Longtemps, l’humanité a divisé ses nuits en deux étapes ; ce n’est qu’avec la révolution industrielle, et le besoin de gagner du temps de travail, que la norme s’impose d’un sommeil continu – la phase d’éveil devenant l’insomnie pathologique.
Longtemps, l’humanité a divisé ses nuits en deux étapes ; ce n’est qu’avec la révolution industrielle, et le besoin de gagner du temps de travail, que la norme s’impose d’un sommeil continu – la phase d’éveil devenant l’insomnie pathologique.
Que le sommeil soit un fait naturel est difficilement contestable : c’est un mécanisme biologique essentiel à toute vie animale et la connaissance objective que nous en avons dépend essentiellement du travail des médecins et des neurologues. Ceci donne de bonnes raisons de penser que notre façon de dormir est identique à celle de n’importe quel autre membre de l’humanité, quel que soit le temps et le lieu dans lequel on le situe. Pourtant, en 2001, l’historien Roger Ekirch publie un article surprenant venant remettre en question cette proposition. Intitulé « À la recherche du sommeil perdu. Dormir à l’époque pré-industrielle dans les îles britanniques (et dans le reste du monde occidental », il débouche sur un constat étonnant : avant la révolution industrielle, les Britanniques ne dormaient pas comme nous, c’est-à-dire en une seule fois. Ils pratiquaient un sommeil en deux temps, biphasique : après avoir dormi environ quatre heures, ils se réveillaient une heure ou deux au milieu de la nuit avant de se recoucher pour un second sommeil de quatre heures. Sur cette découverte s’ouvre un champ de recherche pour les sciences sociales se donnant pour tâche d’étudier le sommeil comme une pratique sociale pouvant varier d’une époque ou d’une société à une autre : les Sleep Studies. Saisi comme un fait social, le sommeil cesse-t-il pour autant d’être un fait naturel ? Sans doute pas. Réfléchir sur la dimension sociale du sommeil nous amène aux limites d’une distinction facile faisant de la nature et de la culture deux domaines hermétiques. Rendant accessibles au lectorat français deux textes majeurs de Roger Ekirch (son article fondateur de 2001, ainsi qu’un autre de 2015 [1]), ce livre nous invite à méditer sur un phénomène qui associe les contraintes biologiques au conditionnement social.
Entre le XVe et le XVIe siècle, la nuit est un moment particulièrement angoissant où l’homme doit non seulement faire face à l’obscurité, mais aussi à la vulnérabilité. Pour contenir leurs craintes, les hommes pouvaient avoir recours à des pratiques très diverses. Pour prévenir les cambriolages et les incendies, les foyers les plus aisés ne se couchaient qu’après avoir barricadé la maison et soufflé les chandelles. Pour faciliter l’endormissement, il arrivait que l’on prenne un médicament à base d’opium, le laudanum. Dans les foyers les moins fortunés, on se contente d’alcool et on fait parfois appel à la magie : les potions de sommeil, les incantations protectrices et les amulettes anti-cauchemars faisaient partie du répertoire des pratiques réconfortantes alors en usage. La prière, bien sûr, était un autre moyen de trouver la sérénité. Malgré tous ces efforts, les nuits restent difficiles : la douleur physique, le froid, les intrusions, les cris d’enfants sont autant de facteurs susceptibles d’interrompre une nuit. Ekirch suggère que ce sommeil de mauvaise qualité était vraisemblablement insuffisant au repos des classes laborieuses. Cette hypothèse permettrait de mieux comprendre certains documents d’époques qui se plaignent de la mollesse de ces manouvriers qui tombent de sommeil au milieu de la journée. Il est fort probable que ces travailleurs, à qui l’on reprochait leur paresse, étaient simplement fatigués.
Mais Ekirch attire notre attention sur quelque chose d’encore plus surprenant : à cette époque, les Britanniques pratiquaient un sommeil biphasique, en deux parties de quatre heures séparées par un intervalle d’une heure ou plus. On distingue alors un premier sommeil d’un second sommeil, l’intervalle entre les deux s’appelant simplement la veille [watch]. Une diversité étonnante d’occupations était possible pendant cet instant de veille : les uns allaient contrôler le bétail, d’autres faisaient leur lessive, certains se levaient pour écrire, à la flamme d’une chandelle ou dans l’obscurité [2]. Pour beaucoup, c’était le moment idéal pour avoir des rapports intimes ou, plus platoniquement, pour discuter. C’était aussi une occasion pour réfléchir à la journée passée, au lendemain, où aux rêves que l’on a eu pendant le premier sommeil. À cette occasion, Ekirch revient sur l’importance des rêves à cette époque : au-delà de la dimension oraculaire qu’on pouvait leur prêter, les rêves étaient, déjà avant Freud, considérés comme un moyen de connaissance de soi (p. 62).
Diversifiant ses sources, Ekirch montre que la pratique du sommeil biphasique ne se limite pas aux îles britanniques du XVe et du XVIe siècle : on peut en trouver des évocations dans les textes de l’Antiquité ou dans les observations que font les anthropologues de certaines sociétés traditionnelles. Ce constat tend à retourner vers nous la surprise que pouvait susciter la découverte de ce sommeil en deux parties : au regard de l’histoire et de l’anthropologie, ce ne sont pas les Britanniques de la Renaissance qui ont des pratiques de sommeil inhabituelles, c’est nous. Comment, alors, expliquer notre singularité ? Parmi les éléments de réponses proposés, on retiendra d’abord l’effet physiologique de la lumière artificielle : des recherches menées dans les années 1990 montrent que, privés de lumière artificielle pendant plusieurs semaines, les hommes se mettent spontanément à dormir sur un mode très proche du sommeil biphasique que nous avons décrit. Autre facteur déterminant : après la révolution industrielle, les hommes se couchent plus tard tout en se levant toujours aussi tôt. Cette durée de sommeil réduite s’accompagne vraisemblablement d’une fatigue plus importante qui va contribuer au changement des attentes sociales vis-à-vis du sommeil. De plus en plus, on cherche à avoir un sommeil efficace, le plus court et le plus réparateur possible. Dans la littérature médicale du XIXe siècle, le second sommeil est jugé peu réparateur et même néfaste, et l’on recommande de se lever dès le premier éveil en valorisant le temps ainsi gagné comme un moment susceptible de s’enrichir. Un journal de 1849 nous explique ainsi que, en dormant un peu moins, et en ne travaillant qu’une heure en plus, les travailleurs pourront gagner 78 000 $ en trente ans (p. 98) ! Au fil des descriptions, dont on ne donne évidemment ici qu’un bref aperçu, on voit progressivement comment l’organisation et les attentes d’une société peuvent transformer les manifestations de ce que nous avons pu penser comme une constante biologique.
La construction historique d’une pratique monophasique du sommeil perçue comme « normal » va avec une transformation de ce que nous identifions comme un sommeil « anormal ». C’est ainsi qu’Ekirch retrace l’émergence d’une nouvelle pathologie : l’insomnie du milieu de nuit. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les insomnies que rapporte la littérature médicale sont presque toujours des insomnies de début de nuit, qui traduisent une difficulté à entrer dans le premier sommeil. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que les médecins commencent à décrire une forme d’insomnie liée à un éveil au milieu de la nuit. Progressivement, on se met à considérer l’insomnie du milieu de nuit comme un symptôme précurseur de la dépression nerveuse. Toute une pharmacopée spécifiquement pensée pour aider les individus à rester ensommeillés durant toute la durée de la nuit commence à se développer. L’oubli du sommeil biphasique vient de ce que la pratique du sommeil monophasique s’est progressivement imposée non seulement comme « normale », mais encore comme « naturelle ». Ainsi le conditionnement social du sommeil permet de réfléchir sur la construction historique des concepts que nous utilisons pour l’évaluer.
Dans cette édition, les deux articles d’Ekirch sont encadrés par deux textes éclairants sur les enjeux d’une analyse du sommeil propre aux sciences sociales. Le premier est une postface écrite par l’anthropologue Matthew Wolf-Meyer, auteur d’un important livre sur l’insomnie [3], qui dresse un paysage fort intéressant des Sleep Studies. Selon lui, ces recherches se divisent en trois grandes approches. La première analyse le sommeil en termes de culture, en se demandant comment nos attentes sociales façonnent nos expériences biologiques [4]. La seconde se développe en termes d’économie, en s’intéressant aux effets de l’organisation du travail sur les pratiques et les définitions pathologiques du sommeil [5]. La dernière se fait en termes de nature, considérant que les formes de sommeil jugées pathologiques sont avant tout des variantes d’un sommeil naturel déréglé par les conditions de la vie moderne [6]. Sans chercher à départager ces différents courants, Wolf-Meyer suggère que, prises ensemble, ces trois approches permettent de définir l’espace discursif des Sleep Studies : chacune d’elles interroge à sa manière les relations d’interdépendance qui lient la culture, l’économie et la nature.
Le deuxième texte est la préface de Jérôme Vidal qui pose notamment la question des enjeux politiques des Sleep Studies. Il nous invite à nous méfier des auteurs, parfois célèbres, qui se positionnent sur la question de la politique du sommeil en négligeant la dimension sociohistorique mise au jour par Ekirch. Il vise d’abord ceux qui, au nom d’une conception purement neuro-clinique du sommeil, se mettent à proposer de nouvelles pratiques de repos servant avant tout les intérêts des assurances et des employeurs [7] — mais aussi ceux qui, au nom d’une critique trop simpliste du capitalisme, ne saisissent pas qu’ici, le véritable enjeu politique réside d’abord dans la façon dont le sommeil tend de plus en plus à se partager de façon inégale dans la société [8].
Au delà de la question du sommeil, les recherches d’Ekirch nous incitent à reconsidérer les parties de notre vie sociale que nous avons tendance à rapporter aux règles inflexibles notre nature biologique. Pensons par exemple à l’alimentation, ou même à la puériculture. Peut-être avons-nous intérêt à nous rappeler que la description purement clinique d’une activité biologique ne suffit pas pour comprendre comment elle s’intègre dans une forme de vie sociale. Dans le même esprit, on peut considérer que le cas de l’insomnie du milieu de nuit exemplifie le fait que, si les attentes sociales peuvent transformer certaines manifestations biologiques, elles ne peuvent totalement les contrôler et que, dans les angles morts de nos idéaux et de nos normes se nichent de nouvelles formes de pathologie.
par , le 30 juin 2021
Benoît Peuch, « De l’éveil à l’insomnie », La Vie des idées , 30 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Ekirch-La-grande-transformation-du-sommeil
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[1] « La modernisation du sommeil. L’insomnie a-t-elle une histoire ? »
[2] Au XVIIIe siècle, il existait des méthodes pour écrire dans l ‘obscurité « aussi droit qu’en plein jour » (p. 59). Selon Ekirch, ces techniques devaient permettre d’enregistrer plus facilement des réflexions nocturnes risquant de tomber dans l’oubli après le second sommeil.
[3] Matthew Wolf-Meyer, The Slumbering Masses, University of Minnesota Press, 2012.
[4] Benjamin Reiss, Wild Night : How Taming Sleep Created Our Restless World, New York, Basic Books, 2017.
[5] Alan Derickson, Dangerously Sleepy : Overworked Americans and the Cult of Manly Wakefulness, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2014.
[6] Eluned Summers-Brenner, Insomnia : À Cultural History, Londres, Reaktion Books, 2011.
[7] Matthew Walker, Pourquoi nous dormons. Le pouvoir du sommeil et des rêves, ce que la science nous révèle (Why We Sleep, 2017), La Découverte, 2018.
[8] Jonathan Crary, 27/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil (24/7, 2013), La découverte, 2014