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Recension International

L’extractivisme en récits

À propos de : Anna Lowenhaupt Tsing, Friction : délires et faux-semblants de la globalité, La Découverte


par Émilie Letouzey , le 14 juillet 2021


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Pourquoi le capitalisme est-il si chaotique ? demande Anna Tsing depuis les montagnes de Bornéo saccagées par l’exploitation. Aborder les connexions globales et les idéaux universalistes comme de puissantes mises en récit permet de comprendre et de résister.

Comment raconter quand dénoncer ne suffit pas ?

Friction est situé chez les Meratus Dayak, habitants des montagnes Meratus au Sud-est de la partie indonésienne de l’île de Bornéo. Anna Tsing, qui travaille auprès d’eux depuis la fin des années 1970, leur avait déjà consacré un ouvrage en 1993, In the realm of the diamond queen. [1] Friction, initialement publié en 2004 et couvrant une période de plus de vingt années, vient régulièrement s’entremêler avec ce premier livre. Le thème en est cependant différent : alors que In the realm of the diamond queen portait sur le rôle de la création dans la marginalité comme condition des Meratus, c’est la destruction et la précarité comme condition désormais partagée avec l’environnement qui sont au cœur de Friction. Entre les deux livres, l’improbable est arrivé avec la chute du régime autoritaire de Suharto en 1998, au terme de plus de trente ans d’« Ordre Nouveau ». Dans les montagnes Meratus, la fin du régime a bouleversé la vie des habitants d’une manière inattendue puisqu’elle a donné lieu à une accélération brutale de l’extractivisme des ressources de la forêt. Avec l’arrivée des industriels et de leurs relais, l’irruption des circuits globalisés dans les terres meratus s’est ajoutée à celle, déjà compliquée, de la nation Indonésie. Que s’est-il passé ? C’est là le point de départ de Friction.

Quant au propos, il se prête difficilement au résumé. Les lectrices et lecteurs du Champignon de la fin du monde (2017) reconnaîtront la construction iconoclaste et de nombreux motifs familiers ; cependant Friction ne décrit pas tant les « ruines du capitalisme » que ses ravages en train de se produire. Le projet que déploie Anna Tsing dans Friction est à la fois méthodologique et politique. Dénoncer le capitalisme ne suffit pas : il est nécessaire de mesurer son emprise jusque dans la production des connaissances et des histoires, puis de s’armer d’outils et de concepts pragmatiques pour dire et contrer sa violence. Parmi les multiples manières dont on peut aborder cet ouvrage foisonnant, je retiendrai donc celle-ci : Friction est un grand livre sur la mise en récit, au sens d’abord de raconter ce que l’on a vu et appris, au sens ensuite de débusquer les récits à l’œuvre dans les idéaux et promesses universalistes, de la science au développement en passant par l’enrichissement économique. Trois exemples de propositions développées par Anna Tsing – déranger les récits dominants ; raconter les frictions politiques ; recueillir les histoires multi-espèces – permettent ainsi de restituer en partie la teneur de Friction.

« Déranger les récits dominants de la globalisation »

« Que faire lorsque l’on débarque dans un lieu où les conditions de vie sont tellement dégradées par l’explosion de l’extraction des ressources qu’il devient difficile de raconter quoi que ce soit d’autre ? Quelles histoires faire sortir de cet espace calciné ? », demande Nastassja Martin dans la préface qu’elle a écrite pour l’édition française de Friction (p. 9). Résolument ancré dans la « zone-frontière » (chap. 1) de l’extraction, l’ensemble du récit décortique les connexions globales qui l’alimentent ou la contestent : les chaînes matérielles et logistiques via lesquelles les ressources naturelles sont aspirées hors d’Indonésie (formées par les compagnies nationales héritées du régime de Suharto ou des conglomérats japonais) l’alimentent, constituant des vecteurs d’impérialisme ; les idéaux internationalistes de la protection de l’environnement ou du tiers-mondisme (l’héritage de la conférence de Bandung en 1955 qui rassemblait en Indonésie vingt-neuf États d’Afrique et d’Asie) la contestent, devenant des occasions d’empowerment. C’est l’un des points forts du livre que de montrer les intrications multiples entre ces processus matériels et ces grands récits.

Anna Tsing raconte l’extraction en écrivant « comme un cheveu dans la farine », selon la curieuse injonction qui lui est faite par l’un de ses interlocuteurs meratus. Il s’agit, explique-t-elle, d’écrire de manière à « déranger les récits dominants de la globalisation » (p. 430), afin de combattre d’autres mises en récit triomphantes. Celles, notamment, de la « découverte » des ressources naturelles de la forêt, présentée dans les médias comme une aventure alors qu’elle annonce un vol à grande échelle commis dans la violence. L’exemple du projet Bre-X, du nom de cette entreprise canadienne qui suscita une fièvre spéculative autour d’une supposée profusion d’or à Bornéo, est ainsi une épopée avant de devenir un drame. Lorsqu’Anna Tsing analyse cet épisode en termes de « sortilège » (p. 113) ou de « magie de la finance » (p. 114), on croit voir l’écho d’un livre dont les auteurs sont justement les deux traducteurs de Friction, Isabelle Stengers et Philippe Pignarre : La sorcellerie capitaliste (2005). Presque concomitants, les deux ouvrages ont en commun de partir d’un événement ayant ouvert une brèche dans le règne absolu d’un capitalisme dévastateur qui s’affirmait comme la seule voie possible : le contre-sommet de Seattle en 1999 pour La sorcellerie capitaliste, la contestation d’un projet de foresterie en 1986 pour Friction.

Les frictions politiques derrière les idéaux universels

C’est cette contestation de 1986 qui constitue l’épisode central du livre. Mobilisation historique et victorieuse contre un projet d’exploitation forestière au milieu des montagnes Meratus, elle fut conduite par une coalition hétéroclite d’habitants meratus, d’amoureux de la nature (nature lovers) pour la plupart étudiants et d’environnementalistes urbains œuvrant dans des ONG. Qu’est-ce qui a rendu possible cette victoire, sous un régime où la répression empêchait a priori toute mobilisation ? Enquêtant huit années après les faits, Anna Tsing comprend avec le recul que l’environnement était l’unique motif de contestation possible sous l’Ordre Nouveau. Plus surprenant, elle découvre que la mobilisation a réussi en dépit du fait que les groupes de la coalition ne se sont jamais accordés sur l’objet même de leur lutte, à savoir la forêt – habitat et subsistance pour les uns, nature à aimer ou sauvage à sauver pour les autres. Mieux, ce sont précisément ces malentendus qui auraient permis la victoire. Outre la leçon de stratégie politique qu’en tire Anna Tsing (« La différence au sein d’une cause commune : peut-être est-ce là quelque chose de plus important que nous ne le pensons habituellement », p. 393), ces conceptions fondamentalement divergentes de la nature font l’objet des développements les plus conséquents du livre. Comme à rebours d’une recherche de dépassement de l’opposition nature-culture – le fameux « par-delà » de Par-delà nature et culture de Philippe Descola (2005) –, Anna Tsing s’attache à déceler les malentendus contenus dans les frictions entre des visions de la forêt comme lieu de déploiement de la culture et des visions de la nature à prétention universaliste. Classification botanique, sciences du climat ou accords internationaux de foresterie apparaissent alors comme des grands récits de notre temps.

Quinze ans après cet épisode de 1986, à l’approche de l’an 2000, il n’est plus question de mobilisation. La destruction bat son plein. Bois, charbon, métaux, marbre, nids d’hirondelles, rayons d’abeilles, tout est débité et s’écoule hors de la montagne par les routes défoncées, de manière légale et illégale. À mesure que l’exploitation s’intensifie, des collectes de subsistance jadis attentives à la perpétuation des ressources se transforment en pratiques destructives (p. 297). Les promesses de richesse – encore un autre type de récit, mêlant données chiffrées et légendes médiatisées – entraînent des migrants javanais, des personnages politiques, des industriels étrangers… mais aussi des Meratus. En effet, certains habitants de cette forêt jusque-là commune en viennent à s’approprier et à vendre des terrains avant que d’autres ne le fassent à leur place. L’ethnologue est dépitée : comment des gens peuvent-ils prendre part à la destruction de leur propre milieu de vie (p. 72) ?

Les histoires multi-espèces comme autant de récits de résistance

Parce qu’elle disparaît à vue d’œil, il est urgent d’apprécier la diversité extraordinaire de la forêt. Un jour de 1999, Anna Tsing et son amie la charismatique Uma Adang, entreprennent donc de dresser la liste de toutes les formes de vie – au sens d’« êtres vivants » – connues des Meratus. Comme pour chasser sa colère (« Mieux aurait valu que tu m’apportes une bombe », p. 59) et son amertume (« Il n’y a plus de culture ici » p. 99), Uma Adang déclame avec exaltation, des jours durant. Bêtes, légumes, arbres, êtres des eaux, champignons sont nommés avec leur catégorie, leur caractère saillant, leur usage. Anna Tsing consigne et compte : près de mille items, chacun suscitant des anecdotes et des histoires faisant office de récits de résistance. Le sauvage et le domestique sont réappropriés, par plaisir esthétique et par nécessité d’avoir à nouveau prise sur le monde multi-spécifique (multispecies) qui est celui des Meratus (p. 279). Cette « ethnobiologie meratus » (p. 264) est (partiellement) restituée dans les marges du texte, clin d’œil irrévérencieux aux codes des ethnosciences – champ de l’anthropologie dont beaucoup de textes majeurs portent justement sur des groupes restreints des forêts d’Asie du Sud-est (Conklin 1954, Ellen 1993).

Une autre manière de célébrer la diversité des formes de vie est l’horticulture, que les Meratus pratiquent en essarts sur brûlis (swiddens) itinérants – un mode de subsistance répandu en Indonésie, bien que non seulement décrié, mais interdit. Ce que décrit Anna Tsing se situe pourtant à l’opposé de l’image de destruction associée à cette pratique. Si la forêt tropicale est le lieu de la diversité naturelle par excellence, les essarts se caractérisent par une biodiversité culturelle exubérante, familière et intime – « Qui ferait pousser une seule variété de bananes (…) quand plus de trente variétés s’invitent ? » (p. 268). Aux jardins et vergers s’ajoutent les plantations de rotin et les anciens jardins dans lesquels les Meratus vont puiser des fruits ou de quoi faire des outils et des produits de beauté. Là encore, les récits abondent. D’autant que, comme souvent chez les peuples horticulteurs, les anciens jardins sont les supports de la mémoire individuelle et collective, permettant des « biographies de brûlis » (p. 321) : parce qu’ils sont itinérants, on peut se référer aux événements du passé en fonction de la configuration des essarts à telle époque.

Une telle diversité devrait en principe décourager les entreprises forestières, pour lesquelles ces formes de vie sont avant tout un obstacle technique, un rebut (waste) encombrant autour des arbres à débiter (p. 46-49). La perspective de transformer les forêts en plantations précipite au contraire leur destruction.

Dans Friction, Anna Tsing décrit les emboîtements entre récits individuels, roman national et rêves universalistes (« prospérité », « connaissance » et « liberté », qui donnent leur nom aux trois parties de l’ouvrage), passant du storytelling à la théorie de manière facétieuse et parfois déconcertante. Il est notable que plusieurs des concepts qu’elle mobilise font entrer en résonnance la forme du texte et le propos de l’analyse avec des caractères très concrets du terrain de l’enquête. C’est par exemple le cas des « fossés » (gap) qu’Anna Tsing propose d’investir tout au long du chapitre 5, qui désignent abstraitement des « zones d’illisibilité » ou d’« invisibilité » entre les catégories de pensée (p. 278), en même temps que des paysages très concrets habités par les Meratus « dans le fossé entre cultivé et sauvage » (p. 285). C’est également le cas des concepts de « patch » et d’« échelle » (scale), qui sont par la suite devenus essentiels dans la critique des logiques capitalistes développée par l’autrice. L’écriture en patchs voire en patchwork répond aux « patchs de diversité » que constituent les essarts dans la forêt – il est d’ailleurs question de « forêt patchwork » (p. 182) ou de « patchs de forêt plus jeune » (p. 281). À cette logique de la forêt-patch s’oppose la logique de la plantation (de palmiers ou d’acacias), avec sa discipline modulaire, son uniformisation et ses échelles (scales). La définition de la notion d’échelle peut sembler imprécise au regard de ce qu’Anna Tsing a plus tard appelé la scalability, qui désigne le fait de se prêter au changement d’échelle et à la transposition sans changer de forme, et dont les projets capitalistes ont fait un principe cardinal de la gestion du monde vivant (Tsing 2012). D’autres concepts sont ainsi esquissés ou distillés ou fil du texte, exigeant une lecture pour le moins active.

Aussi généreux qu’exigeant, Friction est une contribution majeure à l’anthropologie contemporaine et à l’élaboration d’un environnementalisme non-impérialiste.

Anna Lowenhaupt Tsing, Friction : délires et faux-semblants de la globalité, Paris, La Découverte, 2020. Traduction de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers ; préface de Nastassja Martin. 420 p., 24 €.

par Émilie Letouzey, le 14 juillet 2021

Aller plus loin

Bibliographie

• Harold C. Conklin, Hanunóo agriculture : a report on an integral system of shifting cultivation in the Philippines, Northford, Elliot’s Books, 1975 [1957].
• Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
• Roy Ellen, The cultural relations of classification : an analysis of Nuaulu animal categories from Central Seram, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
• Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste : pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.
• Anna L. Tsing, « On nonscalability : the living world is not amenable to precision-nested scales », Common Knowledge, vol. 18, n° 3, 2012, p. 505 524.
• Anna L. Tsing, In the realm of the diamond queen : marginality in an out-of-the-way place, Princeton, Princeton University Press, 1993.
• Anna L. Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017. Traduction de Philippe Pignarre.
• À lire ou à écouter : « Reflections on the plantationocene : a conversation with Donna Haraway and Anna Tsing », by Gregg Mitman

Pour citer cet article :

Émilie Letouzey, « L’extractivisme en récits », La Vie des idées , 14 juillet 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/L-extractivisme-en-recits

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Notes

[1Dans In the realm of the diamond queen (1993, non traduit), Anna Tsing restituait la vie quotidienne des Meratus Dayak comme se déployant dans les marges géographiques et socioculturelles de la nation Indonésie. Mêlant descriptions classiques, théorie et poésie, elle y décrivait les rapports au corps et à la santé ; les mariages, drames et deuils ; les pérégrinations dans la région et les relations avec les voisins banjar ; le rôle des shamans et la possession par les esprits ; les récits transgressifs de femmes, dont ceux de la charismatique Uma Adang.

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