Les innovations vont-elles faire disparaître le travail ? Leurs effets varient considérablement selon les travailleurs et leur niveau de qualification, se révélant généralement plus favorables aux plus qualifiés, au détriment des moins qualifiés.
Les innovations vont-elles faire disparaître le travail ? Leurs effets varient considérablement selon les travailleurs et leur niveau de qualification, se révélant généralement plus favorables aux plus qualifiés, au détriment des moins qualifiés.
La question des effets que produisent les technologies sur le travail est ancienne [1]. Le développement de la machine à vapeur puis du moteur à explosion a conduit les sociétés industrielles à s’interroger sur l’émergence d’un chômage technologique. Si cette préoccupation a nourri à plusieurs reprises des luttes sociales, la plus connue étant celle des Luddites au début de l’ère industrielle anglaise, la prophétie d’une disparition à grande échelle du travail, remplacé par des machines ne s’est à ce jour jamais réalisée. Cependant, les technologies numériques portées par les avancées récentes en matière de big data et d’intelligence artificielle font craindre à certains chercheurs une disparition massive de l’emploi (Frey et Osborne, 2017 ; Mcafee et Brynjolfsson, 2017). Cette question angoissante mérite bien entendu d’être posée, mais elle ne doit pas en occulter d’autres. En effet, plusieurs études récentes montrent qu’avant même d’observer une éventuelle disparition à grande échelle du travail, nos sociétés font à l’heure actuelle face à de profondes transformations de la structure des emplois. Les transformations des besoins en compétences induites par les innovations récentes mettent en question l’évolution de la qualité des emplois et la montée de nouvelles formes d’inégalités sur le marché du travail. En s’appuyant sur un ensemble de travaux récents, cet article montre en effet que les innovations technologiques et organisationnelles ont des effets plus favorables sur l’emploi et la qualité de l’emploi des travailleurs les plus qualifiés (hausse des CDI par exemple) tandis que les travailleurs les moins qualifiés et les plus précaires voient plus fréquemment leurs emplois disparaître (suppression de CDD) ou leurs conditions de travail se dégrader (davantage de risques physiques pour les moins qualifiés) quand certaines innovations sont mises en place. L’étude des mécanismes à l’œuvre permet de réfléchir à des outils à même de contrebalancer ces effets déstabilisateurs. Sans prise en compte de ces derniers, le développement des innovations à un rythme soutenu pourrait à moyen terme contribuer à accroître davantage les inégalités sociales, qui ont déjà eu tendance à s’amplifier sur la période récente.
Si les débats autour des effets des changements technologiques sur l’emploi sont nombreux, la question de savoir comment mesurer le changement technologique est loin d’être tranchée.
Dans les modèles macroéconomiques tentant d’expliquer la croissance, le « progrès technique » est initialement considéré comme un résidu, c’est-à-dire un facteur dont on n’explique pas la provenance, mais dont on constate qu’il contribue à la croissance, en plus des facteurs de production habituels (travail et capital). Les modèles de croissance dite « endogène » ont ensuite proposé d’expliquer l’origine du progrès technique en mettant en avant le rôle du capital humain (éducation, formation, santé), du capital public (infrastructures générant des externalités positives pour les producteurs privés, etc.) et bien sûr du capital technologique (R&D, brevets, etc.).
La plupart des analyses économiques s’intéressant aux effets du changement technologique sur l’emploi mobilisent donc comme indicateurs de l’innovation technologique dans un pays ou une entreprise, les dépenses en R&D ou encore les dépôts de brevets. Les politiques publiques menées au niveau national et européen s’appuient également sur ces indicateurs pour évaluer les progrès accomplis par les États en termes d’innovation : la stratégie Europe 2020 affiche ainsi un objectif de 3% du PIB consacré aux dépenses de R&D.
Pourtant, ces indicateurs d’innovation posent question. Tout d’abord, les dépenses de R&D peuvent être considérées comme un « input » susceptible de conduire à terme à une innovation, mais ne mesurent pas directement la production d’une innovation. En outre, cet indicateur exclut de nombreuses dépenses liées à l’innovation hors R&D, par exemple le design des produits, la production expérimentale, la formation et l‘investissement dans des machines en lien avec l’innovation. Finalement, si les dépenses de R&D peuvent relativement bien refléter certaines dimensions du changement technologique, en particulier dans les secteurs d’activité à haute intensité capitalistique comme l’industrie, cet indicateur tend à restreindre l’approche de l’innovation. Il risque notamment de sous-évaluer les innovations dans les petites entreprises et dans les secteurs non industriels dans lesquels les dépenses liées à l’innovation hors R&D sont relativement plus importantes.
Afin de dépasser cette approche, l’OCDE a développé, en lien avec l’Union Européenne, depuis 2005 un ensemble d’indicateurs d’innovation complémentaires mesurant directement la réalisation d’innovations (« output ») et non seulement les « inputs » susceptibles de conduire à une innovation. Ces indicateurs, décrits dans le manuel dit d’Oslo (OCDE, 2010), sont récoltés via l’enquête communautaire sur l’innovation (CIS) menée tous les deux ans auprès des entreprises de l’UE. Deux indicateurs permettent notamment d’identifier les innovations technologiques : la mise en œuvre d’une innovation dite de « produit » qui consiste en l’introduction d’un bien ou d’un service nouveau ou sensiblement amélioré (par exemple un nouveau modèle de voiture ou de téléphone portable), et la mise en œuvre d’une innovation de procédé qui consiste en la mise en œuvre d’une méthode de production ou de distribution nouvelle ou sensiblement améliorée (par exemple une chaîne de montage ou la vente sur Internet). Les innovations non technologiques sont également considérées, en distinguant en leur sein les innovations « organisationnelles » et les innovations de « marketing ». Ces indicateurs permettent donc d’adopter une approche plus multidimensionnelle de l’innovation, moins centrée sur le rôle de la R&D, des sciences et des techniques et insiste sur la multiplicité des acteurs dans ce processus et notamment le rôle des salariés et le développement de leurs compétences.
Quand on souhaite analyser ses effets sur l’emploi, la question de la « bonne mesure » de l’innovation est aussi liée à celle du niveau d’analyse. Faut-il estimer les effets de l’innovation sur l’emploi dans une entreprise ? Dans un secteur d’activité ? Au niveau macroéconomique, dans un pays ? À quelle échelle souhaite-t-on, et peut-on avoir une réponse ?
Les effets anticipés des innovations technologiques sur l’emploi ne seront pas les mêmes à ces différents niveaux d’analyse ni le degré de précision dans la mesure de ces effets. Les analyses menées au niveau des entreprises permettent de voir si la mise en œuvre d’une innovation accroît l’emploi dans une entreprise, mais ne dira rien des effets sur l’emploi dans les autres entreprises ; à l’opposé, les analyses macroéconomiques donnent un effet global moyen de l’innovation sur l’emploi (créations/destructions), mais cette mesure est moins précise, car l’effet des innovations est difficile à distinguer de l’ensemble des phénomènes macroéconomiques concomitants (Vivarelli, 2014).
Au niveau d’une entreprise, les innovations de produit sont censées être favorables à l’emploi, car elles peuvent conduire à l’ouverture de nouveaux marchés, à une augmentation de la gamme ou de la qualité des produits, tandis que les innovations de procédés ont souvent pour objectif de réduire la quantité de travail nécessaire pour produire (« labour saving effect », « effet d’économie de main-d’œuvre »). Mais différents mécanismes peuvent venir compenser ces effets. Dans le cas d’une innovation de produit par exemple, des effets de substitution (appelés aussi « effets de cannibalisation ») peuvent se produire si les consommateurs achètent le nouveau produit, mais en délaissent d’autres plus anciens simultanément, ce qui mène alors à un effet réduit ou nul sur l’activité et l’emploi dans cette entreprise. En outre, même si une entreprise parvient grâce à la commercialisation d’un nouveau produit à accroître ses ventes totales et son nombre de salariés, cela peut générer de tout autres effets au niveau sectoriel. On peut observer un effet d’expansion du marché, quand l’augmentation de l’activité et de l’emploi dans la firme innovante ne modifie pas la demande adressée aux autres firmes. Mais les autres entreprises peuvent aussi voir leurs ventes chuter si leurs clients reportent leur demande sur le nouveau produit de la firme concurrente. On parle alors de « business stealing effect » (« vol de parts de marché »). On observe donc dans ce dernier cas, un effet positif de l’innovation sur l’emploi de la firme concerné, mais nul, voire négatif, au niveau du marché ou du secteur d’activité concerné.
De manière plus générale, les effets sur l’emploi des innovations technologiques (produit et procédé) vont dépendre d’un ensemble de facteurs institutionnels, tels que le degré de concurrence sur le marché des biens, l’élasticité de la demande, les mécanismes d’ajustement des salaires, le pouvoir de négociation des salariés, etc. (Calvino et Virgillito, 2017).
Au niveau macroéconomique, l’analyse des effets de l’innovation sur l’emploi « toutes choses égales par ailleurs » est particulièrement difficile à mener puisque de très nombreux facteurs évoluent simultanément. Historiquement, cette analyse se présente davantage comme une analyse des effets du « progrès technique ». On retrouve alors les analyses de Schumpeter et le phénomène de « destruction créatrice » propre au capitalisme et lié notamment au rôle des entrepreneurs : l’apparition de nouveaux produits ou procédés détruit de l’activité et certaines entreprises, mais en génère de nouvelles plus productives. Cette analyse se rapproche de l’hypothèse d’Alfred Sauvy dans sa théorie du « déversement » : l’activité et l’emploi, au fur et à mesure des innovations technologiques, se déplacent progressivement et basculent d’un secteur à l’autre (du secteur primaire vers le secteur secondaire puis vers le secteur tertiaire). Dans cette optique, l’innovation au niveau macroéconomique génère donc plutôt des transformations sectorielles et des changements dans la demande de compétences que des destructions nettes d’emplois.
Empiriquement, les analyses macroéconomiques valident plutôt le lien positif entre innovation et emploi et l’hypothèse d’une complémentarité entre machines et travailleurs. Par exemple, l’automatisation d’une grande partie de la production dans le secteur automobile n’a pas entraîné une disparition totale de l’emploi dans ce secteur puisque les baisses de prix liées aux gains de productivité ont permis de faire augmenter la demande. Au niveau agrégé, les baisses de prix dans un secteur, en augmentant le revenu disponible des consommateurs, peuvent aussi entraîner une hausse de la demande dans d’autres secteurs qui se développent (services). Les études empiriques des dernières décennies confirment ce lien positif entre innovation (croissance) et emploi, même si les gains de productivité conduisent en général à une augmentation de l’emploi plus faible que celle de la production. Ces analyses qui mobilisent notamment les dépenses de R&D comme mesure de l’innovation sont à la base de l’agenda en faveur de l’augmentation de ces dépenses au niveau national et européen.
Si l’ensemble de ces analyses, à différents niveaux, anciennes ou récentes, confirment que les innovations ne feront pas disparaître l’emploi, elles posent en revanche la question de l’évolution de la nature des emplois dans un contexte de changement technologique.
Davantage que la question de la disparition des emplois, c’est probablement la question de la nature et de la qualité des emplois créés et détruits dans ce processus qui mérite d’être posée. Les destructions et les transformations des emplois peuvent affecter différemment certains travailleurs, en particulier en fonction de leur niveau de qualification.
Deux hypothèses sont avancées dans la littérature sur ce sujet. La première suppose un progrès technologique biaisé en faveur des plus qualifiés. On assiste dans ce cas à une destruction des emplois peu qualifiés tandis que les travailleurs qualifiés bénéficient des innovations technologiques. Cette hypothèse est validée par de nombreuses études empiriques menées au niveau macroéconomique, mais aussi au niveau secteur ou entreprise. Aux États-Unis, les investissements en R&D et en informatique semblent avoir ainsi favorisé un glissement de la structure des emplois en direction des plus qualifiés (Autor et al., 1998). Ce résultat se retrouve dans différents pays européens (France, Royaume-Uni, Allemagne…) même si, là encore, les indicateurs servant à mesurer le rôle joué par l’innovation sont relativement frustes.
Une autre littérature plus récente pointe en revanche une hypothèse alternative dite de « polarisation » de la distribution des emplois (Goos et al., 2014). D’après cette hypothèse, les avancées technologiques rendraient les emplois moyennement qualifiés du milieu de la distribution remplaçables par des machines tandis que les emplois situés aux deux extrêmes de la distribution seraient préservés. Les emplois les plus qualifiés gagneraient en complexité et en intérêt. À l’autre bout du spectre, les emplois les moins qualifiés, mais moins routiniers et ne pouvant donc être remplacés par des machines (tâches interactionnelles et manuelles non-répétitives, peu qualifiées) se développeraient également. Ces derniers seraient en outre favorisés par le développement des services (services à la personne dans un contexte de vieillissement de la population, services aux particuliers…). Cette polarisation s’observe plutôt à un niveau macroéconomique agrégé et n’est pas liée qu’au changement technologique : d’autres facteurs rentrent en jeu, en particulier les modifications dans la régulation du marché du travail, qui peuvent favoriser le développement d’emplois de services relativement peu qualifiés et peu rémunérés, ou encore les spécialisations internationales permises par le commerce mondial (Goos et al., 2014).
Ces travaux interrogent donc la manière dont le changement technologique vient modifier non seulement la quantité des emplois, mais aussi leur qualité, ainsi que la manière dont il peut accentuer certaines inégalités sur le marché du travail. Les avancées technologiques pourraient ainsi favoriser la dégradation de la qualité des emplois peu qualifiés et accroître celle des emplois les plus qualifiés.
Une série de travaux récents (Duhautois et al., 2020 ; Gallie, 2018 ; Jaehrling et al., 2018 ; Mofakhami, 2019), menés dans le cadre du projet de recherche européen QuInnE, s’intéresse justement aux effets des innovations sur la structure et la qualité des emplois. Ces contributions permettent de souligner la diversité des relations innovation – emploi à l’œuvre dès lors que l’on adopte des mesures plus détaillées de l’innovation.
Un premier ensemble de résultats est issu d’une étude portant sur l’analyse d’entreprises françaises (Duhautois et al., 2020). La mesure de l’innovation utilisée s’appuie sur les recommandations du manuel d’Oslo et permet de faire la distinction entre les innovations de produit et de procédé, mais également d’obtenir une mesure du degré de rupture et de proximité à la frontière technologique [2] des innovations de produit. Cette étude se démarque également des précédentes en analysant les effets de l’innovation sur différentes dimensions de la qualité des emplois : utilisation de contrats à durée déterminée (CDD) et de contrats à durée indéterminée (CDI), salaires horaires, durée moyenne du travail. Ces indicateurs sont aussi observés pour les différentes catégories de travailleurs (cadres et professions intellectuelles, professions intermédiaires, ouvriers et employés).
Conformément à la littérature sur le sujet, cette étude montre un effet positif des innovations de produit sur la variation nette d’emploi au niveau de l’entreprise, mais offre également des éléments qui viennent affiner cette relation. Cet effet positif sur les emplois se concentre principalement dans l’industrie et se traduit essentiellement par l’usage de CDI. Cet effet est amplifié avec le degré technologique de ces innovations : plus l’innovation de produit est proche de la frontière technologique, plus l’effet est positif pour l’emploi. Enfin, ces innovations de produit bénéficient majoritairement aux emplois qualifiés, cadres et professions intellectuelles. Les effets des innovations de produit sont en revanche moins nets dans le secteur des services, à l’exception des services intensifs en connaissances (par exemple les services techniques et scientifiques, les services informatiques et numériques, les télécommunications ou encore les activités juridiques, financières ou d’ingénierie) où les innovations de produit proches de la frontière technologique améliorent en moyenne les salaires, ce qui peut traduire un effet de partage de rente.
Concernant les innovations de procédé, là encore les résultats observés sont plutôt conformes à la littérature existante. Ces dernières ont tendance à réduire les emplois à l’inverse des innovations de produit, confirmant leur caractéristique « labour-saving » (« économie de main-d’œuvre »). Cependant cette réduction d’emploi se concentre très clairement sur les contrats courts (CDD), suggérant ainsi que les activités périphériques des entreprises sont les principales visées par ces stratégies. Cette relation contrairement à la précédente concerne aussi bien les secteurs industriels que ceux des services, bien que l’effet soit plus prononcé au sein de ces derniers. Les emplois les plus affectés sont ceux des employés et ouvriers, ce qui confirme le rôle déstabilisateur des innovations de procédé sur les travailleurs les moins qualifiés et les plus précaires (CDD). Une extension de cette étude (Mofakhami, 2019), portant sur des données similaires apporte un éclairage intéressant sur les effets des innovations non-technologiques (organisationnelle et marketing) : les entreprises qui mettent au cœur de leur stratégie ces innovations réduisent de façon importante leurs emplois à durée indéterminée, et ce pour toutes les catégories professionnelles.
Ce premier ensemble de travaux contribue donc à dresser une image plus fine de la relation innovation-emploi. Ainsi, la création et le développement d’innovations technologiques peuvent être utilisés comme stratégie de démarcation et procurent bien un pouvoir de marché à l’entreprise avec des répercussions positives sur l’emploi. Si cette vision schumpétérienne de l’innovation, perçue comme échappatoire à la concurrence semble exister, elle est néanmoins à nuancer pour deux raisons. D’une part, les effets se concentrent principalement sur les emplois qualifiés, ce qui à un niveau agrégé peut conduire à des déséquilibres entre l’offre et la demande de certains emplois au désavantage des travailleurs les moins qualifiés. D’autre part, les innovations organisationnelles et de procédé conduisent certaines entreprises à réduire les emplois et possiblement des emplois remplaçables souvent moins qualifiés. Ces innovations semblent donc avoir des effets moins positifs sur l’emploi que les innovations de produit proches de la frontière technologique. En se focalisant presque exclusivement sur des mesures d’innovation technologique, de nombreuses études ont tendance à surestimer l’effet positif des innovations sur l’emploi et sa qualité, et à occulter un pendant essentiel de la relation innovation-emploi.
Nous avons souligné l’importance d’articuler les niveaux d’analyse pour prendre en compte les potentiels effets d’externalités à l’œuvre dans les processus d’innovation. Parallèlement à ces premiers travaux qui se concentrent sur les aspects contractuels de la qualité de l’emploi (salaire, type de contrat et durée du travail) au niveau des entreprises, d’autres analyses se sont récemment intéressées aux effets des innovations sur la qualité de l’emploi au niveau des travailleurs et au niveau des secteurs.
À partir de trois contributions récentes s’appuyant sur des données d’enquêtes (Mofakhami, 2019, Eurofound, 2020) et des analyses qualitatives (Jaehrling et al., 2018), il est possible de dresser plusieurs constats. L’adoption d’innovations sur le lieu de travail a des effets ambigus sur la qualité du travail : si elle semble améliorer la stabilité des contrats et la rémunération, elle conduit à accroître l’intensité du travail (horaires plus importants et variables, difficulté de conciliation vie personnelle – professionnelle) et la pression au travail (charge de travail élevée, plus de stress, etc.). À cela s’ajoutent aussi plus de risques physiques en emploi pour les travailleurs moyennement et peu qualifiés. Les études sur les usages des technologies numériques vont également dans ce sens, soutenant que ces technologies accroissent l’intensité et la pression au travail. Les travaux qualitatifs menés dans le cadre du projet QuInnE au sein des secteurs de la logistique, de l’aviation et de la banque ont aussi montré que, si pour certains travailleurs (dans l’aviation ou la banque), les conditions d’emploi peuvent être meilleures, les efforts dus à la réadaptation organisationnelle induite par les innovations conduisent à plus de stress et plus d’intensité au travail. Ces travaux sont relativement récents et peu d’études se sont penchées sur les effets des innovations sur les conditions de travail en tant que telles. Le développement des outils numériques, accéléré avec la récente crise sanitaire, nécessite de développer les travaux encore peu nombreux sur les effets des innovations récentes sur les conditions de travail. Là encore il est probable que ces effets soient très différents selon que le travailleur évolue dans un environnement innovant (création d’innovation) ou bien qu’il subisse la diffusion de nouvelles technologies (diffusion d’innovation). Dans le premier cas, plusieurs études soulignent les bonnes conditions de travail des travailleurs créatifs (Gallie, 2018), tandis que des études plus récentes sur les nouvelles pratiques de travail numérique (télétravail) soulèvent de nombreuses problématiques de qualité du travail (Casilli, 2019 ; Eurofound, 2020).
Ces travaux récents soulignent l’importance de s’interroger sur les effets hétérogènes que produisent les innovations sur l’emploi et la qualité de l’emploi. Les innovations semblent plus favorables aux emplois qualifiés à la fois en termes de quantité et de qualité. Ces résultats observés au niveau des entreprises et des travailleurs s’articulent-ils avec le phénomène de polarisation de l’emploi observé au niveau des secteurs (caractérisé par le développement des emplois à la fois peu et très qualifiés) ? Ils ne s’y opposent pas et suggèrent que le développement des emplois peu qualifiés non-routiniers résulterait d’une logique de réallocation intersectorielle équivalente aux dynamiques de déversement observées dans le passé. À cette polarisation de la structure de l’emploi, s’ajoutent des problématiques de qualité des emplois, notamment pour les travailleurs les moins qualifiés. De ce point de vue, il apparaît essentiel de réadapter les compétences des travailleurs afin de leur permettre de s’adapter aux nouveaux besoins en emploi. La rapidité de ces évolutions et la diffusion soutenue des technologies amorcée ces dernières années nécessitent donc des systèmes de formation continue particulièrement performants. Cependant les récents travaux alertent également sur l’importance de ne pas se limiter aux seuls enjeux de formation, il apparaît ainsi essentiel de rééquilibrer le pouvoir de négociation des travailleurs les plus précaires, en particulier ceux des secteurs de la logistique, du commerce et des services aux personnes afin de garantir la qualité de leurs emplois. Ces emplois peu qualifiés sont moins protégés par des accords et des normes que les emplois traditionnels des secteurs industriels. L’enjeu de la reconfiguration des emplois en cours ne réside donc pas tant dans la disparition du travail que dans la capacité qu’ont les travailleurs à (re)négocier des conditions d’emploi au moins aussi favorables que celles qui avaient été obtenues au sein des emplois qui aujourd’hui déclinent (ouvriers qualifiés et employés de bureau des secteurs industriels et de services aux entreprises). Il s’agit finalement de s’assurer que les institutions en place (système de formation, de négociation collective, modes de régulation des marchés du travail et des biens et services, etc.) garantissent un juste partage des gains générés par les innovations.
par & , le 16 mars 2021
Bibliographie
• Autor D.H., Katz L.F. et Krueger A.B.(1998), « Computing Inequality : Have Computers Changed the Labor Market ? », The Quarterly Journal of Economics, vol. 113, n°4, p. 1169 1213.
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• Casilli A.A.(2019), En attendant les robots - Enquête sur le travail du clic, Paris, Édition du Seuil, 400 p.
• Duhautois R., Erhel C., Guergoat-Larivière M. et Mofakhami M. (2020), « More and Better Jobs, But Not for Everyone : Effects of Innovation in French Firms », Industrial and Labor Relations Review.
• Eurofound (2020), Telework and ICT-based mobile work : Flexible working in the digital age, Publications Office of the European Union, Luxembourg.
• Frey C.B. et Osborne M.A.(2017), « The Future of Employment : How Susceptible Are Jobs to Computerisation ? », Technological Forecasting and Social Change, vol. 114, p. 254 280.
• Gallie D. (2018), « Quality of Work and Innovative Capacity : Implication for Social Equality », QuInnE Working Paper, n°No. 8.
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• Jaehrling K., Ahlstrand R., Been W., Boethius S., Corchado L., Gautié J., Green A., Iléssy M., Keune M., Latniak E., Makó C., Martín F., Mathieu C., Perez C., Postels D., Rehnström F. et Wright S. (2018), « Virtuous Circles Between Innovations, Job Quality and Employment in Europe ? Case Study Evidence from the Manufacturing Sector, Private and Public Service Sector », QuInnE Working Paper, n°No. 6.
• McAfee A. et Brynjolfsson E. (2017), Machine, platform, crowd : Harnessing our digital future, W. W. Norton & Company, 288 p.
• Mofakhami M. (2019), Étude des interactions entre dynamiques d’innovation et qualité de l’emploi : une relation déterminante au cœur des mutations du travail à l’œuvre au sein de l’Union Européenne, PhD thesis, Université Panthéon-Sorbonne - Paris I.
• OECD (2010), Measuring Innovation : A New Perspective, Paris, OECD Publishing (OECD innovation strategy), 125 p.
• Vivarelli M. (2014), « Innovation, Employment and Skills in Advanced and Developing Countries : A Survey of Economic Literature », Journal of Economic Issues, vol. 48, n°1, p. 123 154.
Mathilde Guergoat-Larivière & Malo Mofakhami, « Innovations, emplois, inégalités », La Vie des idées , 16 mars 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Innovations-emplois-inegalites
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[1] Cette contribution s’appuie sur les travaux de recherche en sciences sociales issus du projet QuInnE (Quality of Jobs and Innovation Generated Employment Outcomes). Il s’agit d’un projet de recherche européen financé par le programme Horizon 2020 qui s’est déroulé de 2015 à 2018. Ce projet visait à analyser les relations entre l’innovation et la qualité de l’emploi en Europe. Pour plus d’information http://quinne.eu/.
[2] La frontière technologique est un concept qui définit le niveau le plus avancé des technologies dans un domaine donné. Les innovations proches de la frontière technologique font référence à des innovations qui reposent sur des découvertes récentes à la pointe de la technologie du domaine, par opposition aux innovations incrémentales ou issues de technologies anciennes (même si novatrices dans leur domaine).