Comment fabrique-t-on de la sociologie aujourd’hui ? À partir de leurs trajectoires croisées, trois sociologues reviennent sur leurs conditions de travail et la manière dont elles affectent leur production scientifique.
Comment fabrique-t-on de la sociologie aujourd’hui ? À partir de leurs trajectoires croisées, trois sociologues reviennent sur leurs conditions de travail et la manière dont elles affectent leur production scientifique.
« Comment s’invente la sociologie » ? Dans leur nouveau livre, les auteurs proposent en 442 pages un mode d’emploi de la sociologie française qui confronte les pratiques et les expériences de trois sociologues de générations différentes. On ne trouvera pas dans ce livre de dictionnaire de concepts ou même de description de la manière de faire de la sociologie pragmatique [1], bien que les auteurs se réclament de cette approche, mais plutôt un retour d’expérience qui prend en compte à la fois les trajectoires personnelles et les contextes institutionnels de production de la recherche en sciences sociales.
Autour de trois parties (« l’atelier des sociologues », « l’appareil sociologique », « la sociologie dans la société »), le livre explore ce qui constitue le travail sociologique. On y décrit les parcours des auteurs, leurs rapports à l’écriture, aux revues, ou encore l’implication politique de leurs travaux.
L’un des intérêts de ce dialogue est de confronter la pratique et l’expérience d’un chercheur formé « à l’ancienne » dans les années 1960, avec ceux de générations plus récentes (thèses soutenues en 2008 pour Arnaud Esquerre et 2009 pour Jeanne Lazarus). Dans un parcours semé d’embûches, la légitime préoccupation de ces derniers est de trouver un poste stable et se faire accepter de la communauté des sociologues, notamment de ceux qui les suspectent d’hostilité envers les travaux de Pierre Bourdieu. À l’époque de Luc Boltanski « il n’était pas très difficile de trouver un poste dans l’une ou l’autre des organisations qui se créaient alors » (p. 19). Aujourd’hui, comme l’explique Jeanne Lazarus, l’essentiel est d’être perçu comme le spécialiste de son domaine et les laboratoires, de grosses structures, sont organisés pour répondre aux attentes de leurs tutelles portant sur l’industrialisation de la recherche (bibliométrie, acquisition d’un financement de l’European Research Council (ERC), internationalisation, etc.). Le livre témoigne donc à la fois de la transformation du métier dans le milieu académique, mais également des institutions qui l’incarnent et, pour le dire comme les sociologues pragmatistes, de la transformation des épreuves permettant d’être reconnu comme un sociologue avec qui compter. Le chapitre consacré à la construction des enquêtes ouvre la boîte noire de la fabrique de la sociologie. Il montre, au-delà du dualisme habituel entre qualitatif et quantitatif, la diversité des dispositifs créatifs mis en place par les chercheurs pour répondre à une question sociologique donnée.
Luc Boltanski, Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus se connaissent bien : les deux derniers ont réalisé leurs thèses sous la direction du premier, Arnaud Esquerre ayant également accompagné Luc Boltanski dans l’écriture de ses deux derniers ouvrages [2]. S’il est pris grand soin de préciser dans l’avant-propos qu’il ne s’agit pas d’un livre mémoriel dans lequel de jeunes chercheurs s’attachent à recueillir la parole du maître, il n’en demeure pas moins qu’une forte asymétrie s’observe dans les trois récits. La narration de Luc Boltanski est intéressante parce qu’elle documente, à partir de la position d’un chercheur qui en a été partie prenante, l’apparition des nouvelles sociologies dans le courant des années 1980 [3].
Luc Boltanski a commencé sa carrière dans les années 1960 en accompagnant Raymond Aron et surtout Pierre Bourdieu dans la création du Centre de Sociologie Européenne (CSE). Le moment le plus effervescent de cette période est la création et l’animation des Actes de la recherche en sciences sociales, revue atypique de sociologie, puisqu’elle mêle une approche théorique spécifique et une recherche rigoureuse, tout en mobilisant l’univers des arts graphiques pour en rendre compte. Luc Boltanski participera activement à cette aventure jusqu’en 1976, dans un laboratoire qu’il qualifie de modèle « maître/disciples », avant d’être progressivement mis à l’écart et de rompre avec Pierre Bourdieu. Il se trouve en effet à l’étroit dans le paradigme bourdieusien qu’il s’efforce de déformer en travaillant sur les situations « troubles ». Luc Boltanski a alors « le projet de constituer la forme affaire en tant que forme sociale et, plus généralement, de mettre en œuvre une sociologie portant une grande attention aux disputes au cours desquelles les personnes s’engageaient activement, plutôt qu’une sociologie s’astreignant surtout à dévoiler les déterminismes que des agents subiraient passivement » (p. 88). La première partie de cette histoire est déjà documentée [4].
La deuxième partie de l’histoire, celle qui a conduit à la création du Groupe de Sociologie Politique et Morale (GSPM) avec Michael Pollak et Laurent Thévenot, l’est, elle, beaucoup moins. C’est l’un des intérêts de l’ouvrage que de retracer la genèse de ce qui fut en France un lieu de créativité et d’inventions conceptuelles dans le courant des années 1980 et 1990. Cette histoire est celle d’une démarche à la fois personnelle et collective de chercheurs issus de différentes institutions. Les échanges avec Laurent Thévenot furent décisifs puisque c’est avec lui qu’il construisit le modèle des Économies de la grandeur [5] qui allait s’imposer comme le cadre de référence du GSPM durant une décennie. Une première version du livre paraît en 1987 et trouve un écho bien au-delà du cercle des sociologues puisqu’il est discuté au sein des collectifs d’économistes hétérodoxes à l’université de Panthéon-Sorbonne ou encore à Nanterre. Des études réalisées dans des institutions connexes, notamment au Centre d’Études de l’Emploi (CEE), consolident le modèle théorique par des enquêtes empiriques [6].
Le GSPM à cette époque est un lieu d’expérimentation où les réflexions des uns et des autres enrichissent le cadre commun que Luc Boltanski désigne par le terme de yeshiva [7]. Le groupe a peu de ressources propres. À la fin des années 1990, il s’agit physiquement de trois petits bureaux au bout d’un couloir du 105 boulevard Raspail. Il y a bien quelques projets collectifs financés sur contrat (par exemple sur le risque ou les affaires avec des jeunes chercheurs parfois encore en thèse, comme Cyril Lemieux, Didier Torny, ou encore Francis Chateauraynaud), mais ce n’est pas l’essentiel. Quelles que soient leurs institutions formelles d’appartenance, ceux qui choisissaient de se réunir au GSPM le faisaient avant tout pour faire partie d’une aventure intellectuelle de premier plan : ils étaient là où se réinventait la sociologie comme d’autres l’étaient au Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) de l’École des mines de Paris [8]. Comme l’explique Arnaud Esquerre, le laboratoire de Bourdieu et le GSPM « se vivaient par rapport à des adversaires théoriques, ainsi que par rapport à des alliés, le GSPM étant allié, à l’époque, au CSI » (p. 131). Luc Boltanski précise même qu’ils étaient « quasiment jumelés » (p. 36).
Les raisons de l’éclatement de ce groupe dans l’année 2012 sont peu explicitées par Luc Boltanski, qui renvoie à des dissensions internes en germes à partir de la reconfiguration de son propre programme de recherche, marquée par la publication du Nouvel Esprit du capitalisme [9] et surtout par la parution de son ouvrage De la critique [10]. Comme il l’écrit : « le labo s’est effondré de lui-même en 2011, à la suite de conflits internes » (p. 128).
Pour le comprendre, il faut rappeler que selon Luc Boltanski, la vie intellectuelle d’un laboratoire yeshiva s’effectue par des discussions herméneutiques dans un séminaire commun. Dans ce modèle « l’entropie peut se manifester par l’intermédiaire d’une agitation chaotique qui ne permet plus l’accumulation » (p. 125-126). Dans l’histoire du GSPM, le séminaire avait cessé d’être ce lieu où « le but commun est d’arriver aux niveaux les plus élevés de créativité interprétative » (p. 123). Le plus gros du travail de création se déroulait en réalité, dès les années 1990, dans les séminaires des directeurs d’études, qui constituaient (selon les mots de Luc Boltanski) le véritable laboratoire (p. 126 et 160) et qui reproduisaient, en quelque sorte et à plus petite échelle, le modèle « maître/disciples » qu’il avait connu chez Pierre Bourdieu.
Du travail en commun aboutissant à la production du cadre des Économies de la grandeur succédèrent ainsi deux trajectoires académiques en compétition. Pour quelqu’un qui aurait regardé le laboratoire de l’extérieur, cela semble relever d’un partage des tâches : à Luc Boltanski revient l’étude de la transformation des entités globales, comme le capitalisme, par l’analyse de gros corpus de textes ; Laurent Thévenot quant à lui se penche sur la description des régimes du proche, à partir d’approches phénoménologiques. Le séminaire « commun » devient alors le théâtre d’affrontements entre deux programmes désormais concurrents, où doctorants et jeunes chercheurs tiennent parfois le rôle de francs-tireurs. Peu de doctorants comme Jeanne Lazarus se permettent de fréquenter les deux univers.
En parallèle du laboratoire yeshiva et du laboratoire « maître/disciples », il existe pour Luc Boltanski un troisième modèle de laboratoire : le « laboratoire entreprise ». Il s’agit d’une organisation de type bureaucratique essentiellement financée sur contrat. « Comme dans une entreprise, il faut que l’on puisse dire qui est membre, qui n’est pas membre, qui fait quoi, etc. » (p. 124). Dans un laboratoire entreprise il n’y a plus d’orientation théorique commune, ce qui compte c’est la professionnalisation. Le Centre de Sociologie des Organisations (CSO) que Jeanne Lazarus rejoindra une fois recrutée au CNRS correspond à ce modèle.
À la fin de la période, le GSPM est donc toujours une appellation prestigieuse pour ses membres, mais de moins en moins d’origine contrôlée. Les derniers travaux de Luc Boltanski sont perçus par les autres membres comme « une régression qui mettait en danger l’effort auquel ils se consacraient pour construire une sociologie pragmatique » (p. 106). De jeunes chercheurs autour de Cyril Lemieux ou Bruno Karsenti créent alors le Laboratoire Interdisciplinaire d’Études sur les Réflexivités (LIER), motivés par l’idée de développer leur propre yeshiva. En suivant leur route, on pourrait dire qu’ils sont en quelque sorte restés fidèles à l’esprit de Luc Boltanski et ses acolytes à la création du GSPM.
Les parcours de Jeanne Lazarus et Arnaud Esquerre témoignent des difficultés pour les jeunes chercheurs de s’insérer dans un monde académique où les sciences sociales sont peu valorisées. Après sa thèse et en recherche de financement, Jeanne Lazarus postule à un poste chez Orange labs, ce qui est mal compris de ses amis normaliens qui, à cette annonce, la regardent, explique-t-elle, comme si elle avait « voté à l’extrême droite » (p. 48). L’année suivante, elle est recrutée à 30 ans passés au CNRS. Arnaud Esquerre, quant à lui, accepte après sa deuxième année de thèse, un poste de chargé de mission auprès du PDG de France Télévisions. Il rentre au CNRS en 2012 et intègre d’abord le Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC) puis l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) où il retrouve Luc Boltanski. Il prend la direction de l’IRIS en 2018. Tous les deux sont aujourd’hui Directeurs de Recherche (DR) au CNRS.
La sociologie ne s’invente pas seule. Elle évolue sous l’effet d’interactions avec d’autres, au premier chef desquels les commanditaires. Ces derniers ont largement changé depuis trente ans. Ceux qu’a connus Luc Boltanski se situaient dans la proximité des ministères et partageaient, en général, avec les chercheurs un même idéal progressiste. Ils agissaient en tant que passeurs entre les sciences sociales et la politique. Ils ont été remplacés par des agences impersonnelles comme l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), dont la préoccupation principale, explique Arnaud Esquerre, est la bonne exécution du budget. On attend de surcroît des sociologues qu’ils se penchent sur la résolution des problèmes sociaux. Or ils doivent réussir à s’en extraire pour ne pas agir en experts et faire avancer les questions sociologiques. Enfin, bien qu’elle partage une substance commune avec la politique, la sociologie doit s’en différencier pour conserver sa crédibilité en tant que science. Forts de ces trois constats, les auteurs concluent leur ouvrage sur une note optimiste. « À l’extérieur de la discipline, écrivent-ils sans donner beaucoup d’exemples, des perspectives plus ou moins inspirées par la sociologie se sont diffusées, notamment depuis les médias et depuis l’enseignement secondaire et universitaire » (p. 426).
Est-ce à dire que la sociologie se porte bien ? Si celle-ci est partout, c’est pourtant davantage aux économistes, dont les approches comportementalistes se déplacent de plus en plus sur le domaine des sociologues, auxquels on demande des préconisations normatives. Ces derniers proposent en effet « des modèles mathématisés qui se présentent comme prédictifs » (p. 325). On n’a jamais autant parlé de sociologie, sans que ces discours aient beaucoup d’impact sur son objet, qu’on l’appelle « le social » ou « la société ». Est-ce vraiment le signe de la bonne santé d’une discipline de sciences sociales ?
par , le 9 décembre
Emmanuel Kessous, « Grandir en sociologue », La Vie des idées , 9 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Grandir-en-sociologue
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Cf. Y. Barthes et alii. Sociologie pragmatique : mode d’emploi, Politix vol 3-103, p. 175 à 204.
[2] L. Boltanski, A. Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, nrf, 2017. Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIᵉ siècle, Paris, Gallimard, nrf, 2022.
[3] Cf P. Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Armand-Colin, coll 128, 2004.
[4] L. Boltanki Rendre la réalité inacceptable : À propos de « La production de l’idéologie dominante », Paris, Démopolis, 2008.
[5] L. Boltanski et L. Thévenot, les économies de la grandeur. Paris, PUF, Cahier du centre d’études de l’emploi, 31, 1987. Réédition sur le titre De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, nrf, Gallimard, 1991.
[6] Cf notamment L. Boltanski et L. Thévenot dir. Justesse et justice dans le travail, Paris, PUF, cahier du CEE, 33, 1989. Les enquêtes portent notamment sur les banques mutualistes (André Wissler), la production du camembert (Pierre Boisard et Marie-Thérèse Letablier), une municipalité (Claudette Lafaye) ou les conflits au travail (Francis Chateauraynaud et Nicolas Dodier).
[7] En référence aux maisons d’étude dans la tradition juive. Le terme est emprunté à Marc-Alain Ouaknin, invitation au Talmud, Paris, Flammarion, champs, essais 2018.
[8] La nouvelle sociologie des sciences de Bruno Latour a, en effet, joué un rôle important dans l’éloignement de Luc Boltanski du cadre bourdieusien. Les deux écoles de pensée, alors en fort développement, partageaient une même préoccupation pragmatiste, mais elles maintenaient un point de vue critique sur l’architecture globale de leur modèle respectif. Cf B. Latour « dialogue entre deux systèmes de sociologie », in M. Breviglieri, C. Lafaye, D . Trom dir., Compétences critiques et sens de la justice : Colloque de Cerisy, Paris, Economica, 2009, pp. 359-390.
[9] L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, tell, 2011. 1re édition 1999.
[10] L. Boltanski, De la critique, Paris, Gallimard, nrf, 2009.