Les œuvres d’art ont-elles une valeur objective ? Si la question intéresse les philosophes, les économistes ont également leur mot à dire. À partir de techniques statistiques simples, V. Ginsburgh et S. Weyers montrent que les propriétés des œuvres ne sont pas dénuées de fondement objectif et s’avèrent même relativement stables à travers les siècles.
Demandez à un crapaud ce que c’est que la Beauté. Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun (Voltaire, Dictionnaire philosophique).
Les philosophes de l’art se sont beaucoup intéressés à l’existence implicite ou explicite de propriétés dont seraient dotées les œuvres d’art. Il est remarquable que les économistes ont, eux aussi, proposé de décomposer les objets banals en caractéristiques. Nous profiterons de cette approche commune à deux sciences qu’on pourrait croire éloignées, pour tirer des propositions de l’une comme de l’autre et essayer d’aboutir à une évaluation des œuvres d’art fondée sur un principe d’objectivité.
Après avoir introduit un cas célèbre d’attribution explicite de propriétés esthétiques et de leur évaluation quantitative — la Balance des Peintres du critique et historien d’art Roger de Piles (1708) — nous examinerons les vues de quelques économistes et philosophes de l’art, pour nous demander si l’approche de Piles peut être étendue à d’autre cas, à savoir s’il est possible de classer les œuvres propriété par propriété en attribuant, comme le fait Piles, à chacune une note comprise entre 0 et 20 (classement cardinal) ou une appréciation qualitative (classement ordinal). La question est alors de proposer des méthodes qui permettent de combiner les appréciations des propriétés de façon à évaluer la « valeur totale » de chaque œuvre, et à ordonner les œuvres selon cette « valeur » — ce que Piles ne fait pas. Des exemples seront ensuite discutés. Et enfin, à partir du cas exemplaire de la Balance des Peintres, nous montrerons que certaines propriétés suggérées en fin de XVIIe siècle continuent de correspondre à notre système de valeur 200 ou 300 ans plus tard.
La Balance des Peintres
Dans son Cours de peinture par principes, Piles (1708) distingue quatre propriétés (composition, dessin, coloris et expression) et évalue sur cette base 56 peintres « les plus connus ». Cependant, il se refuse à émettre une appréciation globale. Sa Balance des Peintres est reproduite dans le Tableau 1. Il écrira qu’il a fait cet essai quantitatif à la demande de certains de ses contemporains et « plutôt pour [se] divertir » (p. 236).
Au moment de sa publication, la Balance fera l’objet de louanges et sera considérée comme une façon intelligente de caractériser le génie [1]. Plus tard, de nombreuses critiques négatives seront émises, dont celle de Gombrich (1966, p. 76) qui parle d’« aberration notoire ». Dans un article plus récent, Mairesse (1999) pense que la Balance « est loin d’être aussi futile qu’il n’apparaît à première vue. Le résumé de Piles, retiré de ses fondements littéraires, apparaît facilement comme un divertissement ou un exercice douteux ; la faute en revient-elle à l’auteur ou à ses commentateurs ? ». [2]
La Balance a intéressé des mathématiciens (Bernouilli ou Mairan et Algarotti, notamment), qui dans les années 1750 ont proposé de faire le produit des notes de Piles plutôt que la somme (Mairesse, 1999, p. 44-45), des historiens de l’art (Teyssèdre, 1964, Junod, 1976, Puttfarken, 1985, Thuillier, 1989 et bien d’autres), ou une combinaison des deux (Studdert-Kennedy et Davenport, 1974). Un tel tableau ne pouvait qu’intriguer les économistes avides de chiffres.
Les propriétés vues par les philosophes et les économistes
Les historiens de l’art n’ont, par contre, pas apprécié la démarche de Piles. Comme l’écrit Genette, « [l]’objectivation du jugement … est la tendance naturelle à attribuer à un objet, comme une propriété objective, la ‘valeur’ qui découle du sentiment qu’on éprouve à son endroit » (1997, p. 86).
Cette objectivation, a fortiori si elle est chiffrée, donne vie à un autre débat sur les propriétés entre philosophes anti-réalistes pour qui elles ne seraient que des projections subjectives des regardeurs [3], et philosophes réalistes qui considèrent qu’elles peuvent être attribuées aux œuvres. Parmi les anti-réalistes les plus célèbres, nous ne pouvons manquer ni Kant (1790/1985) pour qui les propriétés sont subjectives, mais néanmoins universalisables par l’attitude désintéressée et grâce au « libre jeu des facultés de connaître » du juge ; ni Hume (1757/2010, p. 8) qui refuse, lui aussi, la présence des propriétés esthétiques dans les œuvres et suggère que « la beauté n’est pas une qualité qui se trouve dans les choses elles-mêmes, elle n’existe que dans l’esprit qui les contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente ».
Selon Danto, les termes utilisés pour rendre compte des propriétés « expriment tous des valeurs, et c’est un fait frappant que nous ne pouvons pas caractériser une œuvre d’art sans en même temps l’évaluer. Le langage de la description esthétique et celui de l’évaluation esthétique ne font qu’un » [4]. Et comme le remarque Rochlitz (1994, p. 136) : « Quant à la description elle-même, ou bien elle porte sur un objet indépendamment de toute considération esthétique (et donc, pourquoi pas, sur le poids ou l’odeur d’une toile ou d’un livre), ou bien elle décrit l’objet en fonction d’un intérêt considéré comme esthétiquement pertinent et donc en fonction d’un choix orienté par des critères de pertinence ».
Zemach (2005, p. 23) quant à lui « pratique le réalisme, c’est-à-dire la conception selon laquelle les énoncés esthétiques possèdent de véritables conditions de vérité : ils sont vrais si et seulement si les propriétés esthétiques qu’ils attribuent aux choses caractérisent réellement ces choses ». Pouivet (1999, p. 140) met un bémol à la déclaration hyper réaliste de Zemach en suggérant que « [l]es propriétés esthétiques sont réelles, mais les conditions à réunir pour qu’on puisse les identifier et l’accord de tous sur ce que sont ces conditions, cela reste à déterminer ».
Ce qui nous conduit au réalisme modéré que pratiquent Pouivet certes, mais aussi Levinson. Ces propriétés esthétiques que les réalistes disent être présentes dans les œuvres sont, écrit Levinson (2006) « des propriétés perceptuelles directement perçues, qui dépendent de propriétés perceptuelles plus basiques … liées, d’une façon ou d’une autre à la valeur esthétique de l’objet qui les possède … ». On pourrait dire que ces propriétés surviennent [5] en quelque sorte aux propriétés physiques de l’objet (dimensions, medium), survenance qui ne peut exister sans tenir compte des propriétés relationnelles de contexte (Réhault, 2010) : en effet, une œuvre produite avec une certaine intention et dans un certain contexte possèdera des propriétés qui dépendent de cette intention et de ce contexte.
Il existe bien entendu une grande diversité dans les formes que peuvent prendre l’anti-réalisme et le réalisme, qu’il est impossible de discuter ici. Nous partirons de l’idée que des propriétés sont présentes dans les œuvres (notamment cinématographiques) et que nous pouvons donc essayer de les évaluer. Mais, les normes et les conventions des critères varient d’un contexte historique et social à l’autre ; il n’existe sans doute pas de critères immuables qui permettent d’évaluer les arts à travers le monde et les époques. Nous montrerons néanmoins que certaines propriétés que Piles avait attribuées à la peinture de son temps survivent encore aujourd’hui.
La problématique qui vient d’être décrite pour les œuvres d’art (ou les artistes) par Piles et par les philosophes est très proche d’une idée émise par l’économiste Lancaster (1966) qui considère les objets banals de notre quotidien comme des paniers de caractéristiques (l’équivalent des propriétés). Un ordinateur, par exemple, peut être décomposé en dimension, poids, vitesse d’exécution des commandes, taille de la mémoire centrale, taille de la mémoire de stockage, fiabilité, couleur de l’ordinateur, couleur du clavier, etc. Si l’acquéreur d’un ordinateur pouvait acheter chacune de ces caractéristiques séparément, il pourrait construire son choix en combinant ces caractéristiques. À défaut de pouvoir le faire (les bons informaticiens y parviennent sans doute), l’acquéreur se contente d’acheter celui qui est le plus proche de sa combinaison préférée.
Il faut cependant ajouter que ces caractéristiques peuvent être verticales ou horizontales (Gabszewicz et Thisse, 1986). Une caractéristique est dite verticale si, à prix donné de l’objet, une quantité supérieure de la caractéristique « taille de la mémoire », par exemple, sera préférée à moins de mémoire par tous les consommateurs. La préférence ira dans l’ordre inverse s’il s’agit d’une caractéristique à contenu négatif comme le « poids » de l’ordinateur [6]. Une caractéristique est dite horizontale si certains consommateurs préfèrent un ordinateur blanc, d’autres qu’il soit de couleur aluminium ou noir.
Il va sans dire que des propriétés « objectives » ou « verticales » d’un ordinateur ou d’un vin [7] sont plus faciles à cerner et à évaluer que celles, « subjectives » ou « horizontales », des œuvres d’art.
Classer les œuvres ou les artistes sur base des propriétés ?
Une question fondamentale reste ouverte, celle qui a posé les plus grandes difficultés aux philosophes et historiens de l’art : Est-il possible de noter les propriétés, pour autant qu’il soit possible de les repérer dans les œuvres ? Oui, dit le philosophe Urmson (1950, p. 148) dans son article On Grading, suggérant que l’appréciation ordinale ou cardinale est « faite sur base de principes que chacun peut apprendre en observant ceux qui la pratiquent, et qu’il y a peu de doute que même l’apprenti le plus ignorant peut s’y mettre ». Il ajoute cependant qu’une définition textuelle ou imagée, même simple, des standards utilisés pour évaluer, est difficile.
Si les propriétés existent, et si elles peuvent être notées comme le suggère Urmson, nous pourrions classer les artistes de Piles autrement qu’en faisant le produit des notes, comme suggéré par Mairan et Algarotti, ou la somme, ce qui se fait souvent d’ailleurs, notamment dans l’enseignement français et belge et revient à donner des poids égaux à toutes les propriétés (ou cours dans l’enseignement). Mais n’importe quelle autre pondération pourrait convenir. On pourrait, en particulier, donner un poids nul à une ou plusieurs propriétés, ce qui revient à ne pas en tenir compte ; on pourrait aussi ne retenir qu’une seule propriété. Nous envisageons dans la suite deux méthodes. La première ne nécessite ni somme (éventuellement pondérée) ni produit des notes. La deuxième rend les propriétés commensurables et permet de les agréger.
Ordonner les œuvres sans agréger les propriétés ?
Beardsley (1958), Vermazen (1975, p. 10) et Dickie (1988, p. 167-182) suggèrent qu’il est possible d’ordonner les œuvres sur base de leurs propriétés. Mais ils font aussi remarquer que dès qu’il y a plusieurs propriétés, leur agrégation semble impossible, parce qu’elles sont incommensurables. Sauf exception donc, il semble difficile de comparer les œuvres ou les artistes et de les ordonner, sauf, comme nous le verrons, à donner un poids à chaque propriété.
Pour comprendre ce qu’il est possible de faire, nous prendrons l’exemple de dix parmi les 56 peintres qui figurent dans la Balance des Peintres (voir Tableau 2). Dans la première partie de ce tableau, les peintres sont simplement ordonnés sur base de la somme (ou de la moyenne) des quatre notes (avec certains ex æquo, comme Raphaël et Rubens).
Une deuxième façon de procéder, tout aussi arbitraire, serait de définir un classement des propriétés (on parlera d’un ordre lexicographique des propriétés). Rangeons les propriétés dans l’ordre d’importance suivant, par exemple : (1) composition, (2) dessin, (3) coloris et (4) expression, mais tout autre ordre est possible. Les peintres sont alors classés par ordre décroissant de la note composition (« colonne composition »). S’il n’y avait pas d’ex æquo, cet ordre serait final. Pour départager les ex æquo, on utilise la note dessin, qui est deuxième dans l’ordre d’importance choisi (« colonne dessin ») et ainsi de suite jusqu’à disparition de tous les ex æquo (« colonne coloris ou expression ») [8]. Il est important de noter qu’un autre classement des propriétés engendrerait un autre classement des peintres.
Lecture du tableau 2
Les peintres sont alors classés par ordre décroissant de la note composition (« colonne composition »). S’il ne se présentait pas d’ex æquo, cet ordre serait final. Mais Domenichino, les Carracci, Primaticcio, Van Dyck et Poussin, sont tous quatrièmes avec la note « 15 » et Corregio et Vanius sont tous deux cinquièmes avec « 13 ». Pour les départager, on utilise la note dessin, qui est deuxième dans l’ordre d’importance choisi ici : Domenichino, les Carracci et Poussin ont tous trois obtenu « 17 » en dessin et viennent en tête ; ils sont suivis par Primaticcio (avec « 14 ») et Van Dyck (« 10 ») tandis que Vanius avec « 15 » précède Corregio noté « 13 », ce qui nous amène au classement reproduit dans la « colonne dessin ». Les trois ex æquo « 17 » obtenus par Domenichino, les Carracci et Poussin sont alors départagés sur base de leur note coloris, et les Carracci (« 13 ») l’emportent sur Domenichino (« 9 ») et Poussin (« 6 ») (« colonne coloris »). La procédure est ainsi terminée puisqu’il n’y a plus d’ex æquo.
La méthode qui est incontestablement la meilleure consisterait à ordonner les œuvres (ou les peintres) a et b, en classant a devant b si les notes données aux propriétés de a sont supérieures ou égales [9] à celles de b. Dans le cas qui nous occupe, on voit facilement que Raphaël, dont les notes sont 17, 18, 12 et 18, domine Le Brun qui a reçu les notes 16, 16, 8, et 16 et l’ordre partiel (il est dit partiel, parce que l’ensemble des dix peintres n’est pas pris en compte). Raphaël suivi de Le Brun est indiscutable. Il est par contre impossible de comparer Rubens (noté 18, 13, 17 et 17) à Poussin (15, 17, 6, 15). En effet, Rubens a une note plus élevée que Poussin en composition, coloris et expression, mais Poussin est meilleur en dessin. Et c’est bien ce principe qu’a suivi Piles (1708), puisqu’il ne prétend pas dans sa Balance que Rubens est un plus grand peintre que Poussin, même s’il le pensait sans doute.
En résumé, donc, nous pouvons découvrir des ordres partiels (voir les quatre ordres partiels de deux et l’ordre partiel de trois peintres en partie 3 du Tableau 2), mais il est impossible d’ordonner les dix peintres. Et de façon générale, plus il y a de propriétés et/ou d’objets à ordonner, plus la probabilité d’obtenir un ordre complet est faible.
Rendre les propriétés commensurables, et agréger ?
Les économistes, séduits par l’idée de Lancaster (1966), ont imaginé de décomposer le prix d’un objet tel que l’ordinateur (ou le vin) et de calculer le prix implicite (dit hédonistique) de chacune de ses caractéristiques verticales, qui peuvent être mesurées sans difficulté. Il en va tout autrement des propriétés horizontales, telles que celles qui décrivent sa couleur, ou de façon plus spécifique, les œuvres d’art. Sans entrer dans les détails, disons que la technique statistique utilisée consiste à expliquer la valeur totale de l’objet par celle de ses caractéristiques.
Dans le cas simple où il n’existe que deux caractéristiques, mémoire centrale et mémoire de stockage de taille x et z, respectivement, le prix p de l’ordinateur pourra s’écrire [10] :
(*) p = ax + bz
où a et b représentent les prix d’une unité de chacune des deux mémoires et ax et bz leur valeur. L’équation montre que le prix total est décomposé en deux parties, dont chacune représente la valeur d’une des mémoires. La statistique permet d’estimer « objectivement » les valeurs de a et b, notées a* et b*, qui pondèrent la taille des deux types de mémoires et peuvent être utilisées pour calculer :
(**) p* = a*x + b*z
pour chaque ordinateur [11] en prenant en compte la taille de ses propres caractéristiques x et z. Notons qu’ici nous connaissons p, la valeur totale (le prix) et les quantités de chaque propriété, ce qui n’est pas le cas en art, sauf si nous retenons comme valeur totale le prix de vente de l’œuvre, ce qui est souvent loin de mesurer sa valeur esthétique.
Est-il néanmoins possible d’appliquer cette technique à l’art en utilisant la formule (**) ? Oui, à condition de proposer les pondérations a* et b*, voire de les estimer, ce qui est possible dans certains cas.
Un exemple de propriétés et de leur agrégation
Ginsburgh et Weyers (2008) ont essayé de voir jusqu’où il est possible d’aller en combinant l’approche statistique et celle des philosophes de l’art. Ils ont proposé d’étudier le cas des Oscars décernés par l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences américaine en supposant que les différentes catégories de récompense (meilleur acteur, meilleur directeur, meilleur scénario, etc.) tiennent lieu de propriétés ; celles-ci sont alors notées de façon binaire (Oscar décerné à une propriété du film, ou non) comme l’est l’évaluation totale (Oscar du meilleur film ou non). Ces évaluations sont ordinales, au sens où un film reçoit ou ne reçoit pas l’Oscar. Les auteurs étaient intéressés à vérifier s’il est possible d’établir une relation de la même forme que celle qui vient d’être développée entre les évaluations des propriétés et l’évaluation totale.
Ils ont concentré leur recherche sur les 270 films nominés (5 chaque année) à l’Oscar du Meilleur Film (OMF) entre 1950 et 2003 et ont estimé les paramètres (a, b, …) qui représentent l’importance ou le poids des propriétés. Les résultats révèlent que cinq propriétés seulement ont de l’importance : acteur dans le rôle principal (avec un poids égal à 0,668), directeur (poids : 2,342), scénario (poids : 1,157), costumes (poids : 1,059) et édition (poids : 0,614). On voit immédiatement que les poids attribués aux propriétés sont très différents et que bon nombre de propriétés ont un poids estimé égal à 0 et n’interviennent pas dans la définition ou le choix de l’Oscar du Meilleur Film.
On peut alors calculer la valeur de chacun des 270 films nominés en utilisant une formule similaire à (**), mais à cinq termes (un pour chacune des propriétés), et déterminer par année, si celui qui obtient la note la plus élevée est aussi celui qui a reçu l’OMF. Pour la période 1950-2003, qui a servi de base, le calcul identifie correctement l’OMF sur base des propriétés (et des poids) dans 45 cas sur 54. Mais on peut également essayer de confirmer ou infirmer ce qui s’est passé de 2004 à 2013 et comparer ce résultat à la réalité. Dans 7 cas sur 10, il y a accord, ce qui est un peu moins précis que 45/54 = 8,3 cas sur 10 pour le passé (1950 à 2003) . Les résultats sont détaillés dans le Tableau 3 où l’avant dernière colonne donne le résultat de calcul ; les « 1 » dans la colonne précédente montrent les films qui ont obtenu l’OMF. La dernière colonne indique par un « oui » s’il y a accord entre le choix de l’Académie et le résultat de notre méthode.
Cet exemple montre que, conformément à ce que disent certains philosophes de l’art, il est possible de définir des propriétés qui permettent, à leur tour, de définir la valeur totale. En d’autres termes, il y a cohérence entre les évaluations des propriétés individuelles et l’évaluation de la valeur totale de l’œuvre, et ce malgré une procédure de vote complexe impliquant quelque 5.000 experts qui diffèrent selon les propriétés soumises au vote — seuls les experts d’une propriété votent pour les nominés et l’Oscar de la propriété —, alors que tous les experts votent pour le choix des nominés et de l’OMF. Cette procédure se déroule en plusieurs étapes et prend plusieurs semaines [12].
Les propriétés à l’épreuve du temps : Retour à la Balance des Peintres
La technique qui vient d’être utilisée dans le cas de l’attribution de l’OMF peut être appliquée pour montrer que certaines des propriétés prônées par Piles en fin de XVIIe siècle survivent jusqu’à nos jours. Alors que Piles ne donne aucune évaluation globale p des peintres de sa Balance, nous pouvons considérer disposer aujourd’hui de plusieurs évaluations.
Nous avons fait le choix de deux « valeurs » contemporaines : une valeur économique représentée par les prix d’enchères auxquels se sont vendus entre 1977 et 1993 les tableaux des peintres retenus par Piles, et une valeur plus proche de l’histoire de l’art représentée par l’importance des entrées consacrées à ces mêmes peintres dans le Dictionary of Art dirigé par Turner (1996). Nous avons ensuite procédé à des calculs statistiques similaires à ceux qui précèdent pour éliciter si oui ou non, les propriétés proposées par Piles « expliquent » les prix et les évaluations des historiens de l’art, et sont, quelque 280 ans plus tard, consacrées par le temps.
Le coloris passe l’épreuve du temps dans les deux cas (prix d’enchères et historiens de l’art). Rappelons que c’est la propriété que Piles soutenait contre Félibien, Le Brun et l’Académie, plutôt admirateurs du dessin, qui, lui, ne passe l’épreuve dans aucun des deux cas. Les collectionneurs contemporains et les musées qui achètent ces œuvres continuent aussi à attacher de l’importance aux deux propriétés qui restent : la composition et l’expression. Les poids relatifs des quatre propriétés sont néanmoins très différents : la composition compte pour 23%, le dessin pour 3% seulement, le coloris pour 54% et l’expression pour 19%. Nous sommes loin du poids de 25% qui aurait été attribué à chaque propriété si l’on avait calculé une moyenne des quatre notes de Piles.
Mais le point important ici est que trois des quatre propriétés définies par Piles continuent leur petit voyage à travers le temps, malgré les changements de goût ou les nouvelles découvertes relatives aux œuvres qui sont susceptibles de changer la manière dont on les regarde (Graddy, 2013, fait état de conclusions très similaires).
Conclusions
Dans cet essai, nous avons essayé de montrer que la notion de propriétés dont seraient dotées les œuvres d’art (ou les artistes) n’est pas dénuée de fondement. Il ne serait pas même nécessairement difficile, comme l’explique Urmson, de noter les propriétés des œuvres ou, plus directement, les artistes. En utilisant des techniques statistiques relativement simples, il serait alors possible d’inférer, à partir des propriétés, des évaluations globales des œuvres et/ou des artistes. Et contre toute attente, ces propriétés s’avèrent raisonnablement stables à travers les siècles.
Néanmoins, il serait sans doute difficile d’évaluer à la Piles les œuvres de Marcel Duchamp, Pistoletto, Serra ou On Kawara. Dans le monde contemporain, les artistes sont jugés à travers le regard des conservateurs de musées, des commissaires d’exposition, des revues et des critiques d’art, des galeries et des collectionneurs. Par ceux donc qui font partie du « monde de l’art » de Danto (1964), que Dickie (1974) englobe dans sa « théorie institutionnelle » et que Bourdieu (1979) qualifie de faiseurs de « conventions sociales ». Mais ils évaluent peut-être, néanmoins, en utilisant des propriétés, dont ils ne révèlent ni la définition, ni les notes, ni les pondérations.
Si l’on adopte cette démarche, il suffit alors, comme le fait le Kunst Kompass [13], de relever leurs « traces » en donnant à chaque musée, à chaque exposition, à chaque revue, un nombre de points (arbitraire, mais en principe lié à leur importance) et en totalisant le nombre de points par artiste. Aujourd’hui, les acheteurs amateurs d’art ne se fient plus à leur propre jugement mais à celui du « monde de l’art ». Voilà ce qui tient sans doute lieu des bonnes vieilles propriétés.
Il serait cependant utile, et pas seulement pour les économistes qui pourraient s’amuser à faire leurs petits calculs, mais aussi pour ceux qui veulent comprendre le monde de l’art, que les évaluations soient faites dans un jargon plus explicite et pourquoi pas, dans un langage qui rappelle celui de Piles.
Cet article développe une des parties du séminaire présenté le 4 avril 2014 dans le cadre du cours du Professeur Pierre-Michel Menger au Collège de France. Nous sommes très reconnaissants à François Mairesse, Pierre-Michel Menger et Cristelle Terroni pour leurs précieux commentaires. Et à Françoise Benhamou qui nous a permis d’écrire cet article.
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Pour citer cet article :
Victor Ginsburgh & Sheila Weyers, « Évaluer l’Art : Propriétés ou Conventions ? »,
La Vie des idées
, 28 octobre 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Evaluer-l-Art-Proprietes-ou
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[2] Il convient de rappeler que l’essai de quantification de Piles se situe après la querelle entre le Rubénisme et le colore, défendus par Piles et l’Académie Royale qui, comme l’écrit joliment Jimenez (1997, p. 65), serait un « couvent » où « Le Brun officie en père supérieur intransigeant et autoritaire, [et] la ‘messe obligatoire’ est dite par André Félibien » et qui a pris le parti du Poussinisme et du disegno.
[3] « Le sujet esthétique juge l’objet beau parce qu’il l’aime, et croit l’aimer parce qu’il est beau » (Genette, 1997, p. 110).
[4] Danto (1980/1989, p. 248-249) Voir aussi Pouivet (1999, p. 106-107) et Levinson (2003, p. 6) pour des exemples de termes utilisés pour définir les propriétés.
[5] Au sens anglais de supervenience. Voir Pouivet (1999, chapitre 6).
[6] Ceci n’est pas tellement différent de Rochlitz (1994, p. 136) cité plus haut, qui pensait aussi à des propriétés telles que « le poids … d’une toile ou d’un livre ».
[7] Les vins aussi possèdent des propriétés physiques mesurables (teneur en alcool, en sucre, robe, âge, conditions météorologiques lors de la croissance du raisin, etc.) et des propriétés qui dépendent du dégustateur, même s’il essaie d’être objectif.
[8] En cas de non-disparition des ex æquo, les œuvres sont de même valeur.
[9] Si toutes les notes de a et de b sont égales, les œuvres obtiennent un classement identique.
[10] Nous négligeons ici les subtilités économétriques qui devraient faire apparaître un terme erreur dans l’équation.
[11] Une différence positive (ou négative) de p - p* indiquera que le prix demandé par le marché est plus élevé (ou moins élevé) étant donné les caractéristiques de l’objet, et permettra de guider notre choix.