Professeur d’histoire au prestigieux Institute for Advanced Study de Princeton, Jonathan Israël est bien connu des historiens dix-huitiémistes pour ses travaux sur les Lumières radicales [1]. Depuis 2001, en effet, il mène un vaste projet, incluant l’ensemble de l’Europe, et parfois même un plus large territoire, où il revalorise l’influence de Spinoza et du cercle spinoziste sur les intellectuels du XVIIIe siècle, et, en particulier, sur les matérialistes français. Il déplace donc l’objectif vers les Provinces-Unies, d’où est originaire le philosophe.
La démarche n’est pourtant pas si nouvelle. En 1981, Margaret Jacob s’était déjà penchée sur ce petit pays et sur ce qu’elle aussi appelle les Lumières radicales. Mais, contrairement à Israël, elle incluait aussi la franc-maçonnerie, Newton et les Lumières britanniques et européennes dans le cercle des avant-gardes et accordait une grande attention au contexte social et politique [2], ce qui n’est pas le cas d’Israël. Seules le passionnent les idées. Et c’est sur ce point que se concentrent les critiques diverses, qui raniment par ailleurs un débat plus ancien : les idées provoquent-elles à elles seules des révolutions ? Et, plus précisément, les idées sont-elles à l’origine de la Révolution française ? On se souvient du livre de Roger Chartier – Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, 1990 – qui, à l’instar de Michel Foucault, interrogeait « la chimère de l’origine », laquelle implique un tri parmi tant d’origines supposées et mène à une reconstruction rétrospective qui donne une unité à des pensées hétérogènes et discontinues (p. 13).
Une avant-garde de démocrates modérés ?
Commençons par préciser ce qu’entend l’auteur par radicalisme. Serait radical le monisme philosophique démocratique ou, en d’autres termes, une philosophie morale séculière, fondée sur l’égalité. Ce qui exclut du panthéon tous ceux qui croient encore en Dieu, en dépit de leur radicalisme. Les héritiers de Spinoza sont donc La Mettrie, mais surtout Diderot, Helvétius et d’Holbach. Selon l’auteur, ce sont eux les véritables ancêtres des républicains démocrates. Qu’importe que d’Holbach ait été royaliste – et Rousseau républicain ! Mirabeau, Sieyès, Brissot et Condorcet poursuivraient sur la lancée de ces nouveaux pères fondateurs. Ce sont eux les républicains de gauche, qui vont orienter la Révolution française sur une voie radicale.
La thèse de ce livre gros de 930 pages est que, contrairement à ce qu’affirment les historiens qui, tous sans exception, auraient fait une lecture erronée de la Révolution française, celle-ci s’est inspirée des héritiers de Spinoza et de son cercle (ce qui n’est pas tout à fait la même chose) et qu’elle a été dès les débuts entre les mains de « républicains démocrates », qui constituent une avant-garde révolutionnaire républicaine, laquelle aurait pu mener l’événement à son terme. Contre ces républicains démocrates se sont dressés deux autres camps : les modérés, proches de l’Angleterre et de Montesquieu, et ceux qu’Israël nomme les « populistes autoritaires », également qualifiés de « protofascistes », sous la coupe de Rousseau. Au lieu des deux partis traditionnels, Israël en défend donc l’existence de trois, chacun placé sous un étendard spécifique : Spinoza, Montesquieu et Rousseau. Et surtout, là où les historiens de la Révolution attribuaient à la seule Montagne l’initiative des mesures démocratiques, Israël situe cette initiative chez ceux qu’il appelle les républicains démocrates.
Mais qu’est-ce au juste que le républicanisme ? Diderot, Helvétius et d’Holbach étaient-ils républicains à une époque où c’était encore inconcevable ? Mirabeau et Sieyès l’étaient-ils aussi, et ce, dès 1789 ? Qui plus est, à supposer qu’ils aient été républicains, étaient-ils pour autant démocrates ? Après tout, on peut fort bien être républicain sans être démocrate. Les rares républiques du XVIIIe siècle – devenues progressivement oligarchiques – en disent long à ce sujet. Cette avant-garde démocrate méprise en effet la « multitude », son ignorance, ses superstitions. Pour elle prime la raison éclairée, et non la vertu et la volonté populaire que prônent Marat et Robespierre.
Une fois posées les prémisses de son argumentation dans l’introduction, le récit peut commencer. Il esquisse tout d’abord le déroulement des événements de 1788-1790, pour ensuite se focaliser sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la démocratie en marche, défendue par les radicaux que sont, à ses yeux, Mirabeau, Brissot, Sieyès, Condorcet, voire Desmoulins. En passant, Israël rejette tous ceux qui depuis Grotius ont pensé les droits naturels de l’homme, pour privilégier les droits fondés en raison. Puis viennent les chapitres sur l’échec de la monarchie constitutionnelle ; la guerre contre l’Église ; et les dissensions entre factions de l’été 1792. Tout cela est prétexte à célébrer les Girondins – qui ne le sont pas encore mais vont le devenir au cours des querelles partisanes – au détriment des « populistes » que seraient plus spécifiquement Robespierre et Marat. Seuls les Girondins auraient suivi la route tracée par Diderot, Helvétius et d’Holbach. De là l’attention qu’ils portent à l’éducation et à l’instruction publique, hautement préférables aux interventions directes du peuple, prônées par les prétendus populistes, bien que ce soient ces derniers qui ont effectivement ouvert les premières écoles primaires, laïques et gratuites. L’esclavage est un autre thème qui permet à l’auteur de valoriser ses héros brissotins, de rappeler le rôle joué par Brissot et ses proches dans la Société des Amis des Noirs. Dans ce chapitre, Israël anticipe l’abolition de l’esclavage qui, on le sait, ne fut décrétée qu’en février 1794 par la Convention montagnarde.
Mais l’auteur ne parle jamais des violentes attaques que lancent les Girondins contre leurs adversaires. La violence serait tout entière le fait des « populistes autoritaires ». Or, à mieux examiner les sources et les archives, ce sont bel et bien les Girondins qui les premiers ont tenté de disqualifier l’Incorruptible au moment des discussions sur la guerre [3]. De même, les prétendus populistes ne sont certainement pas les initiateurs de la répression contre les ennemis de la Révolution [4]. La lecture d’Israël est biaisée par ses parti-pris, si bien que le cours de la Révolution française en devient incompréhensible.
Les Jacobins diabolisés
Lesdits « populistes » sont en fin de compte réduits au statut de monstrueux criminels. C’est bien explicitement de monstre qu’Israël parle quand il évoque Robespierre, en dépit des travaux récents [5]. C’est que l’Incorruptible a commis l’erreur fatale de critiquer ses philosophes favoris, d’encenser Rousseau et la vertu, et de célébrer l’Être Suprême. Or les républicains radicaux, héritiers de Diderot et loués par Israël, seraient nécessairement athées, n’en déplaise à l’abbé Fauchet ou à l’abbé Grégoire et à bien d’autres patriotes catholiques, protestants, déistes ou théistes, qui n’ont rien de modéré. Mais même Desmoulins, dont il fait un double de Brissot, n’est pas aussi athée que l’auteur ne le voudrait. Dans la dernière lettre à sa femme Lucile, ne s’en remet-il pas à Dieu ? Pis, Desmoulins, le républicain démocrate est le premier à avoir attaqué Brissot et ses amis dans deux écrits virulents – qu’il regretta certes par la suite, mais qui servirent à étayer leur mise en accusation.
Pour motiver son propos, Israël invoque régulièrement les écrits des contemporains, à savoir ceux des ennemis de l’Incorruptible. Jamais il ne s’interroge sur la sincérité et la véracité de ces témoignages partisans. La preuve la plus flagrante, selon lui, de la monstruosité du chef des Jacobins, c’est que les révolutionnaires étrangers, de séjour à Paris, le détestent et sont bien plus proches du cercle girondin. Il est vrai que Robespierre n’a jamais tenté de séduire l’élite patriote anglo-américaine qui évoluait dans les salons de La Fayette, de Madame de Condorcet ou de Madame Roland. Il est vrai aussi qu’il se méfiait des patriotes étrangers. Il est vrai encore que les Girondins étaient plus cosmopolites que les Jacobins. Mais nombre d’étrangers n’en ont pas moins été impliqués dans les cercles « populistes » [6]. Que dire par ailleurs du long discours de Robespierre sur l’amitié entre les peuples libres – les Suisses et les Américains ? Son cosmopolitisme se lit également dans son projet de fêtes révolutionnaires où la première d’entre elles est consacrée à l’humanité – et non à la France [7].
Ce qu’Israël reproche encore aux « populistes autoritaires », c’est de ne pas avoir été ouverts aux influences anglo-américaines. Pourtant, dès les premières pages du livre, c’est lui-même qui minimise l’apport anglo-américain à la Révolution française et discrédite la constitution états-unienne, trop modérée à son goût. L’Amérique, en effet, aurait été insensible aux sirènes matérialistes et, demeurée trop proche de l’Angleterre, elle aurait raté sa révolution. Israël regrette de n’y découvrir que des modérés, à l’exception de Jefferson et de Paine. Jefferson était-il pour autant un spinoziste ? N’était-il pas plutôt influencé par les Lumières écossaises, qui ont eu un vaste écho aux États-Unis ? Israël ne nous le dit pas et minore autant que faire se peut l’apport des Lumières britanniques sur l’esprit révolutionnaire. Le fait est que la Révolution américaine a été démocrate entre 1772 et 1787 et qu’elle a effectué ensuite un virage « thermidorien », avant de revenir à la démocratie en 1800, avec l’élection de Jefferson. Aurait-elle opéré ce tournant si elle n’avait pas elle aussi connu un courant radical, dont témoignent du reste les manifestations populaires, les journaux démocrates et, last but not least, l’existence de sociétés républicaines démocrates dans les années 1790-1800 ?
Le chapitre consacré à la « Terreur » est tout entier dédié aux exécutions et arrestations qui se multiplient entre 1793 et 1794. L’auteur se focalise sur la mise en détention des intellectuels – Volney, Garat, Destutt de Tracy, etc., mais ignore sciemment tout ce qui pourrait motiver une telle politique. Et, surtout, il n’accorde aucune attention aux réalisations civiles, politiques, économiques et sociales qui ponctuent ces quelques mois. Rien sur les décrets de Ventôse en faveur des pauvres, proposés par Saint-Just. Rien sur les discussions relatives à l’instruction publique et sur le projet de Bouquier accepté par la Convention, qui mène à la création effective de 6 830 écoles primaires et à celle des écoles spécialisées. Tout au plus, un fragment sur la politique artistique et monumentale de l’an II, dénigrée à loisir. Pourtant, les concours de l’an II prévoyaient bien plus que quelques monuments : des manuels scolaires ; des poèmes, des chants et des musiques républicaines ; des bâtiments publics ; une architecture rurale ; des tableaux républicains ; un concours pour la restauration des œuvres d’art, etc. (Décrets des 5 au 28 floréal an II.)
Le chapitre qui traite de l’après-Thermidor et celui sur le Directoire sont éloquents à ce sujet : on y voit les Girondins survivants revenir au pouvoir et « relancer » la politique républicaine démocratique qu’ils n’avaient pu mettre en œuvre en 1793. Ils ne reprennent pourtant pas le chef d’œuvre constitutionnel de Condorcet, traité par Israël avec emphase [8], mais créent une constitution tout à fait nouvelle, qui doit garantir la République des désordres populaires. Ce faisant, ils se réfèrent explicitement aux États-Unis et à John Adams [9], qui, on le sait, avait une vision plutôt aristocratique du républicanisme. Tom Paine, réchappé de la Terreur, est le seul des sympathisants girondins à émettre de sévères critiques sur le caractère peu démocratique du texte nouveau.
Curieusement, cette avant-garde républicaine va anéantir quelques années plus tard son propre ouvrage, en soutenant le coup d’État préparé par Sieyès et capté tout aussitôt par Bonaparte. La Révolution « manquée » – titre du dernier chapitre – l’est donc par la grâce de ceux que l’auteur n’a cessé d’encenser tout au long du livre : Sieyès ; les Girondins et les Idéologues. Israël oublie naturellement de noter que l’ambition de Sieyès, de Daunou et compagnie, c’est bel et bien de renforcer le pouvoir exécutif, et non de favoriser la liberté et l’égalité.
Spinoza plutôt que Rousseau ?
La Révolution française que nous décrit ici Jonathan Israël ne ressemble en rien à celle des historiens français, ni même à celle de leurs homologues anglo-américains. Les seuls véritables révolutionnaires seraient les Brissotins ou Girondins, ainsi qu’on les nomme aujourd’hui. Ces derniers ont longtemps été décriés, voire discriminés dans le récit consacré. Israël leur restitue une place de choix au détriment des Montagnards, réduits au statut de « proto-fascistes » et incarnés par Robespierre et Marat. La Trinité révolutionnaire est réduite à un simple duo, Danton n’y étant plus inclus. Le cas de Danton pose du reste problème à l’auteur, qui le décrit tantôt comme un républicain radical, tantôt comme un « populiste ». Qu’il se soit vendu au roi n’est pas mentionné ; de même qu’est passée sous silence sa corruption certaine.
Face aux trois factions révolutionnaires qui se disputent le pouvoir nouveau, la contre-Révolution dont Israël reconnaît pourtant l’existence et les machinations n’est pas vraiment prise en compte, si ce n’est que l’auteur se fonde sur les écrits de ses journalistes pour confirmer ses propres propos. À l’en croire, les réactionnaires ou conservateurs auraient compris les premiers ce que son opus cherche à prouver : à savoir que c’est la philosophie qui a mené à la Révolution. Mieux : la philosophie héritée du spinozisme aurait apporté une réponse idéologique ou intellectuelle au contexte proprement révolutionnaire (précision de la postface à la version française). Il n’est pourtant pas sûr que les réactionnaires en question aient explicitement nommé le trio Diderot, Helvétius et d’Holbach. Le plus souvent, ils invectivent la philosophie sans viser des auteurs spécifiques, ou bien ils citent Voltaire, Rousseau et les Encyclopédistes en général. Ils incriminent tout autant les économistes [10] ; ou bien Necker et Loménie de Brienne et leurs décisions malencontreuses [11]. Et de fait, toute la démonstration d’Israël consiste à survaloriser l’influence du trio matérialiste – alors que leurs œuvres ne sont pas encore toutes publiées, puisqu’elles le seront seulement en l’an III et sous le Directoire. Israël est également persuadé que, devenu spinoziste, le cercle girondin a renié Rousseau, en raison de ses idées sur la représentation, la religion, le cosmopolitisme et la paix perpétuelle (p. 32), ce qui est plus qu’invraisemblable. Brissot et ses amis n’auraient-ils pu s’inspirer tout à la fois de Rousseau et de Diderot ? De Montesquieu et d’Helvétius ? Sans oublier les penseurs écossais dont on sait pertinemment qu’ils étaient connus, traduits – notamment par la femme de Condorcet – et lus et relus par les « républicains démocrates » de la première heure [12].
Vouloir à tout prix imputer aux idées matérialistes une influence de premier plan sur les acteurs contraint donc l’auteur à des acrobaties, mais cela le mène aussi à nier la complexité humaine. À savoir qu’on peut très bien accepter quelques postulats de tel ou tel auteur et en refuser d’autres. On peut aussi évoluer et changer de références et d’idées, au gré des événements. Ou bien encore être tributaire des idées de plusieurs philosophes à la fois. La preuve, c’est que, si les matérialistes et Montesquieu reprennent une place de choix sous le Directoire, Rousseau ne disparaît pas. Bien au contraire, puisque sa statue est enfin érigée dans le jardin des Tuileries. Mais désormais ses Considérations sur le gouvernement de Pologne sont plus souvent citées que le Contrat social.
Une fois l’ouvrage lu et médité, l’historien.ne des révolutions est sceptique. Certes, il est méritoire d’avoir réhabilité des penseurs aussi importants que les matérialistes du XVIIIe siècle. Mais pourquoi eux seulement ? Sont-ils les seuls radicaux susceptibles d’avoir influencé les hommes de la Révolution ? Sans parler une fois encore des incontournables Montesquieu, Voltaire et Rousseau, Condillac et Mably n’ont-ils pas joué un rôle tout aussi important auprès des révolutionnaires français ? Il est également méritoire d’avoir nuancé le portrait de Danton, qui est ici moins caricatural que d’ordinaire. Les Enragés ne sont pas non plus sous-estimés et reconquièrent une place qu’on leur dénie bien souvent. Israël leur reconnaît même une intégrité et une sincérité qu’il cherche en vain chez Robespierre (p. 767). L’ouvrage accorde aussi une place de choix à l’éducation publique et aux principes universels des droits de l’homme. Mais c’est pour en privilégier certains des législateurs et en exclure d’autres – comme si les Montagnards s’étaient désintéressés de ces questions. Et, de fait, le lecteur a l’impression que l’auteur ne cite que ce qu’il veut bien citer et passe sous silence ce qui l’importune. Tout cela voile quelque peu ce qu’il pourrait y avoir de radicalement nouveau dans l’histoire intellectuelle de la Révolution française de Jonathan Israël.
Jonathan Israël, Idées révolutionnaires. Une histoire intellectuelle de la Révolution française, Paris, Alma / Buchet-Chastel, 2019, 930 p., 36 €.