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Recension Philosophie Histoire

La Terre privatisée

À propos de : Frédéric Graber, Fabien Locher (dir.), Posséder la nature. Environnement et propriété dans l’histoire, Éditions Amsterdam


par Pierre Crétois , le 4 décembre 2019


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Un recueil de textes inédits en français illustre la complexité des modes d’appropriation des ressources naturelles et de la terre dans le monde, du XVIe siècle à nos jours. Des communs ruraux à la marchandisation de l’eau, l’ouvrage invite à s’interroger sur ce que « posséder la nature » veut dire.

Cet ouvrage collectif dirigé par deux historiens, Frédéric Graber et Fabien Locher, se présente comme un recueil de textes initialement publiés en anglais entre 1976 et 2013. Il s’agit majoritairement de travaux d’historiens se situant dans le champ de ce que nous pourrions nommer les études sur la propriété et les communs.

La question du commun et des communs a été introduite dans le champ académique français par les travaux des philosophe et sociologue P. Dardot et C. Laval d’un côté et des économistes B. Coriat et F. Orsi de l’autre. Depuis, des juristes et des historiens contribuent également à travailler cette question. Leurs recherches s’intéressent notamment aux régimes d’appropriation et mettent en cause le primat de la propriété privée absolue et exclusive dans notre rapport aux ressources matérielles.

Depuis Blackstone en Angleterre (Commentaries on the Law of England, 1765) et Pothiers (Traité du domaine de propriété, 1772) en France, la propriété privée est définie comme un droit absolu et exclusif, imposant la mainmise despotique du propriétaire sur ce qui lui appartient. Le régime dominant d’appropriation des ressources matérielles, à savoir la propriété privée, semble faire obstacle à toute forme d’appropriation collective ou même à la prise en compte juridique des biens communs. Comment alors faire valoir le commun face à l’appropriation privative ? Comment gérer démocratiquement une ressource commune sur laquelle une communauté d’usagers se distribuerait des droits ? Voici, de façon très générale, les questions qui animent ce champ de recherche pluridisciplinaire.

Dans ce cadre, l’originalité de cet ouvrage est de se concentrer sur la question écologique et, plus généralement, celle des effets des phénomènes d’appropriation sur les rapports de l’homme à la nature en portant à la connaissance du lectorat francophone des travaux inédits en français. Même si, contrairement à ce qu’écrivent les auteurs, cette question est déjà fort bien traitée et balisée en France (on citera, en particulier, Le dictionnaire des biens communs coordonné par M. Cornu, F. Orsi et J. Rochfeld), on ne peut que saluer le fait qu’une nouvelle publication participe au développement et à l’enrichissement de ce champ de recherche en France.

L’ouvrage propose de repenser le droit de propriété à l’épreuve des biens communs et des pratiques du commun. Il se propose également de mettre en perspective le mouvement de marchandisation de la nature face à l’existence et à la persistance des communs pour, in fine, s’interroger sur la façon dont les questions environnementales mettent en question le concept traditionnel de propriété.

Déconstruire le droit de propriété privée

L’ouvrage montre d’abord que la propriété privée n’est pas une réalité juridique pure, atemporelle et séparée. C’est une construction sociale traversée par des pratiques et des champs de force qui contribuent à lui donner sa forme.

L’histoire de la spoliation des terres des Amérindiens par les colons en témoigne. En effet, elle met en scène les divergences dans le rapport à la nature entre les populations indigènes et les colons, sur lesquelles revient l’article de W. Cronon. Ces divergences produisirent nombre de mécompréhensions au sujet des modes de possession de la nature et d’échange des choses au cours des transactions commerciales, durant le XVIe et XVIIe siècle, par lesquelles les colons essayèrent d’acheter les terres des populations amérindiennes. Selon W. Cronon, ce point de vue éclaire d’un jour nouveau la thèse lockéenne du chapitre 5 du Second traité du gouvernement publié en 1689, où le philosophe anglais défend l’idée que la propriété est un droit naturel qui s’acquiert par le travail. Locke s’intéressa de près à l’administration des colonies américaines. Sa proposition de naturaliser le droit de propriété privée acquis par le travail ne peut être innocente, dans son contexte, face à la situation des Amérindiens nomades et vivant de chasse et de cueillette (p. 59 et suivantes).

Les mécanismes d’appropriation ne sont pas simplement des rapports aux choses comme on veut souvent le croire, ils traduisent aussi l’état des rapports sociaux et des rapports de force au sein d’une société. C’est ce dont peut témoigner le cas de la culture du caoutchouc sur l’île de Bornéo qu’évoque la contribution de N. L. Peluso. Comme le montrent déjà la géographie urbaine (existence de quartiers riches et pauvres) et la sociologie de la richesse (les patrimoines sont concentrés dans les mains d’héritiers issus de grandes familles blanches), le rapport à la terre, au-delà même de son éventuelle appropriation privative, n’est pas sociologiquement neutre. Il est le résultat et l’expression des divers rapports sociaux qui s’y inscrivent et la traversent. À Bornéo, du fait de processus souvent violents d’expropriation ou de spoliation, s’exprime une conception ethnique de la citoyenneté comme une condition d’accès à la terre. Ce phénomène a pu conduire à évincer progressivement les populations chinoises immigrées des terres qu’elles exploitaient et ainsi à les « [effacer] du territoire et de l’histoire » (p. 95).

On pourrait également croire que la garantie des droits de propriété suffit à trancher les conflits que la propriété engendre : en cas de conflit, il suffirait de rendre à chacun ce qui est à lui (suum cuique tribuere). Mais rendre à chacun ce qui est à lui est loin d’être une évidence. Les droits de propriété, comme tels, sont profondément incomplets et indéterminés : y faire référence ne suffit pas à trancher les différends. Seuls des arbitrages permettent de tracer la frontière entre les droits. Opposé à l’approche dite « law and economics », le réalisme juridique de M. Horwitz représente une aide précieuse pour traiter cette question. Pour lui, le choix de mettre le droit au service de l’économie ou, à l’inverse, d’en faire un frein demeure une décision souveraine de ceux qui sont dépositaires du droit de trancher les conflits de propriété. L’auteur montre, ainsi, que les arbitrages des juges concernant la gestion de l’eau tendent de plus en plus, au cours du XVIIIe et XIXe siècle aux États-Unis, à favoriser les intérêts économiques des propriétaires de moulins ou de barrages qui exploitent l’eau par rapport aux droits des riverains. La recherche de la prospérité générale par le développement de l’exploitation des cours d’eau devient alors un motif pour sacrifier l’inviolabilité des droits de propriété des riverains à ceux des propriétaires de moulins à eau (p. 119). Les droits de propriété ne sont donc pas des réalités intangibles délimitant des zones de jouissance imperméables les unes aux autres. Ce sont souvent des droits concurrents entre lesquels l’arbitrage a une nature politique.

Marchandiser la nature

Le mouvement par lequel la gestion des droits de propriété tend à être subordonné à l’économie de marché préside à la marchandisation (commodification) grandissante des ressources naturelles. Ce phénomène relativement récent a, certes, des effets positifs sur le développement économique, mais aussi des effets extrêmement néfastes qui sont souvent passés sous silence et que l’ouvrage rappelle de façon salutaire.

La question de l’exploitation privée de la distribution d’eau potable est un problème ancien qui a souvent conduit à l’expropriation de fait des populations locales de la source à laquelle elles avaient auparavant accès librement et gratuitement. Il existe des exemples récents de cela, notamment le cas célèbre des révoltes contre la privatisation des sources d’eau au Cochabamba en Bolivie. T. Steinberg s’attache à décrire la façon dont ce même phénomène a opéré aux États-Unis dans la vallée du Merrimack au XIXe siècle, permettant ainsi à des entreprises privées de dégager un bénéfice de l’exploitation de ressources naturelles.

Un autre phénomène extrêmement important participant à la marchandisation de la nature est le cas des brevets sur le vivant dont le Plant Patent Act de 1930 constitua un acte important, sur lequel revient D. J. Kevles. Plus récemment, la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique de 1992 a remis en cause l’idée de « patrimoine commun » en facilitant encore plus largement la brevetabilité du vivant et des savoirs indigènes, expropriant de fait les populations autochtones de certaines ressources et de savoirs médicinaux traditionnels transmis par la coutume. Nombre d’importants travaux juridiques auxquels il n’est pas fait mention dans l’ouvrage se consacrent à faire l’histoire de ces transformations récentes, mais essentielles, du droit.

Des enclosures publiques ?

On a souvent tendance à réduire le phénomène de la mise en clôture (enclosure) à la privatisation. D’ailleurs, le mouvement d’enclosure des champs, aux XVIIe et XVIIIe siècles en Europe, fut très largement favorable aux propriétaires privés. On sait moins que, comme le soulignent plusieurs contributions de l’ouvrage, l’enclosure est aussi le fait de la puissance publique. En domanialisant des terres, des forêts, des parcs, des sources, etc., l’État les fait siens et en exclut toute une série de populations et d’usages traditionnels.

Ainsi, R. Hölzl, empruntant au célèbre historien E. P. Thompson, rappelle que la domanialisation des forêts aux XVIIIe et XIXe siècles en Allemagne conduisit à la remise en cause des activités forestières traditionnelles et des pratiques communales que la coutume autorisait. Le cas des parcs naturels est aussi éclairant. R. P. Neumann s’intéresse au cas des parcs naturels de Tanzanie dont la mise en place par le colon anglais a imposé le déplacement et le parcage de la population autochtone au nom de la conservation de la nature. De la sorte, les parcs et zones protégées ont pu fonctionner comme des enclosures publiques entravant l’accès aux communs locaux et aux ressources des communautés indigènes (p. 197).

Quand les communs résistent à la privatisation

Pourtant, la propriété privée n’a jamais été, historiquement, le régime qui a présidé à la gestion des rapports sociaux liés aux terres agricoles. L’histoire du droit nous apprend qu’à l’époque médiévale il existait une multitude de titulaires sur les mêmes fonds. Cela rendait difficile, voire impossible, la clôture des champs, d’autant que certains lopins avaient vocation à rester d’usage commun. Les articles qui traitent des communs, là encore très inspirés des travaux d’E. P. Thompson, montrent que la pratique des communs ruraux se mêle à l’affirmation de « communs d’existence » de la part des groupes sociaux qui occupent et exploitent la terre pour en vivre.

Ces articles permettent également de remettre en cause la théorie simpliste et schématique de G. Hardin sur la « tragédie des communs », selon laquelle les biens laissés en communs tendent fatalement à leur perte. Les communs ruraux dont parle l’article de R. Netting sont au contraire des ressources dont l’accès et l’exploitation sont réglés par du droit et gérés en commun, et dont il ne résulte donc aucune surexploitation. R. Netting montre que la persistance actuelle des communs ruraux dans les Alpes de Suisse alémanique ne conduit pas au désordre, mais représente, au contraire, une pratique agricole parfaitement adaptée aux modes de vie et aux contraintes de la vie montagnarde et qu’à ce titre la privatisation des communs serait, à n’en pas douter, plus tragique que leur maintien [1].

Les communs sont aussi une manière de gérer la rareté dans le cadre des économies de subsistance. Selon J. C. Scott, les valeurs des paysans d’Asie du Sud-Est au XXe siècle seraient façonnées par un droit à la subsistance dans un cadre où la disette est une menace permanente. Ces valeurs s’inscrivent dans les usages collectifs des terres et des forêts et forment ce que le sociologue appelle une « éthique de la subsistance » (p. 239). Mais, au contraire de ceux qui idéalisent les formes de solidarité à l’œuvre dans les régimes de subsistance, l’auteur montre que l’égalitarisme qui y règne est plus conservateur que radical : « ce qu’il revendique n’est pas l’égalité entre les êtres, mais leur droit à survivre » (p. 250). Ces formes « d’économie morale », qui donnent à chacun de quoi se nourrir, se sont néanmoins heurtées aux pratiques agricoles coloniales qui, faisant violence aux usages traditionnels, ont conduit à l’exacerbation de la conflictualité régionale.

Il ne s’agit pas pour autant de glorifier ni de sublimer les communs traditionnels, comme certains qui rêvent de leur retour. P. Warde montre que les communs paysans d’Allemagne, du XVe au XVIIIe siècles, étaient certes gérés, et donc loin du désordre annoncé par « la tragédie des communs » d’Hardin, mais pas nécessairement au profit des populations les plus précaires ni de la préservation à long terme des zones exploitées (p. 286-287). Ce texte nous invite donc, de façon particulièrement salutaire, à ne pas idéaliser les pratiques rurales sous l’Ancien Régime.

La propriété et la question environnementale

La propriété privée se trouve interrogée à nouveaux frais par la question environnementale. Comment, en effet, préserver les biens communs sans, d’un autre côté, limiter et réglementer l’usage et l’exploitation de la propriété privée, et plus largement de ce qui appartient à chacun, afin de les rendre compatibles avec ce qui est à tous ?

La mise en œuvre de réglementations strictes tendant à modérer et à affaiblir les droits des propriétaires sur le foncier a été un mouvement important durant la deuxième moitié du XXe siècle, comme le montre A. Rome. Mais ces tentatives politiques pour limiter les droits des propriétaires afin de les rendre compatibles avec la préservation des ressources environnementales se sont heurtées, aux États-Unis dans les années 1970, à l’opposition des propriétaires soucieux de préserver leurs intérêts économiques. S. Banner montre que, durant les dernières décennies du XXe siècle, loin de faire reculer les droits de propriété, la question écologique a permis leur réaffirmation. L’instauration de droits à polluer et la compensation des propriétaires dont les intérêts sont négativement affectés par les réglementations environnementales ont conduit à renforcer la propriété privée.

Effervescence scientifique autour des communs

Du seul fait qu’il porte à la connaissance du public français une série de textes importants, ce livre doit être salué. Néanmoins, les directeurs de l’ouvrage ne justifient pas véritablement l’importance de traduire un corpus en langue anglaise majoritairement produit par des chercheurs états-uniens ou anglais. En outre, dans leur introduction, ils passent sous silence l’importante littérature sur la question publiée ces dernières années en français, en italien ou en espagnol sous le label maintenant bien repérable des « communs ». Dans ce contexte scientifique, l’ouvrage présente un intérêt indéniable, mais il aurait été bon que les directeurs prennent le soin d’insérer leur proposition au sein de ce champ interdisciplinaire maintenant bien constitué. Cela n’aurait en rien nui à l’originalité ni à l’utilité de leur entreprise, mais aurait souligné sa pertinence et son intérêt scientifique. On ne peut donc que regretter la quasi-absence d’état de l’art.

Une fois passée cette prévention, il faut admettre que le volume présente quelques excellents textes qui, sans être nécessairement tous originaux, permettent d’éclairer d’un jour neuf le panorama des études historiques sur le domaine et d’enrichir les débats actuels.

Frédéric Graber, Fabien Locher (dir.), Posséder la nature. Environnement et propriété dans l’histoire, Éditions Amsterdam, 2018, 350 p., 24 €.

par Pierre Crétois, le 4 décembre 2019

Aller plus loin

• David Bollier, Think Like a Commoner : A Short Introduction to the Life of the Commons, New Society Publishers, 2014
• Jean-Pierre Chanteau, Benjamin Coriat, Agnès Labrousse, Fabienne Orsi (coord.), « Autour d’Ostrom : communs, droits de propriété et institutionnalisme méthodologique », Revue de la régulation, n° 14, automne 2013
• Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (dir.), Le dictionnaire des biens communs, Puf, 2017
• Benjamin Coriat et Fabienne Orsi (dir.), Le retour des communs et la crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, 2015
• Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, La découverte, 2014.
• Jean-Michel Harribey, Jean Tosti (coord.), « Les biens communs », La revue des possibles, n° 5, Hiver 2015
• Christian Laval, Pierre Sauvêtre, Ferhat Taylan (dir.), L’alternative du commun, Hermann, 2019
• Rémi Schweizer, « Des biens pas si communs ? le cas des bisses valaisans », in Elodie Bertrand, Pierre Crétois, Caroline Guibet Lafaye, Philippe Poinsot, Cédric Rio, L’accaparement des biens communs, Presses universitaires de Nanterre, 2018
• Edward Palmer Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present, n° 50, 1971, p. 76-136
• Sarah Vanuxem, La propriété de la terre, Wildproject, 2018
Entretien avec Marie Cornu
Portrait d’Eleonor Ostrom
• Débat entre Allan Greer & Lionel Maurel.
• Colloque « Les limites du marché : la marchandisation de la nature et du corps », Université Paris I, les 13 et 14 septembre 2018.
• Colloque « Entre État et marché, la dynamique du commun », Université Paris II Assas, du 8 au 10 juin 2017.

Pour citer cet article :

Pierre Crétois, « La Terre privatisée », La Vie des idées , 4 décembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Graber-Locher-nature-Environnement-propriete-histoire

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Notes

[1Les travaux de Rémi Schweizer sur l’institution des systèmes d’irrigation traditionnels partagés (les bisses) dans le Valais illustrent de la même idée.

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