur le féminisme et l’écologie ; et avec le développement de l’histoire culturelle s’accrut l’attention aux représentations sociales et aux patrimoines locaux. La démarche soutenait également des déplacements ambitieux de l’approche historienne : émergea une autre manière de faire de l’histoire, plus concrète, plus sensible au récit comme aux capacités d’action de ceux décrits après coup comme anonymes, opposant le point de vue « d’en bas » (from below) aux discours surplombants. S’il faut noter l’écart entre le mouvement culturel final et le projet de départ, cette expérience singulière – à laquelle s’intéressèrent un temps des historiens célèbres comme C. Hill, E.P Thompson et E. Hobsbawm – contribua au passage décisif dans les années 1980-1990, avec d’autres mouvements, d’une histoire centrée sur les structures sociales à une histoire plus dynamique, soucieuse de l’agentivité et de l’expériences des êtres qui allait s’imposer dans la décennie suivante.
Cette démarche, et notamment le souci de faire participer les « producteurs » de l’histoire à son écriture et à son renouvellement a été reprise ensuite dans l’Allemagne des années 1970-80 au sein d’un courant similaire appelé Geschichtswerkstätte. Lui aussi a connu le succès une décennie plus tard lorsque la génération d’après-guerre s’empara de la question du nazisme et s’attacha à retrouver les victimes à l’échelle des quartiers et des villages, puis à étudier les mille manières par lesquels hommes et femmes, ordinaires ou installés s’arrangèrent d’une manière pas toujours héroïque pour vivre au quotidien sous le Troisième Reich [6]. Là encore, ce courant a participé à l’émergence de nouveaux et importants espaces d’investigations comme « l’histoire du quotidien » ou l’histoire des femmes, ainsi qu’au façonnement de nouvelles méthodes telles que l’histoire orale [7].
Singuliers par leur ambition et leur cohérence, ces courants ne sont pas les seuls à promouvoir ce type d’expérimentation. Songeons, pour la sociologie, à l’implication des travailleurs sociaux et des réformateurs municipaux dans la définition des enquêtes de l’École de Chicago des années 1920-1930, ou, dans les années 1960-1980, au développement de la « recherche-action » proposé par Henri Desroches : elle invitait des praticiens à se lancer dans une enquête sociologique sur leur propre profession afin de produire un savoir distancié et renouvelé sur leur activité. Encore n’avons-nous qu’une vue parcellaire de l’importance, dans des domaines variés, des tentatives de ce type (psychanalyse, urbanisme, économie, médecine, art et théâtre) [8]. Plus ou moins bricolées et fragiles, elles hybrident sur le terrain, à destination des publics dits « populaires », savoirs, pratiques d’enquête, enseignement, visant, selon l’orientation retenue, réforme sociale, transformation radicale de la société, conquête de l’autonomie, formation citoyenne ou prise de distance vis-à-vis du monde environnant. Pour qui veut élargir le champ des destinataires de l’histoire et leur implication, il existe donc un ensemble de traditions qui invitent à aller plus loin. Il n’est pas sûr que des projets de ce type, tels l’History Workshop puissent être reproduits tels quels aujourd’hui, tant les questions seraient différentes (il faudrait sans doute inclure la question des non-humains) mais aussi en raison des mutations sociales : les mondes ouvriers, par exemple, ont été radicalement transformés depuis les années 1980. Non qu’ils aient disparus, loin de là. Mais avec l’émiettement du travail, l’hyperspécialisation, le renouvellement des situations subalternes autour des services, l’importance des périodes de chômage, les sociologues estiment qu’il vaut mieux parler désormais de « classes populaires », termes dont ils proposent des définitions renouvelées [9]. Des dispositifs permettent néanmoins d’accéder, de manière beaucoup plus modeste et, ici, ludique, à des expérimentations de ce type. C’est à l’une d’entre elles que j’ai eu la chance de participer entre 2020 et 2022, à Claveau, dans le quartier de Bacalan à Bordeaux.
Le Tuyau de Claveau (2018-2022) : un projet architectural, artistique, historique
Claveau est une cité-jardin bordelaise composée d’un peu plus de 500 logements construits dans les années 1950. Elle est située dans la partie nord du quartier industriel, portuaire et ouvrier de Bacalan. Suivant les principes du logement social, elle réunissait des familles d’ouvriers, d’employés municipaux et d’employés de la Régie du gaz. Outre sa forme de cité-jardin, une autre particularité est la présence, dans la longue durée, des mêmes familles - un ancrage qui entraîne un lien particulier à l’histoire du quartier, peut-être plus intime, en tout cas différent de celui à l’œuvre dans les espaces marqués par le turn-over de leurs habitants. Au début des années 2010, dans le cadre de la nouvelle structure « Bordeaux Métropole », l’office public de l’habitat Aquitanis a lancé un appel d’offre pour la réhabilitation complète du quartier, remporté par l’architecte Nicole Concordet. Cette dernière, proche de P. Bouchain, a développé au fil des chantiers une conception originale de sa fonction : ne pas chercher à transformer la vie des habitants par le haut ou par un changement radical du cadre matériel, mais respecter l’intensité des liens sociaux et des vécus qui constituent un espace urbain. Par des interventions bien ajustées, l’objectif est de « changer le regard, mettre en mouvement [10] ». Dans le cas de Claveau elle a proposé un projet défini comme « expérimental, à valeur sociale, économique et pédagogique. » L’idée était non seulement de réhabiliter les maisons, mais aussi de promouvoir la participation des habitants et de respecter la singularité des vies comme du quartier. En écho à nombre d’attentes contemporaines, le projet entendait inventer de manière plus collective un autre type d’espace urbain, qui retrouve et respecte le sens du lieu.
Au moment où le chantier s’achevait, afin de rendre visible et de maintenir dans le temps cette ambition initiale, s’est constitué un groupe d’habitants et de représentants des architectes. Il a fait appel au protocole dit des « Nouveaux Commanditaires ». Crée par l’artiste François Hers dans les années 1991, celui-ci entend inverser le principe de la commande publique pour renouveler le lien entre l’art contemporain et le public : le groupe d’habitant est le « commanditaire » de l’artiste ; celui-ci conserve toute sa liberté de création ; et la réalisation de l’œuvre est préservée le plus possible des intrusions verticales, économiques ou politiques.
Deux artistes suisses, spécialistes de la performance et des arts vivants, ont été retenus : Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre. À l’issue d’un premier séjour dans le quartier, ils ont été frappés par la persistance de mauvaises odeurs : les canalisations, vieillies, avaient échappé à l’entreprise de réhabilitation, et les remplacer coûtait trop cher. Ils ont donc imaginé un projet inattendu dit du « tuyau de Claveau » : mettre en œuvre une « procession du tuyau », qui aurait lieu chaque année, en invoquant sur le mode de l’humour et de la revendication impossible le « saint tuyau ». Composée des habitantes et habitants du quartier, elle devait proposer une forme conjuratoire au problème, créer un collectif, et ancrer dans le temps comme la pratique l’idée de partage et de « commun » souhaitée par l’entreprise de réhabilitation. L’œuvre contient plusieurs autres volets parallèles : la réalisation d’un documentaire (par le réalisateur Arnaud Lambert) ; la création d’une pâtisserie, le « tuyau de Claveau » (coordonnée par le chef Frederic Coiffé) ; et un volet historique [11]. C’est dans cette perspective que les deux artistes ont fait appel à moi.
Pour un historien du social, du politique et du sensible, le choix du tuyau était extrêmement stimulant : les canalisations sont ce qui lie souterrainement les maisons entre elles et avec leur environnement. En elles se croise le plus urbain (les infrastructures), le plus social (le quartier et les problèmes partagés) et le plus intime (les toilettes, la douche, le corps, le ressenti). Qui plus est, le côté banal et anecdotique du tuyau en faisait une clé d’entrée particulièrement efficace dans l’histoire du quartier. Notons que la production d’histoire, ici, prend place dans une réalisation architecturale et une performance artistique. Or l’œuvre d’art, pour reprendre une expression des artistes sur laquelle insiste aussi l’historienne et dramaturge F. Aït-Touati, donne une forme et un espace de sens ouvert. Elle rend possible un type de rencontre, de discussion et de créativité singulier, suscitant, poursuit F. Laplantine, « un questionnement critique et ludique » [12]. L’enquête historienne a pris place en son sein.
Évidemment rien n’a fonctionné comme prévu. L’incertitude faisait partie du projet, mais personne ne pouvait imaginer l’irruption du COVID-19. En bloquant la finalisation de l’œuvre, la pandémie a paradoxalement allongé le temps de l’enquête historique, qui a au fil des mois pris une place plus grande qu’envisagée. Après une série de cours publics que j’ai proposé dans le quartier (« l’odeur, la ville, le réseau » ; « Processions : une histoire » ; « "je suis Bacalanais". Qu’est-ce qu’une identité de quartier »), puis un atelier d’histoire partagée (« Et si le port de Bordeaux n’avait pas déménagé en aval dans les années 1970-1980 ? ») [13], s’est constitué un « groupe histoire » Organisé autour d’un noyau stable de 4-5 personnes, il était exclusivement composé de femmes, des habitantes du quartier intéressées par son histoire ou engagées dans son intense vie associative, mais aussi des membres de l’équipe d’architecte ou de l’office public de l’habitat [14]. Deux des logiques mentionnées plus haut étaient à l’œuvre : des habitantes (intervenant en tant que telles, plus que comme travailleuses, ce qu’elles sont ou ont été aussi) souhaitant resituer leurs souvenirs et leur expérience personnelle dans une histoire plus vaste ; et des praticiennes pris d’intérêt pour ce quartier et qui ont souhaité mieux saisir les enjeux de ce qui venait d’être fait. La représentativité du groupe était donc faible. Mais il a connu des extensions, durables ou ponctuelles comme lorsque les uns et les autres ont mobilisé leurs réseaux de connaissance dans le cadre de l’enquête. Il y eut ainsi une prise plus grande sur l’espace social du quartier.
Ce groupe est rapidement parti à la recherche de l’histoire des tuyaux, en même temps qu’à celle du quartier. La période d‘enquête s’étendait des années 1940, lorsque l’ancien domaine du château de Claveau était un camp allemand, jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs terrains ont été définis collectivement : la réalisation et l’entretien des tuyaux, la presse, la vie associative, la sociologie du quartier. Il y eut bien co-construction, de l’objet tout comme des savoirs historiques. Les membres du groupe se sont initiés à la recherche en histoire : séjour aux archives, croisement des sources, traitement et interprétation (mise en série de récits de presse, techniques d’enquête orale etc.) Et comme dans les expériences précédentes, toutes ont mobilisé en retour leurs savoirs et connaissances dans l’élaboration des résultats. La maîtrise par certaines du vocabulaire et des dispositifs techniques de l’architecture ou de l’urbanisme (organisation des commandes publiques, statut juridique des espaces, nature des infrastructures) a permis de saisir les enjeux du non-entretien des tuyaux. La familiarité avec la sociabilité locale et ses tensions, mais aussi la connaissance des lieux (disparus, comme la Cité Lumineuse, ou actuels) ont permis d’éviter maintes erreurs d’interprétation. La collecte des sources elle-même n’y a pas échappé : nous avons pu découvrir une formidable archive, les « archipels sonores », une collecte de mémoire sonore des habitants de Bacalan et de Claveau menée en 2006 par l’artiste Sandie Vendôme.
Une fois l’enquête achevée, ou jugée telle (les résultats devaient être disponible pour la première procession), un plan a été défini. Plusieurs groupes se sont constitués pour rédiger les textes, puis ces derniers ont été agencés de manière à exprimer la dimension chorale de l’ensemble. Le livre final s’organise autour d’un dialogue fictif entre deux habitantes du quartier, mené sur plusieurs périodes (1950-1970, 1970-2000, depuis 2000), qui permet de suivre l’histoire des tuyaux depuis les problèmes d’origine, jusqu’aux tensions administratives et financières, en passant par les enjeux socio-politiques ou les solutions envisagées mais non advenues… Chaque dialogue est entrecoupé de « plongées » qui abordent différents aspects historiques : imaginaire social d’un quartier ouvrier, intensité de la vie associative, évolution sociologique de la population. Et chaque ensemble, appelé « tronçons », s’achève par des extraits des entretiens menés ou des archipels sonores. Ils permettent, tout en faisant écho à d’autres aspects (les grèves et les luttes sociales, la vie festive l’école, la délinquance et les conflits de jeunes), une immersion dans la mémoire olfactive et auditive du quartier. Ce dernier point est essentiel, tant ces sens, on le sait, ont partie liée à la mémoire. À travers ces extraits, indices qui plus est de la pluralité des mémoires individuelles, réapparaît l’époque où la vie était rythmée par les sirènes des usines comme par les croassements des grenouilles. L’ouvrage, illustré, mis en forme par deux graphistes bordelais et édité dans une imprimerie du quartier, s’intitule « la longue histoire du tuyau de Claveau » [15].
On aurait tort de ne voir là, comme certains collègues ou acteurs du monde éditorial me l’ont dit par la suite, qu’une expérience amusante mais trop bricolée et locale pour faire sens au-delà du quartier. De telles expériences sont par définition hybrides, imparfaites – et sans doute est-ce cette imperfection qui, d’ailleurs, rend possible de telles rencontres. Apprendre à écouter ce « local » n’est pas vain. Mais rappelons que celui-ci prend place dans plusieurs grandes transformations de la société française : la mondialisation des échanges (qui explique le déplacement vers l’aval des terminaux qui composent le port de Bordeaux et la fermeture des bassins de Bacalan), la désindustrialisation et les politiques urbaines depuis les années 1970, les logiques de ségrégations spatiales ou l’affirmation d’un sentiment d’abandon … Si l’histoire du quartier comme de chaque habitante et habitant est singulière, elle rejoint aussi celle de ces petits quartiers de logements sociaux qui résistent plus ou moins à la dynamique de gentrification du quartier alentour, et celle, évoquée, de la transformation des mondes populaires français en ce début du XXIe siècle. Pour le dire autrement, ce cadre est représentatif d’une part essentielle de la population française (rappelons qu’aujourd’hui un actif sur deux est un employé ou un ouvrier). C’est là l’envers du « grand public cultivé », qui montre les problèmes que pose cette expression faussement anodine, et l’étroitesse, malgré l’adjectif, de son périmètre réel [16].
Puissances ordinaires de l’histoire
À quelle production d’histoire, toutefois, avons-nous affaire à l’issue de ce processus ? Là se loge une partie des questions que posent ces pratiques de co-production du savoir. En dépit de son format étrange, le livre est bien un livre d’histoire, qui croise sources, démarches, historiographie et sujets établis. En ébauchant la généalogie de la mauvaise réputation du quartier, il contribue à une histoire des imaginaires sociaux ; en discutant une forme d’habitude établie mais non acceptée aux odeurs, il participe d’une histoire sociale du sensible et une histoire sensible du social. Il propose aussi une micro-histoire des infrastructures urbaines et un aperçu sur l’histoire des migrations comme des processus contrastés d’accueil. Sans oublier l’histoire intime, à peine ébauchée, d’un quartier populaire qui malgré les difficultés de l’existence d’alors, conserve la nostalgie des fêtes, de la sociabilité et de la vie passée : la majorette est ainsi l’incontestable héroïne du quartier.
Mais les apports, pour l’historien, de cette expérience particulière ne s’arrêtent pas là. Ce dernier, d’abord, a l’opportunité de voir comment les producteurs d’histoire réagissent à leur propre histoire, et il se trouve aussi mis au contact de l’image, de la confiance ou de la méfiance que suscite son activité auprès de la population. Sociologues et ethnographes savent se positionner sur leur terrain, réagir aux détails comme aux perturbations introduites par la présence de l’observateur … Le chercheur en histoire y est moins habitué, or cette expérience est bien, comme le disent les premiers, productrice de connaissance. Au début, j’étais identifié comme « le Parisien », puis au fil des séjours, ma présence devenant plus habituelle, je suis devenu « l’historien », occupant une position particulière : celui-ci reste à l’extérieur du quartier en même temps qu’il a une prise sur ce que ce dernier a de plus interne, son histoire. S’est aussi exprimée une certitude, que le chercheur peut oublier parfois : le savoir historique, qu’il éveille des souvenirs agréables ou pénibles, doit être un savoir solide, appuyé sur des faits, source de confiance. De même qu’il y eut co-production des objets ou de l’écriture, ces attentes ont aussi orienté le résultat final. A quoi s’est ajouté un objet d’enquête inattendu : les modes de présences actuels du passé. L’historien est habitué à montrer comment les cultures temporelles et les régimes d’historicités évoluent dans le temps. Mais il s’agissait ici d’étudier un passé, celui des années 1950-1980, qui se trouvait désormais saisi dans un tout autre rapport au temps, dans lequel le régime d’historicité précédent et son idée de progrès est précisément mis à mal. J’avais donc deux terrains, celui des sources, et l’expérience du passé des habitants du quartier. Enfin, le changement de co-auteur et de public a imposé de déplacer la part d’implicite dans la discussion sur l’histoire, ou plus précisément de clarifier l’implicite des universitaires puis celui des habitantes et habitants. Un tel travail rappelle combien les recherches sont généralement « prises » dans un ensemble de sous-entendus et de discours tacites qui n’ont rien à voir avec l’intelligence des situations. Ce faisant l’expérience a autorisé une forme originale d’objectivation, invitant à la précision et à l’écoute.
Bien sûr, il n’y eut pas ici de déplacement méthodologique de l’ampleur de ceux présentés plus haut. D’une part le projet est plus modeste, et d’autre part il se nourrit précisément des apports alors mis en œuvre et qui composent désormais le bagage commun de l’historien : histoire par le bas, de l’ordinaire, des luttes locales, de l’intime et des sens, de la mémoire etc. Mais le livre a d’autres horizons : il est destiné aux habitantes et habitants. Il peut être intéressant ici de revenir sur le dispositif artistique dans la mesure où il a permis, sans que je m’en rende compte au départ, de trancher dans des enjeux contemporains, entre histoire, mémoire et territoire. Comme l’ont montré plusieurs travaux, l’opposition entre histoire et mémoire, forcée dans les années 1980, s’exprime depuis quelques années selon une appréhension moins binaire dans le champ scientifique comme le champ culturel [17]. En ce sens, le projet du tuyau de Claveau a rendu possible une forme originale d’hybridation, proposant une scène d’égalité où les échanges sont, non pas dépourvus d’incompréhensions, mais plus horizontaux. En raison peut-être de la durée de l’expérience et de son caractère à la fois festif et ludique, il a pu dessiner une intersection singulière entre l’histoire comme pratique savante, et, pour reprendre les termes d’Alban Bensa, l’histoire comme pratique sociale [18]. Mais si les membres du groupe histoire ont pu goûter au plaisir de l’archive, peut-on préciser l’intérêt, ou l’apport, pour les habitantes et habitants du quartier ?
Une réflexion sur les « capitales décapitées » de l’anthropologue Daniel Fabre, récemment disparu, apporte des éléments de réponse [19]. Dans ces anciens pôles industriels balayés par la désindustrialisation des années 1970 – comme Mazamet, capitale mondiale de la mégisserie aux XIXe-XXe siècle – les habitantes et habitants, dit-il, éprouvent un rapport bouleversé à l’histoire après cette immense mutation socio-économique et la béance intime qui en résulte. Des « panseurs de mémoire » émergent pour retisser les liens avec un passé récent mais disparu et « soigner la blessure de mémoire » : historiens qui racontent leur ville, photographes de l’âge d’or qui ont conservé leurs tirages, créateurs de musées, fabricants de mythes locaux…
Rétrospectivement, et cela peut expliquer l’intérêt exprimé par de nombreux habitants, le groupe histoire a procédé un tel travail, en faisant de l’histoire au sens plus scientifique du terme. Comme nous l’a dit un habitant, nous n’avons pas « retrouvé » ce passé, il était là. Mais ce travail de recherche lui a donné une consistance et une « réalité » particulière. Ce passé exhaussé, à chacun ensuite de s’en emparer : que ce soit pour se remémorer un monde disparu, faire resurgir un temps des fêtes et des luttes d’un quartier à la fois populaire, ouvrier et communiste, raviver des souvenirs personnels ou s’opposer au sentiment de mise à l’écart et d’abandon. Cela ne signifie pas que ce travail ait été sans efficacité. Dans le cadre de la gentrification, il correspond à ces formes d’adaptation menées par les populations locales auxquelles les géographes invitent, sans nier les rapports de force en présence, à faire une place [20]. Plus généralement, ce livre a me semble-t-il contribué à restituer un sens de la dignité, à expliquer une forme de fierté, éprouvée par de nombreux habitants et habitantes, d’être là : c’est un quartier qui a une histoire.
Une dernière précision s’impose, pour apprécier la portée actuelle de cette co-production. Cette expérimentation a pris place dans un contexte de développement continu des histoires locales. Celles-ci s’appuient sur des éléments bien établis : périodes (la préhistoire, le Moyen-Âge ou le XIXe siècle), type de médiations (la création d’évènements et de musées) et repères (la définition d’un haut lieu et/ou d’une unité temporelle, la défense d’une identité présentée comme homogène [21])… Or à l’issue de ce travail d’écriture, nous avons affaire à un passé accentué et ouvert, qui assume son caractère fragmenté, porte sur un tuyau de canalisation du second XXe siècle, se veut à la fois critique, rigoureux et ludique, et loin des définitions de groupe figées. On sait, et de plus en plus, combien le lien au passé est constitutif de la ville et de ses transformations [22]. Ainsi défini, ce filet d’histoire singulier ne contribue-t-il pas, à sa mesure, à la production d’espace dans le cadre de cette réhabilitation originale, et notamment, avec le reste du projet, à la forme particulière de « commun » qu’elle avait souhaité mettre en œuvre ou éveiller ?
À quoi sert l’histoire et, avec elle, les sciences sociales dans la Cité ? Cette question classique est désormais régulièrement mobilisée, sur fond de méfiance croissante du public comme des gouvernements [23]. Les pistes suggérées par les politiques ministérielles n’ont rien pour résoudre cette défiance. Imprégnée de visions du monde bureaucratisées et marchandes, l’utilité assignée par l’État consiste ici à préparer à un certain monde du travail, à fournir des « produits » et des « délivrables » valorisés par leur quantité plus que par leur qualité et à accroître la visibilité des entités dans les médias et réseaux sociaux.
La présente expérience rappelle au contraire une réalité simple. L’université a vocation à produire des savoirs et à les rendre disponibles pour la société, contribuant ainsi à les améliorer, et à accroître la réflexivité de cette dernière sur elle-même – une condition par ailleurs de sa survie en tant que démocratie. Ces savoirs dont divers, ils peuvent dénoncer les logiques de domination (politiques, économiques, sociales, raciale et sexuelles), combler des lacunes dans la connaissance factuelle, inviter à remettre en cause croyances et certitudes, à s’ouvrir à l’Autre ; ils peuvent aider à se situer dans un espace social en plein bouleversement, contribuer à clarifier les options d’un débat public latent… Tous participent bien de la capacité d’une société à se connaître, à débattre, à se remettre en cause, à interroger ses choix et à suggérer ses transformations possibles. Commentant les politiques éducatives à destination des populations noires américaines des années 1930, le sociologue W.E. Du Bois rappelait : « l’université ne doit jamais poursuivre qu’un seul objectif : permettre non de gagner son pain mais de connaître le sens et la fin de cette vie que nourrit le pain » (p. 84.). Ce constat pourrait paraître d’un autre temps. En réalité, il n’a jamais été aussi actuel : produire du sens, aider à se situer et à agir. C’est pour cela que l’histoire s’adresse à toutes et à tous.
Quentin Deluermoz, « L’histoire pour toutes et tous »,
La Vie des idées
, 27 janvier 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/L-histoire-pour-toutes-et-tous
Nota bene :
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[2] P. Marcilloux, « Les ego-archives : traces documentaires et recherche de soi », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2014, n° 1, p. 200-202.
[3] Quelques exemples : P. Artières, « Quand l’histoire nous traverse » ; S. Venayre (dir.), Histoire dessinée de la France, La Découverte/La revue dessinée (217-…) ; I. Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil, 2012 ; Nota Bene (chaîne you-tube) ; Rivenzi-Twitch ; P. Boucheron, « faire l’histoire par les objets », Arte, 2022 ; G. Mazeau, P. Susini, M. Boudier « Représenter la Révolution sur scène. Deux expériences entre histoire et fiction », Sociétés et représentations, 2017/1 ; Q. Deluermoz et P. Singaravélou, « Écrire ensemble l’histoire », Écrire l’histoire, 12 | 2013, 119-132.
[4] C. Christen, C. Fayolle, « Les écoles du peuple à l’ère des révolutions », Revue d’histoire du 19e siècle, 55, 2017 ; J. Rancière, Lanuitdesprolétaires : archives du rêve ouvrier, Fayard, 1981.
[5] R. Samuel, "On the Methods of History Workshop : A reply”, History Workshop Journal, 8 (1980), p. 162-176 ; et R. Samuel (ed.), History Workshop. A Collectanea 1967-1991. Oxford : History Workshop, 1991.
[6] A. Lüdtke, « Coming to terms with the past : Illusions of Remembering, Ways of Forgetting Nazism in West Germany », Journal of Modern History, 65, p. 542-572.
[7] Cf. le rappel proposé dans C. Ingrao, « la citadelle et l’isolat », in Le soleil noir du paroxysme : nazisme, violence de guerre, temps présent, Odile Jacob, 2021.
[8] M.-A. Dujarier, « La recherche-action, un moyen de penser et de transformer ses pratiques » in M.-A Dujarier (dir.), Travailleurs sociaux en recherche-action. Éducation, insertion, coopération, L’Harmattan. 2010, p. 17-43 ; sur ces autres expériences, par exemple : F. Gabarron-Garcia, Histoire populaire de la psychanalyse, La Fabrique, 2021 ; F. Aït-Touati, J.-M. Frodon, B. Latour, D. Ricci, Puissances de l’enquête : L’École des Arts politiques. Les Liens qui libèrent, 2022 ; S. Lewandowski, A. Molina Valdivia, « Le théâtre forum en recherche-action participative : au service du pluralisme épistémologique ? Corps, émotions, savoirs », Participations, vol. 32, no. 1, 2022, p. 155-181.
[9] Y. Siblot, M. Cartier, I. Coutant, O. Masclet et N. Renahy, Sociologie desclasses populairescontemporaines, A. Colin, 2015.
[10] Entretien de N. Concordet avec le réalisateur A. Lambert, 2 juillet 2022.
[12] F. Laplantine, Cheminements. Voies anthropologiques et voies artistiques de la connaissance, Louvain-la-Neuve, Academia, 2021.
[13] En juillet et septembre 2019 pour les cours ; en octobre 2019, avec l’historien P. Singaravélou, pour l’atelier. Tous ont eu lieu à la Base Vie de Claveau.
[14] Il s’agit de Stéphanie Beautrait, Louise Cortella, Aurélie Hervouet, Kathryn Larcher, Maryse Auzière.
[15] P. Roussel, « un bon « tuyau de Claveau » pour redonner goût à cette cité-jardin de Bordeaux », Rue89Bordeaux, 01/07/2022 ; D. Lehm « Bordeaux-Bacalan. L’insolite procession de la Cité de Claveau pour retisser le lien social », Sud-Ouest, 03/07/2022.
[16] Sur ces idées reçues O. Masclet, S. Misset, T. Poullaouec (dir.), La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Paris, Éditions Le Cavalier bleu, 2019.
[17] Voir par exemple les propositions de S. Ledoux, « La mémoire, mauvais objet de l’historien ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 133, no. 1, 2017, pp. 113-128 ; et de S. Gensburger, S. Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2017. Merci à Caroline Fayolle de m’avoir orienté sur ces questions.
[18] A. Bensa, « Fièvres d’histoire dans la France contemporaine », in A. Bensa, D. Fabre (éd.). Une histoire à soi. Figurations du passé et localités, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 1-12.
[19] D. Fabre, « Les capitales décapitées », Ethnologie française, vol. 46, no. 4, 2016, p. 635-644.
[20] M. Chabrol, A. Collet, M. Giroud, L. Launay, M. Rousseau, H. Ter Minassian, Gentrifications, Paris, Amsterdam éditions, 2016.
[21] Sur ces dispositifs, et les mutations du rapport au passé qu’il révèlent, A. Bensa, « Fièvres d’histoire… »
[22] Sur ce chantier, qui s’appuie notamment une relecture des travaux de M. Halbwachs (La mémoire collective. Paris, P.U.F., 1950), voir G. Busquet, A. Diaconu, « Mémoires collectives et production des territoires urbains », Cahiers de géographie du Québec, vol. 63, n° 178, avril 2019.
[23] Une analyse des raisons de cette méfiance dans C. Charle, « Sciences sociales et société, histoire d’un malentendu », Actes de la recherche en sciences sociales, » 2022/3-4 (N° 243-244), p. 36-45.