La représentation politique est née bien avant le gouvernement représentatif et on aurait tort de la réduire au seul espace européen. Son invention est multiple, elle a existé au sein de cultures et de traditions différentes.
La représentation politique est née bien avant le gouvernement représentatif et on aurait tort de la réduire au seul espace européen. Son invention est multiple, elle a existé au sein de cultures et de traditions différentes.
L’ouvrage collectif dirigé par S. Hayat, C. Péneau et Y. Sintomer s’intéresse à un objet rarement étudié par les sciences sociales, la représentation politique sous ses formes anciennes. Sans doute pourrait-on s’interroger sur la notion d’un « avant le gouvernement représentatif », dans la mesure où l’expérience anglaise de la représentation, dont on sait le rôle primordial qu’elle a joué dans la fixation des principes du gouvernement représentatif, est celle d’une tradition augmentée continûment au fil des siècles, qui déjoue les tentatives de discerner des césures franches – peut-être est-ce précisément la raison pour laquelle aucune contribution ne s’y rapporte ? Quoi qu’il en soit, on comprend que le « gouvernement représentatif » dont il est ici question désigne l’époque ouverte par les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle. L’ouvrage collectif mobilise principalement des historiens, dont les terrains extrêmement variés constituent ensemble un volume d’une grande richesse, et une somme impressionnante d’érudition. Sa singularité, du point de vue des sciences sociales dont se réclament les directeurs et directrice, tient à ce qu’il ne s’agit pas ici d’une théorie générale de la représentation avant le gouvernement représentatif, telle que pourrait par exemple la dessiner une histoire juridique des formes de mandat avant les révolutions modernes, ou bien encore une histoire des idées politiques de la représentation, mais d’une esquisse de cartographie des pratiques extrêmement variées qui peuvent à un titre ou à un autre être rapportées à cette notion très plastique. Les contributions traversent non seulement le temps et l’espace, du Saint-Empire romain germanique aux débuts de la Chine nationaliste, en passant par la Suède et la Russie médiévales ou la république florentine de la fin du XVe siècle, mais aussi la polysémie de la « représentation ».
La première section de l’ouvrage rassemble les contributions qui thématisent à des degrés divers l’articulation entre la signification théâtrale de la représentation et la représentation comme substitution, dans des directions cependant très différentes – qu’il s’agisse des assemblées d’états en France sous l’Ancien Régime, de la représentation d’Otton IV en roi mage, du cérémonial monarchique en France, ou de l’iconographie louisquatorzienne. Les parties suivantes invitent le lecteur à un long voyage dans l’espace et dans le temps. Le Zemskij Sobor, en Moscovie, étudié par Marie-Karine Schaub, interroge les prénotions attachées à la représentation en Occident, puisque ses membres ne sont pas élus, comprenant des nobles (bojare) et des délégués des gouverneurs de province, et qu’il semble exercer une fonction de conseil du prince plutôt qu’une quelconque représentation ; l’étude de l’Assemblée générale des communautés de Provence au XVIIIe siècle, par Ekaterina Martemyanova, montre qu’elle est un laboratoire des expériences ultérieures de restriction du suffrage, fondée sur la qualité de contribuable, puisque n’y sont représentés parmi le tiers que les propriétaires, lesquels sont aussi les seuls roturiers soumis à la taille, et qu’en vertu du même principe, les ordres privilégiés sont écartés du vote en séance. Comme en miroir, l’étude par Rachel Renault des contestations antifiscales en Saxe et en Thuringe au XVIe et XVIIe siècle confirme le lien entre l’impôt et la représentation : ce sont ici les révoltés contre l’impôt qui inventent une représentation parallèle de celle que définit l’autorité seigneuriale, revendiquant un droit de consentement fiscal. En Suède, Corinne Péneau montre que le roi incarne son peuple, comme les autres rois, mais en vertu d’un processus original où l’élection et la prestation de serment sont aussi importantes que le sacre. On assiste aussi à la naissance de la Generalitat en Catalogne à la fin du Moyen-Age, qui se veut une représentation, sur le mode de l’identité, de tout le territoire.
Olivier Christin se penche sur le fonctionnement et le mode de prise de décision de la Compagnie des Indes quelques décennies avant la Révolution française, et montre que même si elle ne correspond pas au même titre que les compagnies anglaises au modèle parlementaire, « la question du contrôle des dirigeants par les actionnaires, de l’équilibre des pouvoirs et des charges, de l’accountability des uns et des autres n’est pas absente des compagnies par actions du Royaume de France » (p. 316). La dernière partie, « le miroir chinois », décentre heureusement la perspective, en apportant d’intéressants aperçus sur le rapport de l’empereur Qing à son peuple ou au « Ciel », ainsi que sur le rôle des clercs, les « lettrés » qui jouaient un rôle primordial dans l’administration de l’Empire du Milieu. Ainsi, si l’empereur, à l’époque des Qing (1644-1911), est un représentant, il l’est du « seigneur d’en haut », en vertu du « mandat du Ciel », tandis qu’il incarne en même temps son peuple en tant qu’il s’en distingue par sa plus grande vertu : « l’empereur n’était pas le miroir de ses sujets ; il était unique ; s’il rendait ses sujets présents, ce n’était pas par sa personne, mais par les possessions symboliques qu’il leur empruntait. Toute représentativité chez l’empereur des Qing était ainsi subordonnée à un principe de différence et de hiérarchie » (p. 327). Pierre-Etienne Will complète cette perspective sur la tradition chinoise en ajoutant que les « lettrés », sélectionnés par examens publics, exercent une forme de représentation du peuple, « pour autant qu’ils sont capables de le faire communiquer avec le trône » (p. 348) ; Qian Mu, philosophe chinois, longuement cité, considère d’ailleurs que l’élection ne diffère pas fondamentalement du choix par examen – une note de bas de page nous apprend d’ailleurs que le mot chinois qui signifie « choisir » sert à désigner à la fois l’acte de sélectionner par examen dans la Chine traditionnelle, et celui d’élire aujourd’hui (p. 346).
Cet ouvrage constitue indiscutablement une mine de renseignements sur la variété des expériences de la représentation. Comme le soulignent les dernières lignes de la conclusion (p. 359), le grand intérêt d’un tel recueil de pratiques singulières de la représentation du passé, au-delà du simple accroissement du savoir, tient cependant à la réflexion qu’elles apportent au présent. De ce point de vue, toutes les contributions ne sont pas équivalentes. Les deux contributions qui touchent à l’expérience protodémocratique de la république de Florence, à la fin du XVe siècle, se distinguent en raison de la valeur d’enseignement que conservent pour nous les débats qui l’ont agitée, ou qu’ils retrouvent dans le contexte contemporain d’une défiance accrue à l’égard de la démocratie représentative. Le chapitre consacré par Jean-Louis Fournel à la république florentine de Savonarole et à ses suites présente à cet égard un intérêt particulier. En effet, à rebours des expériences contemporaines de démocratie directe sur les « places » des villes, la révolution démocratique de Savonarole a précisément consisté à substituer au Parlamento, qui réunissait le peuple de Florence sur une place (il est vrai ceinturée par des gardes), un Grand Conseil sur le modèle vénitien, qui se réunit dans un espace confiné.
Le Grand Conseil, bien qu’il soit censé être le peuple, est bien une instance implicite de représentation, puisque tous acceptent son autorité quand bien même tous ne peuvent y prendre part ; cette expérience florentine, comme le souligne l’auteur, articule ainsi la logique de « l’incarnation-identité » et celle de la « représentation-mandat ». Or, le Grand Conseil est considéré comme bien plus respectueux du vivere populare que ne l’était le Parlamento, les décisions y étant prises au vote – des fèves noires ou blanches servant de bulletins – au lieu d’être obtenues par acclamation :
au fil des années, à partir de l’hiver 1494, s’impose l’idée que l’unité de la cité, la concorde et le bien commun, ne sauraient plus être incarnés par la réunion des citoyens sur la Place comme espace ouvert, centre civique symbolique de la ville ; ils existent par l’assemblée du peuple dans une salle fermée au cœur du Palais communal et ce rassemblement s’effectue régulièrement afin de voter, non pas de façon exceptionnelle sur une seule question de type référendaire, mais pour des votes récurrents (…) (p. 163).
La contribution de Jérémie Barthas, seule à relever de l’histoire des idées, nous concerne elle aussi directement. Consacrée au Discursus florentinarum rerum de Machiavel, elle apporte un regard neuf sur un élément essentiel du républicanisme du Florentin, son attachement au tribunat de la plèbe. L’auteur rappelle que le Discursus, pour la première fois publié en 1760, a divisé les interprètes, entre ceux pour qui Machiavel a fait pencher la balance de la constitution mixte qu’il y conçoit en faveur de l’aristocratie – deux conseils aristocratiques, la Seigneurie et le Conseil des choisis, concentrant l’essentiel de la puissance législative –, et ceux qui considèrent au contraire qu’il privilégie l’organe démocratique, le Grand Conseil – aboli après le retour des Médicis, dont il recommande le rétablissement. L’auteur souligne le fait que Machiavel propose la création d’un quatrième organe, auquel les interprètes n’ont pas prêté l’attention qu’il méritait, de nature tribunitienne, les XVI Gonfaloniers des compagnies du peuple. Cette instance dispose d’un pouvoir de surveillance des délibérations des seigneurs, et d’un pouvoir de veto, puisqu’il peut s’opposer à l’une de leurs résolutions et demander son examen par le Grand Conseil. Cette institution, cependant, est conçue par Machiavel comme un contrepoids démocratique à la puissance de l’aristocratie, à côté du Grand Conseil, et elle trouve là sa principale justification. Une discussion passionnante s’engage alors : les Gonfaloniers, dans l’esprit de Machiavel, avaient-ils vocation à disparaître si le Grand Conseil recouvrait toutes ses prérogatives du temps de la république ? On mesure l’intérêt de cette question : s’il était avéré que Machiavel entendait les conserver, il serait tentant de chercher à tirer un enseignement pour notre temps de cet attachement du florentin à l’institution tribunitienne même en régime démocratique ; l’auteur écrit en ce sens que « les remises en cause actuelles de la notion de souveraineté populaire – à laquelle il est fait le reproche d’être a-sociologique, c’est-à-dire de ne pas tenir compte de l’existence de forces sociales aux intérêts opposés – ont entraîné dans la science politique contemporaine, la redécouverte de cette notion d’organes spécifiquement classistes » (p. 278).
Cependant, l’auteur convient que la réponse ne se trouve pas dans le texte de Machiavel ; il conclut que, sans doute, dans l’hypothèse où la puissance du Grand Conseil se serait rétablie et où le régime se serait démocratisé, si le besoin d’une instance de contrôle avait continué de se faire sentir (le pouvoir législatif de ces tribuns du peuple étant quant à lui, dans cette hypothèse, devenu inutile), « Machiavel aurait laissé aux réformateurs, éventuels lecteurs inspirés de ses discours ou de son Discursus, le soin d’inventer l’organe une fois la fonction définie » (p. 280). Quoi qu’il en soit, le modèle de la république de 1494-1502, qui oriente le projet de Machiavel, donnait bien une place aux XVI Gonfaloniers.
Si la plupart des autres contributions ne font pas semblable écho aux préoccupations qui sont les nôtres, elles sont intéressantes per se. Cependant, même si le lecteur apprécie la fécondité du projet « d’aller au-delà d’une division du travail entre historiens apportant des cas concrets et politistes ou sociologues plaquant sur eux concepts de sciences sociales » (p. 358), une mise en perspective théorique des cas concrets présentés n’aurait pas toujours été superflue. En particulier, les coordinateurs de l’ouvrage rappellent que représenter ne signifie pas seulement tenir lieu d’un absent, mais aussi exhiber, montrer, et convoquent le Trésor de la langue française de Jean Nicot, de 1606, à l’appui de ce rappel – on pourrait ajouter que bien au-delà de cette date, jusqu’au XIXe siècle au moins, l’expression « représenter quelque chose à quelqu’un » est courante en français. L’introduction le souligne, ce second sens s’articule au premier, la représentation politique ayant bien « une signification théâtrale, indissociable en Occident de la représentation comme substitution » (p. 10). C’est là un point incontestable, mais cette articulation des deux dimensions du tenir lieu et du donner à voir est au cœur de la représentation moderne.
C’est chez Hobbes, en effet, que la dimension performative de la représentation devient non seulement centrale, mais précisément constitutive de la représentation comme substitution, Léviathan étant à la fois celui qui donne à voir une unité qui n’advient qu’avec son établissement, et l’acteur agissant au nom et à la place des individus. L’articulation de la dimension théâtrale de la représentation avec la fonction de tenant lieu de l’absent n’a pas la même évidence dans la représentation ancienne. Partant, le projet d’une démonstration de son existence avant le gouvernement représentatif est d’un grand intérêt ; or, si la première partie rassemble les contributions étudiant la représentation comme donner à voir, elles sont si diverses que le lecteur peine un peu à en dégager un principe commun permettant de penser l’articulation de la fonction théâtrale avec la fonction de substitution. En effet, s’il s’agit de considérer le roi comme un représentant, la fonction théâtrale de la représentation, manifestement, ne laisse pas de place à la fonction de substitution, puisque le roi ne tient pas lieu d’un peuple absent mais le donne à voir dans sa présence immédiate – Yann Lignereux rappelle les avatars du modèle incarnatif, de sa version médiévale où « le corps mystique du souverain, persona ficta, figurait l’inextricable liaison du roi et de ses sujets sur le modèle paulinien du corps mystique de la Chrétienté » (p. 100), à la monarchie absolue où « la nation réside tout entière dans la personne du roi » (p. 99), avant que le « magicien couronné » ne soit plus qu’un charlatan dont les tours sont définitivement éventés.
S’il s’agit à l’inverse de représenter le roi, la fonction théâtrale semble au contraire avoir pour objet le « tenir lieu » de l’absent lui-même, puisque, comme le montre Fanny Cosandey à propos du cérémonial de l’Ancien Régime, la codification complexe des préséances est un spectacle où ce qui est mis en scène est la faculté de se substituer au roi : « la représentation, au sens théâtral du terme, passe par une représentation sur le mode juridique, de personnages dont la mission première est de se mettre en lieu et place de l’absent » (p. 93). Enfin, avec Barbara Stollberg-Rillinger, c’est à la théâtralité de l’enceinte représentative que l’on s’intéresse en quelque sorte pour elle-même, indépendamment de la fonction de tenant lieu. Cette contribution d’ailleurs d’un grand intérêt montre que les assemblées d’états de l’Ancien Régime figurent l’unité du royaume en même temps que la hiérarchie sociale, tandis que les parlements modernes sont des « théâtres du hiatus » plutôt que du « consensus » (p. 48).
Un autre intérêt de l’ouvrage est le décentrement spatial et culturel, et la dernière partie, « le miroir chinois », constitue un apport précieux à la théorie de la représentation. Cependant, le décentrement n’est pleinement fécond que si les pratiques comparées sont éclairées par les « bons » concepts. Si l’on comprend bien que la « représentation par différence » de l’empereur Qing, qui met en valeur ce par quoi il se distingue de ses sujets, est remplacée à la fin du XIXe siècle par une « représentation par ressemblance nationale », qui devient le privilège des seuls « Chinois » – la définition de cette notion étant un enjeu de lutte politique –, la comparaison avec la représentation dans son acception occidentale est biaisée dès lors que celle-ci est présentée comme étant fondée sur la « ressemblance nationale » (p. 323), sans doute précisément sous l’influence de la conception chinoise. La représentation moderne occidentale, bien au contraire, tourne le dos au principe de ressemblance – la conception siéyesienne en témoigne, selon laquelle la représentation à la fois figure une unité idéale, et donne lieu à une volonté nationale qui ne se donne nulle part à entendre en dehors de l’assemblée nationale, tout autant que la conception du Fédéraliste aux États-Unis, qui s’oppose directement à la défense par les Anti-fédéralistes du principe de similarité entre représentants et représentés [1].
On notera pour conclure que le projet d’une étude comparée systématique des pratiques représentatives anciennes entre Chine et Occident tel qu’il est annoncé dans l’introduction est des plus stimulants. Il tiendra les promesses du présent ouvrage s’il tient la gageure de parvenir à unifier la variété des représentations de la représentation – pour utiliser un vocabulaire kantien – sous des schèmes conceptuels qui permettent de penser leurs rapports comme leurs différences.
par , le 21 avril 2021
Didier Mineur, « L’histoire multiple de la représentation », La Vie des idées , 21 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Hayat-Peneau-Sintomer-representation-gouvernement-representatif
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[1] La question de la similarité est au cœur du débat autour de la Constitution de 1787. Les fédéralistes soutiennent le point de vue adopté dans la constitution des États-Unis, selon lequel la représentation politique doit être « l’activité indépendante d’un fondé de pouvoir dont le rôle est de se former une opinion personnelle sur les intérêts de ses électeurs et le meilleur moyen de les servir », tandis que les anti-fédéralistes qui veulent que les représentants soient unis aux représentés par un rapport de similitude. Voir notamment Bernard Manin, Les principes du gouvernement représentatif, Champs-Flammarion, p. 144 sq.