On attendait depuis longtemps un travail qui entreprenne de rendre justice à la notion kantienne d’expérience. Certes, tous les spécialistes connaissent l’essai consacré à La Théorie kantienne de l’expérience par lequel Hermann Cohen avait, dès 1871, donné forme à l’interprétation dite « néokantienne ». Mais l’expérience que Cohen avait en vue était en priorité et par destination expérience scientifique. Cela conduisait à opérer une réduction de la philosophie à une simple théorie de la connaissance adossée à un état déterminé de la science (Newton). Le livre d’A. Grandjean, en tout point admirable, prend le contrepied de cette interprétation, en tenant que l’expérience dont parle Kant est d’abord expérience ordinaire. Mais plus encore, il montre que l’expérience ainsi entendue n’est pas seulement un principe de destruction de l’ontologie : elle est en tant que telle un enjeu métaphysique à part entière. Il s’acquitte avec éclat de cette tâche, alliant des qualités souvent disjointes : rigueur conceptuelle et profondeur spéculative, clarté d’exposition et densité du style.
Le contresens de l’empirisme : constitution de l’expérience et ontologie
La relative désaffection du commentaire pour une notion si centrale s’explique par un constat : Kant ne s’intéresserait à l’expérience que du point de vue de ses conditions de possibilité – en un mot, à ce qu’il appelle le « transcendantal », soustrait à l’expérience pour autant qu’il la fonde. Or A. Grandjean va s’attacher à remettre en question les présupposés sous-jacents à ce constat et à en complexifier le diagnostic. Entreprise délicate, car le propos n’est surtout pas d’atténuer la spécificité du transcendantal en le faisant dériver de certaines expériences déterminées – ce que font toutes les interprétations enclines à en donner une lecture psychologisante. Ce livre doit en effet se lire dans la continuité d’un premier, Critique et réflexion (Paris, Vrin, 2009), dans lequel l’auteur assumait pleinement pour le transcendantal le caractère de fait à la fois indépassable et impossible à constituer en objet d’une connaissance. Aussi le transcendantal n’est-il pas produit par l’expérience, dans laquelle tout objet est aussi à chaque fois l’effet d’une cause donnée.
Il est donc certain que, pour Kant, le discours sur l’expérience n’a pas à être un discours empiriste. Mais en s’en tenant à ce rejet, on en manque la signification. Aussi toute la première partie du nouveau livre d’A. Grandjean s’intéresse-t-elle à la manière dont Kant détermine la position empiriste. On s’étonnera de prime abord que des auteurs tels que Locke, Hutcheson, Hume, Condillac ou Rousseau soient peu présents dans le livre : c’est que l’empirisme y est envisagé non comme une tradition effective, mais, selon son concept, en tant qu’invention kantienne – une invention depuis laquelle un éclairage original devient éventuellement possible sur ce que ce point de vue kantien constitue alors, après-coup et en vertu d’un certain tour de force, en courant historique cohérent. Si Kant soutient que nos concepts n’ont d’usage que sous l’horizon d’une expérience possible, l’empirisme, en partant de ce même constat, l’interprète à contresens. Être empiriste, c’est soutenir que, puisque nos concepts n’ont de sens que pour l’expérience (thèse relative à l’usage, à laquelle Kant adhère), ils doivent tous provenir de l’expérience (thèse génétique empiriste).
À ce parti-pris, Kant adresse un triple reproche, dont le fait que tel ou tel empiriste se trouve en être exempt serait moins un mérite à mettre à son crédit que l’indice chez celui-ci d’une forme d’inconséquence ou d’un manque de radicalité. Premièrement, l’empirisme ainsi défini échoue à être une philosophie consistante de l’expérience : il est incapable d’en fonder la mise en ordre minimale, qui rend possible quelque chose comme l’apparaître d’un phénomène à un sujet. L’empirisme conduit à dissoudre le fait de l’expérience – il aboutit au scepticisme. Deuxièmement, l’empirisme fournit des règles fécondes pour l’exploration des phénomènes naturels, disqualifiant toute référence à des réalités métaphysiques qui court-circuiteraient cette exploration (une âme immortelle, un acte de liberté, l’existence de Dieu, dont l’invocation est à chaque fois une forme de paresse et un renoncement à comprendre la nature) ; mais il tend aussi de lui-même à convertir cette saine retenue en une décision positive sur ce qui est : l’empirisme véhicule une métaphysique matérialiste, fataliste et athée. Troisièmement, cette dérive est constitutive de l’empirisme pour autant qu’il partage avec le rationalisme classique la conviction qui fait de l’un et de l’autre une forme de dogmatisme : que toute pensée serait une idée de, en prise sur ce dont elle est l’idée, en prise sur de l’être. C’est pourquoi la persistance chez Kant du vocabulaire de la représentation (indissociable de l’horizon d’une présence à l’être), ne doit pas dissimuler son dépassement dans la thèse que toute pensée est d’ordre conceptuel : elle est l’acte de procéder à l’unification d’un divers donné, qui se voit ainsi constitué en objet et qui assurément n’en est pas un indépendamment d’elle. Faute de ce tournant critique, la dénonciation empiriste des métaphysiques rationalistes demeure l’expression d’une ontologie sous-jacente. Kant rompt sans restriction avec l’ontologie, mais cette rupture ne s’épuise pas dans une « modeste analytique de l’entendement » ; elle consiste aussi en une émancipation de la métaphysique, qui dès lors ne sera plus une métaphysique de l’être.
Le trésor de l’empirisme : survenance du transcendantal et anthropologie
Une fois opérée cette critique de l’empirisme, A. Grandjean pourrait en conserver seulement la juste intuition séminale selon laquelle l’usage des concepts s’épuise dans le champ de l’expérience. Or la principale originalité de l’ouvrage consiste, dans sa deuxième partie, à prendre au sérieux le déplacement que l’empirisme opère du plan de l’usage au plan de la genèse, non pour valider la thèse d’une provenance empirique de tous nos concepts, mais pour défendre l’idée d’une survenance du transcendantal à même l’expérience qu’il constitue. Si le transcendantal, avec ses structures a priori, ne dérive pas de l’expérience, ce n’est pas au sens où il la précéderait toujours déjà. Bien qu’il ne vienne pas de l’expérience, il n’advient qu’à l’expérience. C’est le sens de l’affirmation selon laquelle l’a priori n’est pas inné, mais acquis, sur le mode de ce que Kant appelle une acquisition originaire. Cela est vrai, sur le plan théorique, à la fois des formes de l’intuition et des catégories ; mais on peut en dire autant, au niveau pratique, du Faktum de la loi morale : survenant à l’occasion d’une certaine configuration de l’expérience sans en dériver, il le fait certes sur le mode d’une attestation immédiate de mon devoir qui récuse toute ratiocination, mais cette survenance n’en est pas moins indissociable de toute une pédagogie morale préalable. Ce dont A. Grandjean avait, dans son précédent ouvrage, parlé comme d’une « factualité » du transcendantal prend alors la forme plus déterminée d’une « événementialité » : le fait du transcendantal ne précède pas sa mise en œuvre effective, et celle-ci est impossible en deçà de notre prise en charge d’un donné phénoménal que nous constituons en objet d’expérience. Le refus de toute dérivation du transcendantal à partir de l’expérience ne doit donc pas conduire à supposer qu’il pourrait d’une certaine manière exister indépendamment d’elle.
Mais il faut raffiner encore cette thèse que, dans sa généralité, nul commentateur de Kant ne songerait à contester. L’empiricité, sans être une cause productrice des structures transcendantales, n’en est pas non plus le simple prétexte indéterminé : c’est dans un contexte empirique précis que le transcendantal est susceptible de survenir à l’expérience. A. Grandjean en parle comme d’une cause occasionnelle du transcendantal, son sol, ou encore sa condition. De fait, le choix du vocabulaire est difficile : on aurait vite fait de faire passer circulairement l’expérience pour la condition de possibilité du transcendantal, qui n’est pourtant rien d’autre que la condition de possibilité de toute expérience. D’un autre côté, le désir légitime de préserver la pureté du transcendantal ne doit pas conduire à méconnaître un soubassement empirique de la performance effective dans laquelle il s’épuise. Cette conviction interprétative d’A. Grandjean n’est pas une simple subtilité doctrinale. Elle a pour enjeu de prendre en charge depuis le point de vue d’une philosophie transcendantale le plan du discours anthropologique, qui sans cela n’apparaîtrait, au sein du corpus kantien, que comme un à-côté, une récréation ou une rechute. Le principal mérite de ce livre qui n’en manque pas, est ainsi de se tenir sur une ligne de crête : ne pas résorber le transcendantal dans l’anthropologique, mais ne pas méconnaître non plus ce par quoi le point de vue transcendantal est en tant que tel intéressé à l’anthropologie. Pour cette raison, et non parce que Kant aurait sacrifié à un esprit d’époque, le philosophe transcendantal ne peut manquer d’être aussi un lecteur assidu de la tradition empiriste.
D’où une relecture forte et lumineuse de passages négligés, souvent déconcertants voire dérangeants pour le commentateur, dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique en particulier. On sait que toute expérience renvoie à une aperception originaire ; mais n’y a-t-il pour autant rien à dire du fait que la conscience puisse être altérée dans l’état de rêve, d’ivresse, de folie ? On sait qu’il n’y a d’expérience effective que par mise en forme catégoriale d’un divers donné dans la sensation, et le questionnement transcendantal s’en tient là ; mais si cela suffit pour la question de droit, celle des conditions de possibilité d’une expérience en général, faut-il juger absolument insignifiante la structuration de fait de notre capacité sensorielle en cinq sens bien déterminés et non superposables dans leurs performances respectives ? Car non seulement il n’y a pas d’expérience dont la sensation ne soit un ingrédient, mais encore il faut bien prendre en charge les déclarations explicites de Kant, suivant lesquelles jamais nous n’accéderions à des expériences si parmi nos sens ne figurait de fait celui du toucher (par lequel nous apprenons à nous rapporter à travers nos perceptions à des objets distincts du sujet percevant), ni d’ailleurs si nous étions tous dépourvus du sens de l’ouïe (par lequel nous apprenons à nous rapporter au signe comme signe, ce qui rend possible la formation de concepts).
On sait qu’il est exclu que les formes déterminées de l’existence sociale (la différence des cultures, voire celle des races rapportées à l’influence du climat) délivrent le sens de l’expérience morale, ce qui reviendrait à en assumer la relativisation ; mais faut-il croire qu’elles seraient pour autant sans incidence sur la possibilité pour nous d’accéder à cette expérience morale dans toute sa pureté ? La démonstration est convaincante : à chaque niveau se vérifie le paradoxe d’une condition empirique qui rend possible l’accès à ce dont la signification est pourtant, n’en déplaise à l’empiriste, irréductiblement en excès sur ce qui permet d’y accéder. De ce point de vue, les analyses qu’A. Grandjean consacre à deux reprises (p. 258-267, puis p. 297-303) au premier paragraphe de l’Anthropologie du point de vue pragmatique ont une valeur exemplaire, prenant pour objet spécifique la maturation de l’expérience dans la petite enfance et la manière dont s’y nouent pensée et langage, mais fixant en même temps une ligne interprétative féconde, et dorénavant incontournable, pour l’ensemble du livre et pour un pan considérable du corpus kantien.
Antoine Grandjean, Métaphysiques de l’expérience. Empirisme et philosophie transcendantale selon Kant, Paris, Vrin, 2022, 446 p., 39 €.