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Recension Philosophie

Géométrie non euclidienne des passions

À propos de : D. Rabouin, Vivre ici. Spinoza, éthique locale, PUF.


par Pascal Sévérac , le 2 mars 2011


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Devenir un spinoziste riemanien. Tel est l’étrange désir de David Rabouin, qui propose une lecture très inspirée, résolument novatrice et volontairement infidèle de la pensée spinoziste.

Recensé : David Rabouin, Vivre ici. Spinoza, éthique locale. PUF, 2010, 192 p., 19 €.
Ce livre a fait l’objet d’un débat public dans le cadre du Collège international de philosophie le samedi 5 mars prochain à la Bibliothèque Mouffetard-Contrescarpe, salle d’étude, 74-76 rue Mouffetard, 75005, Paris. Intervenants : Pierre Cassou-Noguès ; David Rabouin ; Pascal Sévérac ; Lorenzo Vinciguerra ; Pierre Zaoui. On trouvera ci-dessous l’intervention de Lorenzo Vinciguerra.

Spinoza a achevé en 1670 l’un des ouvrages les plus énigmatiques de l’histoire de la philosophie, l’Éthique, qui ne prétend rien moins que démontrer à la façon des géomètres comment conquérir son salut. À la façon des géomètres (more geometrico) signifie ceci : pour expliquer l’existence de Dieu, les rapports entre le corps et l’esprit, le fonctionnement de la vie affective, et les moyens de sortir de la servitude pour atteindre la béatitude, l’Éthique épouse le modèle de l’axiomatique euclidienne permettant, à partir de définitions et d’axiomes, la déduction de tout un réseau de propositions, accompagnées à l’occasion de corollaires, scolies et appendices. En somme, l’Éthique de Spinoza propose le tour de force de parler de Dieu, de l’homme et des sentiments qui composent la chair de son existence, par les voies de la géométrie la plus rigoureuse.

David Rabouin, spécialiste de philosophie et d’histoire des sciences, tenta d’abord – il le confie dans les premières pages – de parfaire l’axiomatique spinoziste, de parvenir au livre mathématico-philosophique par excellence, qui élèverait le concept philosophique au rang de science pure, et dure. Mais D. Rabouin a renoncé à une telle ambition, car il percevait au fond la véritable insuffisance du système spinoziste : non pas sa rigueur imparfaite, son formalisme à durcir, mais au contraire son trop-plein, son absolutisme intenable, sa position de « surplomb », à laquelle il ne croyait plus.

David Rabouin en effet entend se passer de cette logique de l’absolu, de la substance et de ses attributs infinis (la pensée et l’étendue), par laquelle commence l’Éthique pour définir Dieu, c’est-à-dire le Réel. Au fond de ce refus se niche un empirisme : l’expérience ne nous donne pas accès à cet ordre global de la nature, à cet être absolument infini, et absolument cohérent, duquel il faudrait partir pour en déduire, en bon ordre, tout ce qui est utile au salut. Mais refuser le point de vue global, écarter l’idée de lois générales de la nature ne signifie pas en finir avec l’idée de nécessité. La philosophie spinoziste est connue pour son nécessitarisme, qui s’applique à l’homme : ce dernier n’est pas un « empire dans un empire », il ne dispose d’aucun libre arbitre, il obéit, corps et âme, à des lois qu’il peut comprendre, mais auxquelles il ne peut échapper. David Rabouin accepte donc la nécessité, mais la nécessité locale – celle dont on fait l’expérience à travers nos affects. Le désir, la joie, la tristesse ne se décident pas : ils s’imposent à nous, et cette nécessité affective est à la fois tout ce qui importe à notre vie, et le seul horizon à partir duquel il est possible d’agir.

Tel est donc le Spinoza que retient David Rabouin. Les spécialistes diront : c’est celui qui commence avec la partie III de l’Éthique (« De l’origine et de la nature des affects »), c’est le Spinoza le plus « existentiel » ; les autres penseront : un Spinoza qui parle de notre vie affective, soit. Mais pourquoi y mettre encore de la géométrie ? Et surtout de la géométrie non plus euclidienne, mais riemanienne ? Pourquoi, si on se débarrasse de l’ontologie de l’absolu, de la globalité d’un ordre substantiel, conserver encore l’idée d’un modèle mathématique pour comprendre cette vie affective et tenter de la vivre mieux ?

C’est que pour l’auteur, la géométrie n’est pas qu’une question de forme. Certes Spinoza, fidèle à Euclide, utilise la forme synthétique pour développer son éthique, autrement dit il présente de manière unifiée et systématique ses résultats, en suivant non pas l’ordre de la découverte des vérités (comme Descartes dans les Méditations métaphysiques), mais l’ordre de leur déduction. Mais là n’est pas l’essentiel : le véritable geste de Spinoza, dans sa méthode de production du vrai, relève de la méthode génétique, qui rend compte du processus, voire de la procédure d’engendrement des objets qui sont pensés. Prenons un exemple : qu’est-ce qu’un cercle ? Une idée vraie, qui entend être conforme à son objet, répond : c’est une courbe fermée dont les points sont équidistants d’un point donné, nommé centre. Une définition génétique, qui explique pourquoi cette idée est vraie, affirme : c’est la rotation d’un segment de droite dont une extrémité est fixe et l’autre mobile. On obtient ainsi, dit Spinoza, une idée « adéquate » du cercle, qui montre comment construire ce qu’il s’agit de penser. Avec l’idée adéquate, on trouve ou on invente les moyens de faire comprendre pourquoi une idée est vraie : on n’est plus dans la pensée d’un simple résultat, mais dans une dynamique qui rend compte de la genèse d’un effet ou d’une conséquence.

David Rabouin, tout en amputant la philosophie spinoziste de son ontologie générale, en retient donc la méthode génétique, qu’il désire appliquer, comme le fait Spinoza lui-même, aux sentiments – ces affects que l’Éthique considère comme s’il s’agissait de « lignes, de plans et de corps ». Promouvoir l’élucidation rationnelle de notre propre vie affective ; user de la méthode génétique ; affirmer même la pertinence de la géométrie, oui ; mais en partant, dit Rabouin, de l’expérience singulière, locale, de la nécessité de ses propres affects. Ce qui change en vérité beaucoup de choses. Certes, la géométrie est toujours entendue comme mathématique de l’espace, ou en termes spinozistes, comme « pensée de l’étendue ». Mais l’espace lui-même n’est plus considéré comme le cadre déjà donné de notre existence, comme la forme a priori dans laquelle viennent s’inscrire nos expériences. L’espace devient spatialité, processus de spatialisation – ce qui demeure conforme à l’idée spinoziste d’une étendue comprise comme extension, dynamique extensive, véritable force productive des corps qui en sont autant de modifications. Mais cette spatialisation, désormais, n’est plus une dynamique substantielle, qui se pense par elle-même ; elle est ce qui se donne, ou mieux ce qui se construit, à partir du lieu même où une expérience affective est vécue. D’où la nécessité, pour penser ce mouvement de constitution de l’espace à partir d’une expérience locale, d’une nouvelle géométrie, d’une géométrie véritablement génétique, dont Spinoza ne disposait pas, puisqu’il ne connaissait que la géométrie euclidienne, synthétique sans être génétique. Il faut dès lors être fidèle à Spinoza contre Spinoza, en renonçant au modèle euclidien, et en convoquant une approche de la spatialité qui n’a été possible qu’à partir du milieu du XIXe siècle : celle qu’élabore la géométrie de Riemann, conciliant à la fois l’exigence axiomatique (la déduction à partir de postulats) et l’exigence génétique (la construction de son propre espace).

Se faire « spinoziste riemanien » signifie donc s’intéresser non plus « à la forme du donné, mais à la donation de la forme » (p. 86), et accepter cette contrainte : « on ne peut plus partir de l’espace comme système de places et il faut donc partir de la place toute nue, du lieu, de l’“ici” et tenter de récupérer à partir de cette donnée un concept renouvelé de l’espace » (p. 89). Dans la géométrie de Riemann, il n’y a plus d’essence globale du cercle ; l’essence du triangle n’a plus pour propriété d’avoir la somme de ses trois angles égale à deux droits. L’essence du cercle ou du triangle dépend de la courbure de l’espace dans lequel ils se situent ; mieux, ils se situent en un espace qui se constitue à travers leurs propriétés singulières.

L’enjeu de l’éthique spinoziste revisitée par D. Rabouin est dès lors non pas de proposer une nouvelle géométrie, formelle, des affects ; mais de penser à la manière de la géométrie riemanienne la construction d’espaces affectifs singuliers, proposant pour eux-mêmes leurs propres outils de compréhension et d’évaluation. Que signifie ici « espace affectif » ? Il ne s’agit pas d’une métaphore, consistant à glisser du domaine de l’espace à celui de l’affect : car l’affect se dit à la fois de la pensée et du corps ; il conjoint les dimensions de la pensée et de la spatialité, il est une modalité autant psychique que physique. L’espace affectif, c’est donc l’espace construit en un certain lieu à travers l’expérience de la nécessité et de la continuité d’affects singuliers.

Mais alors, ce qu’on gagne en partant d’une éthique locale, qui se passe de présupposés globaux n’apparaissant plus dès lors que comme des actes de foi, ne le perd-on pas en demeurant fixé sur soi, en une forme de solipsisme incapable de se connecter avec l’altérité, qu’elle soit celle des autres hommes, ou de soi-même en d’autres temps ? En quoi une éthique locale n’est-elle pas qu’une éthique ponctuelle, ne pouvant rien penser d’autre que ce qui se passe en ce lieu-ci, pour ce lieu-ci ? Ainsi, lorsqu’on affirme que la substance première de nos vies n’est plus une substance une et unique, infinie et éternelle, divine en somme ; mais une substance localisée dans l’expérience d’une affectivité singulière, on en finit avec la puissance du commun qui entretisse nos vies affectives – avec la « pensée absolue » qui produit et relie nos esprits, avec l’« étendue absolue » qui, mi-lieu de nos corps, en autorise les rencontres. Si on fait de l’affectivité, et même de l’affectivité passionnelle, celle qu’on subit d’abord sans rien y comprendre, la réalité première de nos vies, toute la question alors est de savoir si l’on n’est pas conduit du coup à en faire également la réalité dernière. Car comment penser la possibilité de quelque chose comme la raison, capable de comprendre les propriétés communes entre les choses, les logiques par lesquelles « elles se conviennent, se distinguent et s’opposent » comme dit Spinoza, si justement on se passe de la présupposition de cette communauté globale entre les choses, qui elle-même se soutient de l’ontologie de la substance ? Car le refus d’un régime de causalité globale, quand bien même il ne s’accompagnerait pas du refus de la nécessité, revient bel bien, semble-t-il, à rejeter la communauté active des corps et des esprits (« l’attribut » en langage spinoziste), à travers laquelle seule, pourtant, les choses peuvent se produire et s’expliquer.

David Rabouin voit tout à fait le problème : c’est même là un des enjeux les plus vifs, les plus passionnants, et les plus difficiles de son ouvrage. Car si le commun n’est pas donné, il faut le construire : il faut à partir de son propre lieu trouver les outils pour penser le global. C’est que partir d’une éthique locale ne signifie pas, pour David Rabouin, refuser toute perspective globale, ou pour le dire autrement : nier toute considération politique. Le politique est même une dimension de l’éthique spinoziste, à laquelle l’auteur se veut fidèle. Mais pour cela, un obstacle doit être levé : celui que constitue l’idée d’une primauté de la représentation sur les affects. Si on ne pense pas une certaine indépendance des affects par rapports aux représentations, qui sont toujours relatives aux cultures, aux temps et aux espaces différents, on risque de croire à l’impossibilité de parler et des sentiments des autres, et de nos propres sentiments une fois passés. Or, rien de plus absurde : nous reconnaissons malgré l’étrangeté des Grecs et des Latins la colère d’Achille ou la cruauté de Néron. Que les espaces affectifs soient localisés ne signifie pas qu’ils ne puissent pas se rencontrer : il nous faut refuser « comme un postulat inutile, douteux et ontologiquement très coûteux […] l’idée de la donnée première d’un ensemble de pures singularités sur lesquelles adviendraient ensuite les ressemblances » (p. 144). L’idée de singularité pure est d’ailleurs impensable, si elle n’est conçue sur un fond de régularité ; l’idée de différence n’a de sens que par rapport à une zone d’indifférence, de laquelle elle jaillit. C’est pourquoi D. Rabouin pense non seulement une continuité interne des espaces affectifs : ils sont un « régime de compatibilité entre affects », où un sentiment de l’enfance (une humiliation par exemple) peut avoir en moi une présence très forte, alors que je suis pourtant devenu si étranger à l’enfant que j’étais ; mais il conçoit également ces espaces affectifs comme ouverts sur des zones d’indiscernabilité qui permettent la rencontre avec d’autres espaces affectifs : l’affect, toujours polarisé, ne fait pas la différence avec certaines choses, qui deviennent alors toutes proches.

On avouera qu’en ce point on a du mal à suivre l’auteur : cette notion de « zone d’indiscernabilité ou de voisinage » ne nous paraît pas absolument claire. Signifie-t-elle que nous n’avons accès à l’autre qu’à travers un lien confus, où son altérité devient d’autant plus sensible qu’elle nous est comme indifférente ? Ce serait bien paradoxal, et la rencontre avec l’autre (en soi ou à l’extérieur de soi) devient assez mystérieuse : la construction du commun, serait-ce l’insensibilité aux petites différences ? On retrouverait ici une difficulté propre à la philosophie spinoziste, consistant justement à faire la distinction entre la « propriété commune », propriété réelle, fondée sur la communauté ontologique de nos corps, véritable matériau de la rationalité, et « l’image commune », matériau de l’imaginaire, forgée par un corps apte à retenir ce en quoi plusieurs autres conviennent, mais inapte à être affecté par leurs différences (Éthique, partie II, premier scolie de la proposition 40).

Pour faire sentir ce que sont ces zones d’indiscernabilité, à travers lesquelles les espaces affectifs singuliers peuvent se connecter, D. Rabouin en appelle au cas de ce « marin perdu » atteint du syndrome de Korsakov, qu’analyse O. Sacks dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau : ce marin d’une cinquantaine d’années a la mémoire de sa jeunesse, jusqu’à ses 19 ans et au début de sa maladie ; mais depuis, il n’a qu’une mémoire du très court terme (une mémoire dite de travail), et se vit, perpétuellement, comme un jeune homme de 19 ans : « chacun des “moments” de sa vie est désormais complètement coupé du “suivant” (notez bien que cette répétition “objective” n’a de sens que pour un regard extérieur) au point qu’il semble ne plus avoir accès à un des ingrédients essentiels de la continuité du “temps”. Sous ce point de vue, la vie de Monsieur K. [le marin] nous offre la possibilité d’accéder directement à ces “zones” que la continuité relie : elles sont, dans son cas, ces lieux où les choses restent suffisamment proches les unes des autres pour qu’il puisse les tenir “ensemble”, ces “lieux d’action” (mémoire de travail) sur la base desquelles il ne peut malheureusement plus tisser sa vie. Car Monsieur K. a une vie affective intacte » : il est capable d’éprouver de l’inquiétude ou de l’espoir. « Simplement, il n’a plus les moyens de reconnecter les affects d’un lieu à l’autre » (p. 155-156).

Or cette capacité de connecter les espaces affectifs est décisive pour D. Rabouin : c’est elle qui nous permet de reconnaître, en tout lieu, l’existence d’une même logique, d’une structure universelle. Sommes-nous donc in fine reconduits à la présupposition d’une causalité globale, condition éternelle du salut, même pour cette éthique spinoziste revue et corrigée ? Non, car l’auteur prend soin de distinguer le global et l’universel : une structure affective peut valoir universellement, bien qu’à chaque fois localement – elle vaut, en droit, en tous les lieux de nos espaces affectifs, bien qu’elle ne dépende pas de la présupposition d’une causalité globale.

Ce que vise dès lors l’éthique locale de D. Rabouin, très spinoziste en fin de compte, c’est la satisfaction de comprendre : cette satisfaction est possible d’abord si on comprend… le « comprendre non pas au sens d’une réflexion ou d’une élaboration de considérations générales, mais au sens où nous nous trouvons alors capables de “voir” (et donc de vivre) directement nos affects comme modifications d’une structure nécessaire, réalisation “au lieu où nous sommes” d’un fonctionnement universel  » (p. 159). Cette satisfaction de comprendre, ensuite, advient si on est attentif à ce que D. Rabouin nomme des « affects de second ordre », ceux qui font notre bonheur, lorsque nous nous réjouissons d’aller bien, ou notre malheur, lorsque nous nous affligeons d’aller mal. Notre tristesse peut en effet contaminer toute notre vie, au point qu’elle devienne « mélancolie » ; mais à l’inverse, l’effet d’entraînement et de réflexivité de notre joie est tel qu’il peut nous rendre pleinement heureux d’être heureux. Bien qu’à chaque espace affectif correspondent ses propres instruments d’évaluation, nous disposons ainsi d’un « système de projection qui nous permet de mesurer l’évolution de nos variations affectives » (p. 169), à travers « des affects qui ne valent plus en tel ou tel lieu, mais le long de certains chemins » (p. 172). L’éthique se donne alors comme programme de développer cette béatitude qui paraît naître de la joie redoublée de se comprendre, sans milieu prédéterminé, de lieu en lieu.

À n’en pas douter, le parcours proposé par D. Rabouin ne manquera pas de soulever certaines perplexités, autant chez ceux qui s’intéressent à l’actualité du spinozisme que chez ceux qui cherchent à vivre le mieux possible (et ils ne sont pas nécessairement différents). Mais l’expérience de ce texte – expérience affective locale comme il se doit – en vaut la peine : elle procure un bonheur de lecture qui est déjà à lui-même sa propre norme de vérité.

UNE MATHEMATIQUE DES AFFECTS

On ne devient pas, on se découvre spinoziste, disait Deleuze. Aussi comprend-on que pour certains il soit difficile de rentrer dans Spinoza, et pour d’autres plus encore d’en sortir. C’est pourtant ce que parvient à faire remarquablement David Rabouin dans un excellent livre (Vivre ici. Spinoza, éthique locale, PUF, 2010), montrant comment on peut aller au delà de Spinoza, sans hésiter à le trahir s’il le faut, pour mieux lui rester fidèle. Ceux qui le connaissaient déjà apprécieront l’originalité et la maturité d’une pensée, qui à cheval entre Spinoza, l’éthique et les mathématiques, est parvenue à tracer son chemin sans rien renier de ses errements passés. Ils y reconnaîtront d’anciens thèmes qui sont les siens depuis longtemps, comme l’idée de la tristesse ou de la joie de second ordre, ou encore la question de l’ordre, qui l’a conduit de manière très cohérente à s’intéresser à la logique, aux mathématiques et à l’histoire de la mathesis universalis, dont il a fait sa thèse, puis un livre [1]. Tout cela sans jamais perdre de vue la vraie vie et tous les ingrédients d’un quotidien qui s’exerce au bonheur sans négliger l’intelligence des petites et grandes passions qui le traversent.

Une réforme du spinozisme

Qu’est-ce qui vit ou revit dans le Spinoza de David Rabouin ? De vivant, il y a le mos geometricus. Ou plus exactement la méthode génétique, délestée de son carcan métaphysique baroque, dont il amende la référence à la géométrie euclidienne qui a fait son temps. Ce geste n’est pas original en soi, ce qui l’est, c’est le dépassement du spinozisme classique à travers une voie mathématique qui n’est pas, qui ne pouvait pas être celle de Spinoza. Que réserve cette philosophie, quand on la soumet à la révolution des géométries non-euclidiennes ? Pour David Rabouin, essentiellement une logique de l’imagination et une théorie des affects. Sa thèse : que cette théorie est une mathématique, qu’il est possible aujourd’hui de relire avec profit à travers la géométrie de Riemann. Une mise à jour qui confirme l’« anachronisme » du spinozisme, sa manière de traverser le temps, de faire signe vers d’autres espaces de pensée. Bergson ne disait-il pas que nous avons toujours deux philosophies, la nôtre et celle de Spinoza ?

La lecture du mos geometricus que développe la première partie du livre est pragmatique. Au sens d’une logique de l’imagination, qui englobe la nature des objets mathématiques. Ceux-ci ne reposent pas sur des réalités de type platonicien, mais « fondamentalement sur des blocs de machines-outils inférentielles “ancrée” dans certains fonctionnements élémentaires de notre imagination (diagrammes, écritures) ». Bien que l’unité des mathématiques et son rapport à la réalité soient destinés à rester une question ouverte pour la philosophie, « la logique de la spatialité » dont participe la logique de l’imagination, repose sur l’universelle manière dont nous arrivons ou non à fixer le rapport entre inférences et organisation matérielle des signes avec lesquels nous pensons. C’est pourquoi le modus geometricus ne saurait être simplement un modèle formel de déduction. Il entretient un rapport privilégié aux objets de la philosophie, et notamment aux affects, pour peu que l’on consente à se défaire de toute notion de modèle et de morale, pour embrasser l’idée deleuzienne de problème.

Un problème est ce que différentes pratiques ont en commun, auquel tant le mathématicien que l’artiste, le physicien autant que le navigateur, l’adepte de Taichi pas moins que le philosophe apportent, chacun à leur manière, une solution particulière. Ce qui est commun à toutes les pratiques, c’est bien le problème de l’étendue ou de l’espace (l’un des attributs de la substance pour Spinoza), qui va de pair avec la question de savoir ce que veut dire penser (p. 84). Or, depuis les géométries non-euclidiennes, l’espace n’est plus quelque chose de donné au sens kantien du terme. Il faut donc renoncer à toute visée globale à son sujet. L’espace est plutôt à constituer génétiquement comme donation. Après avoir écarté toute position de surplomb sur la question de l’espace, David Rabouin propose d’avancer sur les pas de l’axiomatique riemannienne dans l’exploration des hypothèses de constitution de l’espace, afin de dessiner une logique du local comme attachement à un lieu. Son but est moins de mesurer les affects que de constituer une éthique, et, fidèle en cela à Spinoza, une théorie universelle des affects valable pour tout un chacun et en tout lieu, quels que soient les systèmes de représentation qui les accompagnent.

Cet enracinement dans le local rencontre, prolonge et dépasse le « néospinozisme » des années 1960, celui des Althusser, Matheron, Negri, pour qui lire l’Éthique revenait à la faire commencer avec le conatus, à partir d’une physique constituée de structures, de réseaux et de connexions. David Rabouin en radicalise l’hypothèse de départ : « il vaut mieux en finir une fois pour toute avec les postulats globaux des deux premières parties que d’essayer de les réaménager le long d’une interprétation “immanente”, car le fait de maintenir le slogan “une chose = une puissance” ne fait que reconduire subrepticement la principale hypothèse globale du début de l’Éthique » (p. 106). Dans le premier livre de l’Ethique, Spinoza serait encore lié à un certain point de vue global, il ne se serait pas totalement libéré de la tradition métaphysique de l’adéquation à une norme extérieure.

Si bien qu’il ne reste aucune place pour quelque absolu que ce soit, sinon celui du désir lui-même, auquel toute valeur demeure en fin de compte soumise. Revenir à là où nous sommes et à là où nous en sommes, c’est donc revenir au désir, et plus encore aux variations affectives qui caractérisent nos degrés de puissance. Ces variations, en effet, se donnent toujours localement, comme systèmes de valorisation, et sont le seul moyen à partir duquel on peut espérer constituer une éthique (p. 98).

Une voie pragmatiste ?

Soucieux de souder l’expérience de la nécessité mathématique à l’expérience tout court, David Rabouin fait souvent référence à la phénoménologie. Bien qu’absent, on ne peut s’empêcher de penser à Merleau-Ponty, notamment au début de L’œil et l’esprit, et à sa critique du survol de l’œil métaphysique, vision globale et panoramique des choses. Sauf que Merleau-Ponty se mesurait à un corps primordialement hanté par sa relation constitutive au monde. Ce lien à la sensation et à la perception, si essentiel pour la phénoménologie, ne l’est plus pour David Rabouin, chez qui l’effort est au contraire de penser une théorie pure des affects indépendamment du plan des affections et des représentations. Il y a chez Merleau-Ponty une sorte de tonalité affective générale, liée au fait que le corps est avant tout un corps affecté, qui est au monde comme chair. À lire David Rabouin, on a l’impression que cette affectivité ambiante n’est ni primordiale ni primitive, mais produite ou seconde (comme dans le cas de la mélancolie), c’est-à-dire projetée sur le monde, plus que nous venant en partie de lui. Dans cette géométrie non-euclidienne des passions, le désir et les affects des autres, au double sens du désir des autres pour nous et de nos désirs pour eux, ne semblent pas davantage rentrer en ligne de compte.

La première partie, consacrée à la logique de l’imagination, adopte une ligne pragmatiste et constructiviste envers la nature des mathématiques, qui fait penser à Peirce. Des mathématiques, David Rabouin en partage la définition comme sciences des hypothèses, mais surtout la notion d’inférence liée à la manipulation et l’écriture de signes, de traçage de figures, de diagrammes et de graphes, sur un support capable de les enregistrer [2]. Cela reste vrai quand Spinoza aborde les processus rationnels de raisonnements. L’auxilium imaginationis n’est en effet pas extérieur à la pensée géométrique ni à la manière de comprendre la pensée chez Spinoza. Il n’est presque rien que nous ne puissions comprendre, écrivait-il dans la Lettre XVII, sans l’aide de quelques traces. Nous pensons en effet avec des signes, et une pensée sans signe, disait Peirce, n’existe pas, au point que pour savoir ce que nous pensons, c’est encore à l’aide d’autres signes que nous le savons. Le sens d’un signe, y compris en mathématique, n’est jamais que sa traduction dans un autre signe [3].

Il est curieux que, bien que partageant cette perspective, la figure du grand philosophe américain trouve si peu de place dans ces analyses. Pourtant, il y a déjà quelques années, David Rabouin avait esquissé les voies d’un possible prolongement peircien du spinozisme, par le biais notamment de la logique des relations [4]. Les pages 144 et suivantes font penser à la critique que le jeune Peirce adressait à la tradition nominaliste et à sa croyance en l’existence de pures singularités (Peirce élargissait sa critique à l’intuition et à l’introspection). Une autre idée très peircienne concerne ce qu’il appelle les « zones d’indiscernabilité » (p. 148), que le philosophe et mathématicien américain appelait le vague ou l’indéterminé, et qui dans sa logique et dans sa cosmologie est considéré plus réel que le déterminé.

Les deux logiques : affectio et affectus

Si la priorité accordée au local entend se passer de toute globalité, en même temps, le local est par définition un lieu dans un autre. Étant situé, il renvoie à un ailleurs. Autre manière de dire qu’un corps implique un horizon, une physique une cosmologie. Il est vrai que pour Spinoza le désir est le premier des affects et sans doute la source de tous les autres. Le désir est « l’essence même de l’homme », écrit-il, encore qu’il ait soin d’ajouter « en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose ». Désir, joie et tristesse sont donc peut-être un absolu intrinsèquement local, mais cet absolu ne s’en trouve pas moins toujours situé, déterminé, jusque dans sa manière d’être conscient. Son essence est donc toujours affectée, modifiée. On se demande alors si elle ne renvoie pas nécessairement à autre chose qu’elle-même, quelque chose qui la dispose d’une certaine manière précise et déterminée. Le désir est certes attaché à un lieu, mais ce lieu n’est ni central ni centré. Il est plutôt comme décalé ou comme en perpétuel décalage. Tout absolu qu’il soit, il n’est pas en soi et ne se conçoit pas par soi (par exemple, il est aux prises avec le désir et les affects des autres) et sa puissance s’apprécie toujours par rapport à des causes extérieures. Si tel est le cas, le désir et les affects n’ont-il pas à faire avec une certaine forme d’« extériorité » ? David Rabouin le nie. Tout du moins il ne voit pas là l’essentiel, bien qu’il reconnaisse que « c’est un fait que dans l’analyse de la structure des affects, on se heurte assez vite au fait que leurs interprétations (souvent héritées d’un cadre extérieur à leur fonctionnement intrinsèque), ne sont pas du tout accessoires mais semblent, au contraire, jouer un rôle constitutif, si bien que nous semblons avoir besoin ici d’une notion de « vraie substance », si nous voulons maintenir le principe même de l’approche intrinsèque » (p. 125).

La voie purement intrinsèque poursuivie par le livre, risque donc de buter, comme cela est souligné à plusieurs reprises, sur la difficulté représentée par le relativisme des espaces affectifs. Il est en effet a priori difficile, sinon impossible, de savoir avec certitude si ce qu’indiquent les affects est assignable plutôt à une puissance ou plutôt à une impuissance. Le risque de rester foncièrement indéterminé sans en passer par un cadre représentationnel même relatif est alors grand. Après tout on ne sort jamais de l’imagination. En un sens le problème exhume la distinction naguère faite par Deleuze entre affectio et affectus, qui travaille cet ouvrage. Tout semble se passer comme s’il y avait une différence forte entre la logique de l’imagination (c’est-à-dire le plan des affections, des traces, des images et des signes) de la première partie de l’ouvrage, et la logique des affects, basée elle sur des variations intensives de puissance (autre notion deleuzienne). Par définition la première implique un rapport constitutif à l’extériorité, la seconde se veut au contraire une logique purement interne, indépendante des représentations, puisque, comme David Rabouin le souligne, ces dernières peuvent varier, changer, voire être substituées sans que l’affect ne change. Mais alors, quelle relation y a-t-il entre ces deux « logiques », puisque « une logique des affects suppose une logique des affections du corps » (p. 75) ? Il y a bien une différence entre le poète espagnol de l’Éthique, IV 39 scolie (Spinoza par ailleurs ne nous dit rien de son régime affectif), et le célèbre patient de Oliver Sachs, mais sans doute aussi quelque chose de commun qui leur vient des problèmes qu’ils ont tout deux avec la mémoire.

Il n’en reste pas moins que pour David Rabouin les affects sont ce nouvel absolu intrinsèquement porteur d’universalité. Sur cela on ne peut qu’être d’accord avec lui. Ils le sont certainement dans la mesure où la nature de l’homme est une et toujours la même, et dans la mesure aussi où nous partageons appétits, joies et tristesses avec d’autres êtres qui ne sont pas des hommes. La question demeure cependant de savoir s’il est possible de se passer complètement de ce lien aux autres, et ce dans le même sens où pour Spinoza les objets mathématiques relevaient de l’ordre de la nature corporelle tout entière : « La raison de l’existence ou de la non existence d’un cercle ou d’un triangle n’est pas dans la nature de ses objets, mais dans l’ordre de la nature corporelle tout entière » (Ethique I, 11 dem aliter, cité par l’auteur à la p. 66.).

N’était-ce pas cette même raison, qui faisait que, pour Peirce, logique et sémiotique étaient en fait une seule et même chose, et que leurs catégories renvoyaient en dernière instance à des réalités cosmologiques ? Or, n’a-t-on pas le même « problème » chez Spinoza, où, quoi qu’on dise, la logique de l’affect reste redevable d’une logique de l’affection ? C’est-à-dire de choses qui renvoient à d’autres choses dans lesquelles elles sont : savoir l’univers tout entier et surtout cette partie sans laquelle nous n’aurions aucun lieu d’existence qu’est la communauté des hommes. Cette réduction au local ne risque-t-elle pas parfois de se confiner à l’espace clos d’un sujet coupé des autres, à un local enfermé dans un bocal ? Ou, plus prosaïquement, de subvertir l’ordo philosophandi suivi par Spinoza, qui consistait à partir de ce qui est commun pour atteindre les choses singulières ou locales ?

Philosophie éthique

Quoi qu’il en soit, eu égard au néospinozisme des années 1960, il faut souligner une avancée notable : celle d’avoir préservé la philosophie comme espace éthique autonome, sans le convertir immédiatement en une théorie de l’espace politique. C’est en montrant d’ailleurs que grand nombre de questions réputées aujourd’hui d’“éthique” sont en réalité d’ordre politique, que David Rabouin marque d’autant mieux la différence entre éthique et politique, pour sauvegarder l’indépendance d’une éthique attachée à l’agir individuel local, sans pour cela exclure des prolongements possibles vers l’espace politique. La question vient alors d’elle-même : s’il y a une mathématique spinoziste de l’éthique, y a-t-il de la même façon une mathématique spinoziste du politique ? Et dans l’affirmative, comment s’articule la première à la seconde ? [5]

Enfin, et pour mettre ici un terme au désir de répondre à ce beau livre, David Rabouin trace une différence nette entre la psychanalyse et la philosophie. La première est une pratique à deux, une pratique de parole, d’images, de traces, de représentations, et de déplacement des affects ; la seconde est une pratique solitaire, qui ne doit rien à personne, disponible toujours et en tout lieu. Ces deux pratiques ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre, ni même d’autres méthodes thérapeutiques. La pratique théorique de la philosophie conserve néanmoins sa spécificité propre et une parfaite autonomie et universalité vis-à-vis d’autres pratiques du corps et de l’imagination, y compris des différents arts de vivre, et, on peut le supposer, de l’art tout court. On est dès lors amené à s’interroger sur la notion de cure. La philosophie est bien un soin ou un souci de soi, qui vise, comme l’écrit David Rabouin, à s’améliorer, à se rendre plus puissant, à faire en sorte que l’on pâtisse moins des affects par le biais de la connaissance. Ce chemin de connaissance, en quoi diffère-t-il au juste d’une autoanalyse psychanalytique ?

Lorenzo Vinciguerra

par Pascal Sévérac, le 2 mars 2011

Pour citer cet article :

Pascal Sévérac, « Géométrie non euclidienne des passions », La Vie des idées , 2 mars 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Geometrie-non-euclidienne-des-passions

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Notes

[1David Rabouin, Mathesis Universalis. L’idée de “mathématique universelle” d’Aristote à Descartes, Paris, PUF, 2009.

[2J’ai moi-même tenté de suivre cette voie inspirée du pragmatisme peircien en proposant de lire la logique de l’imagination spinozienne comme une sémiotique ; cf. Spinoza et le signe, Paris, Vrin, 2005.

[3Cf. Christiane Chauviré, L’œil mathématique, Paris, Kimé, 2007.

[4Cf. D. Rabouin, « Le problème de l’expression et la logique de l’ordre », dans Lorenzo Vinciguerra (dir.), Quel avenir pour Spinoza ?, Paris, Kimé, 2001, p. 155-181.

[5Charles Ramond a le premier développé l’idée d’une politique comme science de la quantité ; cf. par exemple son essai en introduction de sa traduction du Traité politique, Paris, PUF, 2005.

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