Recensé : Amartya Sen, L’idée de justice, traduit de l’anglais par Paul Chemla. Flammarion, 2010, 558 p., 25 euros.
Depuis sa parution en 1971, la Théorie de la Justice de John Rawls est une référence incontournable pour celui qui s’interroge sur la justice et sur l’éthique. L’ouvrage d’Amartya Sen, L’idée de Justice, qui vient de paraître dans sa version française, prend clairement position dans le débat initié par Rawls. Sen se limite cependant à ce qu’il appelle « une théorie de la justice au sens large » qui consiste non pas « à proposer des réponses à des interrogations sur la nature de la justice parfaite » mais à « déterminer comment procéder pour promouvoir la justice et éliminer l’injustice » (p. 13). L’ouvrage reprend, en fait, un certain nombre d’arguments que Sen a développés au cours des trente dernières années. Certaines des critiques qu’il formule, notamment à l’encontre de la théorie rawlsienne, sont toutefois beaucoup plus développées que dans ses écrits précédents.
La question de la justice peut, selon Sen, être appréhendée selon deux méthodes distinctes : l’une, qu’il qualifie d’institutionnalisme transcendantal et qui serait celle de Kant, Rousseau, Locke et Rawls, « recherche des dispositifs sociaux parfaitement justes » en faisant de la définition des institutions justes « la tâche principale – et souvent la seule – de la théorie de la justice » (p. 20). L’autre méthode – qui serait celle de Smith, Condorcet, Bentham, Marx et John Stuart Mill – établit un lien entre la justice et la comparaison entre les modes de vie des gens, leurs comportements concrets et leurs interactions dans le cadre de diverses institutions. Sen opte pour cette seconde approche, « comparative », tout en critiquant la première.
Une prise de distance envers l’approche rawlsienne
Sen reconnaît que Rawls a permis d’attirer l’attention sur l’importance intrinsèque (en soi, et non comme un moyen complémentaire à d’autres) de la liberté. Mais, pour lui, bien que « la liberté doi[ve] avoir une certaine priorité, il est à peu près certain qu’une priorité totale et sans réserve est excessive » (p. 96). Cette critique était déjà présente dans Inequality Reexamined (1992) et dans Development as Freedom (1999).
Toutefois, dans L’idee de Justice, Sen prend davantage de distance avec la théorie de Rawls, en contestant le fondement même des principes de justice. Il doute ainsi que des individus placés dans une situation hypothétique (« originelle ») où ils ignorent leur place future dans la société puissent arriver à s’entendre sur « l’ensemble des principes appelés à régir les institutions justes, celles sur lesquelles une société pleinement juste doit s’appuyer » (p. 87). Il n’y a, en effet, aucune raison pour que les individus choisissent, comme Rawls le fait, « le système de la liberté la plus étendue » comme principe premier de la justice.
Dans ces conditions, on se trouve devant le « théorème d’impossibilité de Arrow », selon lequel il n’y a pas de règle permettant de déduire un classement collectif cohérent des diverses options possibles à partir des classements de ces options par les individus qui forment la société. En effet, les intérêts de ces individus étant – au moins en partie – contradictoires, on comprend que ces individus puissent ne pas être toujours d’accord sur l’ordre de priorité dans lequel doivent être traités les problèmes auxquels se heurte la société. Il n’existe donc pas d’option suprême parmi toutes les options possibles, alors que la recherche de cette option est, selon Sen, au cœur de la démarche de l’institutionnalisme transcendantal. Le problème de l’adoption d’un critère éthique — ou de principes de justice hiérarchisés qui guident le choix des actions et des institutions — demeure. Sen propose cependant une toute autre solution.
Le refus d’une définition explicite du juste
Il estime qu’il n’y a pas besoin de donner une définition précise de ce qu’est la justice pour décider de ce qui est juste ou pas. Sen « ne voit pas du tout pourquoi », pour juger une option X meilleure qu’une option Y, il faudrait passer par l’identification d’une option tout à fait différente, l’option Z, qui serait la « meilleure de toutes ». « La possibilité d’avoir une ‘option parfaite’ bien reconnaissable n’implique pas qu’il soit nécessaire ni même utile de s’y référer pour juger des mérites relatifs de deux autres options […]. Croire qu’en règle générale on ne peut raisonnablement pas comparer deux options sans avoir préalablement identifié l’option suprême serait vraiment curieux. Il n’y a ici aucun lien analytique » (p. 137-138). Sen explique ainsi que le fait de savoir que l’Everest est le sommet le plus haut du monde ne sert à rien lorsque l’on veut comparer les altitudes du Kilimandjaro et du Mont McKinley. On peut toutefois lui rétorquer que, dans ce cas, l’étalon de mesure est simple et connu (la hauteur) et qu’il suffit alors de spécifier la nature de ce que l’on recherche (le plus haut, le moins haut). En matière de justice, si on se situe dans une perspective comparatiste, le problème est également de préciser l’étalon de mesure (la liberté, le bonheur collectif), grâce auquel on peut déterminer si une situation, une règle ou une action est meilleure qu’une autre. Comme l’a souligné avec force John Stuart Mill dans son essai L’Utilitarisme, c’est justement grâce à l’existence d’un critère, faisant office d’étalon, que l’on peut classer les choix (voir Mill, 1861, p. 158).
Critères de classement
Sen récuse la nécessité de connaître « la meilleure option » pour faire des comparaisons entre deux options quelconques. Ce qu’on peut à la rigueur admettre. Mais il ne propose pas non plus de critère unique qui permettrait de comparer ces deux options. Pour lui il suffirait qu’« une théorie de la raison pratique soit assez large et englobante pour prévoir en son sein un débat argumenté – c’est en tout cas dans cet esprit que ce livre entend approcher la théorie de la justice » (p. 123). Mais un « débat argumenté » ne mène pas forcément à une solution consensuelle – en l’occurrence, à décider de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas.
Même sans critère-étalon, Sen pense qu’on peut, malgré tout, aboutir à de nombreux accords sur les injustices : « Pour qu’émerge une vision partagée et opératoire de nombreuses questions concrètes liées aux droits et aux devoirs (et aussi à ce qui est bon et mauvais), nul besoin d’exiger que nous [ayons] pleinement défini le juste en le séparant de l’injuste. Une résolution conjointe à se battre pour en finir avec les famines, les génocides, le terrorisme, l’esclavage, l’intouchabilité, l’analphabétisme, les épidémies, etc., ne nécessite pas l’existence préalable d’un consensus tout aussi large sur le calcul des droits de succession, le libellé des feuilles de déclaration d’impôts, le niveau du salaire minimum ou les lois sur le Copyright » (p. 187). Pourtant, tout comme il n’y a aucune raison particulière pour que les principes de justice de Rawls résultent du choix d’individus divers, on ne voit pas pourquoi il y aurait un consensus pour « en finir » avec les famines, l’intouchabilité, les épidémies, etc. En fait, comme Sen lui-même l’admet : « Même quand toutes les parties en cause ont leurs propres classements complets qui ne coïncident pas, l’“intersection” entre ces classements – c’est-à-dire les convictions sur la justice partagées par les différentes parties – apportera un ordre partiel plus ou moins étendu (selon l’importance des points communs entre les classements) » (p. 141). En bref, l’accord sera d’autant plus large et étendu que les individus ont des classements ayant beaucoup de points communs. En extrapolant, on peut même dire que si les individus partagent une même conception de la justice, le classement sera complet. Mais en cas de vision discordante, du moins partiellement, rien ne garantit que l’accord porte davantage sur les famines, les génocides, les épidémies que sur le libellé des feuilles de déclaration d’impôts. Mais surtout, il ne suffit pas que le sentiment d’injustice au sujet de ces fléaux soit partagé pour qu’il y ait accord sur les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre eux. L’approche par la capabilité, sur laquelle Sen insiste dans la dernière partie de l’ouvrage permet-elle de répondre à ces questionnements ?
La capabilité
Pour Sen, la capabilité est définie comme « la liberté réelle que l’on a de choisir entre différentes façons de vivre […]. L’approche par les capabilités juge l’avantage d’un individu à sa [capacité] à faire des choses qu’il a des raisons de valoriser » (p. 279-284). Sen se garde ici d’avancer un critère explicite du bien-être ou de justice. Il revendique même cette absence de critère et souligne « l’absurdité de l’argument parfois avancé selon lequel l’approche par les capabilités n’est utilisable – et “opérationnelle” - que si elle s’accompagne d’une pondération prédéfinie des divers fonctionnements figurant sur une liste fixe des capabilités pertinentes. La recherche d’une pondération prédéterminée est non seulement conceptuellement infondée, mais elle néglige, en outre, le fait que les évaluations et les pondérations à utiliser peuvent être raisonnablement influencées par notre propre examen permanent et par l’impact du débat public » (p. 296-297). Ainsi, il revient à l’examen par chacun et au débat public de trancher – mais on n’en sait pas plus sur le contenu que Sen donne à la notion de justice.
Lorsque Sen apporte quelques précisions sur son approche, il écrit qu’elle « indique une base informationnelle sur laquelle se concentrer pour juger et comparer les avantages individuels globaux. Elle ne propose pas elle-même de recette particulière sur la façon d’utiliser cette information […]. L’approche par les capabilités souligne certes l’importance capitale de l’inégalité des capabilités dans l’évaluation des inégalités sociales, mais elle ne propose aucune recette particulière concernant l’action publique » (p. 285). Voilà qui peut décevoir celui qui s’attend à trouver dans l’ouvrage de Sen, comme il l’annonce dans son introduction, une réflexion permettant de déterminer comment procéder pour promouvoir la justice et éliminer l’injustice.
Le vocabulaire employé par Sen, auquel s’ajoute le style un peu chargé de la traduction, peut rendre difficile la lecture de L’Idée de Justice. On pourrait penser que c’est le prix à payer pour comprendre une pensée subtile et complexe. Or, si l’ouvrage permet de revenir sur les perspectives développées par différentes doctrines éthiques, sur quelques critiques que l’on peut leur faire, et s’il permet d’aborder un certain nombre de questions essentielles à une réflexion sur la justice (telle la question du critère selon lequel on juge une situation meilleure qu’une autre), Sen ne se place pas sur le même plan que les approches des philosophes qu’il conteste. À la différence de Rawls (1971) ou de Bentham (1823), Sen ne cherche pas à proposer une théorie complète et aboutie de la justice – à laquelle chacun pourrait souscrire après avoir examiné ses arguments. Son propos se limite, en fait, à affirmer que seul l’ « examen raisonné » et le « débat public » permettront d’établir ce qui est juste, de ce qui ne l’est pas.