Recensé : Robert Bogdan, La Fabrique des monstres. Les États-Unis et le freak show, 1840-1940, trad. de l’anglais (États-Unis) par Myriam Dennehy. Alma Editeur, 2013, 285 p., 29 €.
Cet ouvrage, initialement intitulé Freak Show : Presenting Human Oddities for Amusement and Profit, est traduit en français 25 ans après sa première parution en 1988. Par l’examen minutieux des ressorts du freak show, Robert Bogdan appréhende l’évolution de la société états-unienne entre 1840 et 1940 dans son rapport à la norme et à la différence. À cette époque, la visite des freak show est une pratique dominicale répandue dans toutes les classes sociales. En 1876, l’exposition universelle de Philadelphie et son sideshow — ménagerie humaine attenante — accueillent en six mois dix millions de visiteurs à la recherche d’émotions fortes. L’annonce en introduction de l’ouvrage relève du boniment, comme celui qui faisait par avance frémir les spectateurs qui se pressaient à l’entrée de ces lieux de monstration. Robert Bogdan prévient : s’il propose une analyse institutionnelle du freak show, ce n’est pas sans passer par le cœur de ces monstrations « Mais ne partez pas : du spectacle, il y en aura ! » (la version originale précisait « and it will be okay to look ! »). En effet, à travers des sources multiples — le recueil de nombreux documents d’époque (affiches, calicots, prospectus, annonces, autobiographies), l’analyse de témoignages des acteurs de freak show (recueillis par entretiens ou échanges de lettres) — le lecteur se trouve immergé dans la visite des freak show les plus célèbres. Des descriptions détaillées, ainsi que les nombreuses photographies illustrant l’ouvrage placent le lecteur à son tour en position de spectateur de la différence.
Monnayer l’émotion des pantres
L’intérêt suscité par les freak show est proportionnel à l’empathie, la peur, ou encore le dépaysement, déclenchés par les mises en scènes et les boniments qui les accompagnent. Ainsi, costumes, décors, et histoires personnelles jouent sur différents registres. Les conventions et techniques de la fabrique des monstres s’appuient sur la représentation qu’a le spectateur de la différence. Dans le « registre empathique » le spectateur s’émerveille, soit que le freak illustre des talents extraordinaires, soit qu’il accomplisse une tâche considérée comme irréalisable pour une personne ayant ses caractéristiques physiques ou psychiques, attestant d’un dépassement du handicap. Le « registre exotique » vise à conforter le spectateur dans sa position de supériorité, en insistant sur la différence qui le sépare du freak, forcément inférieur. Ainsi, c’est l’identité culturelle du spectateur qui guide les mises en scène des freaks. Ces compositions subtiles entre les caractéristiques des personnes mises en scène et la morale de l’époque peuvent être réajustées au cours de la carrière d’un freak. À la fin de la période retracée par l’ouvrage, lorsqu’il devient difficile pour des raisons éthiques de poursuivre l’exhibition de personnes handicapées, on crée des « freaks artificiels ». La mise en scène d’étrangers, pour lesquels seul le discours raciste du bonimenteur crée le freak, sous le nom de « sauvages », « indigènes exotiques », ou de « beautés circassiennes », puis celle d’hommes tatoués, permet de poursuivre le commerce. La grande exposition sur l’Afrique Noire à l’exposition universelle de Chicago en 1933 et 1934 est l’occasion d’une des dernières exhibitions, confortant une position américaine esclavagiste et colonialiste. L’infériorité et le caractère primitif des noirs, d’abord démontrés par la tératologie, sont repris et mis en avant par les banquistes (artistes forains)
Les bonimenteurs sont des dénicheurs de tendance, leur situation aux franges de la société leur permet d’analyser les représentations sociales et d’en jouer, confortant les a-priori des « pantres » (les spectateurs potentiels, qui sont extérieurs à l’industrie du spectacle). Alors qu’il y a peu de contacts avec des hommes issus d’autres cultures, il est facile de créer des stéréotypes, correspondant à la politique étrangère américaine. Si une majorité de freaks sont acteurs de leur mise en scène, et promoteurs de leur propre carrière, le profit comme objectif premier entraîne également l’enrôlement d’acteurs non consentants, notamment les handicapés mentaux et les étrangers. Ainsi, le freak show est le miroir grossissant d’une société américaine en expansion industrielle, jusque dans ses travers les plus forts. Il justifie l’enfermement de certains et cautionne l’exploitation du monde non-occidental par les États-Unis à la fin du XIXe.
L’industrialisation de la société américaine au prisme du freak show
Une fine analyse du monde du freak show, à la manière dont Becker l’a fait précédemment pour le monde de l’art (Becker, 1982), situe l’industrie du spectacle dans un contexte historique qui a permis l’institutionnalisation de pratiques auparavant isolées, avec notamment la fondation en 1840 de l’American Museum, par le célèbre Barnum. L’institutionnalisation des freak shows est permise par une complicité des membres de plusieurs branches influentes de la société impliqués dans la fabrique des monstres. Ainsi, au début des années1850, Maximo et Bertola, centraméricains microcéphales, originaires du Salvador et présentés comme « les derniers Aztèques », sont reçus par des sénateurs, puis à la Maison Blanche avant d’être examinés en 1853 par la Société d’ethnologie, puis reçus à Buckingham Palace lors d’une tournée européenne. Les médecins catégorisent les différences humaines, les hommes politiques invitent les freaks dans des événements officiels, et les journalistes écrivent des articles à leur sujet, tandis que des membres du clergé sont invités à se porter garants de l’authenticité et de l’intérêt des freaks. Cette fabrique des monstres est un art du commerce. Bogdan qualifie les banquistes d’ « inventeurs de la publicité moderne ». Les shows se déroulent dans l’American Museum de Barnum, dans des musées à dix cents, dans les sideshow des cirques, dans des parcs d’attractions, des fêtes foraines, ou encore au cinéma. C’est dire la diversité des institutions qui organisent la fabrique des monstres, s’en partagent le commerce, s’allient, se concurrencent, et se succèdent selon les époques.
Les artistes forains forment alors une communauté solidaire, progressivement mise au ban de la société par la morale dominante, et assumant sa marginalité. Les banquistes se désignent comme aimant l’aventure et étant opposés aux conventions sociales. Ce sont les pratiques frauduleuses utilisées sur les champs de foire qui leur valent de l’hostilité des pantres. Ils les dupent ouvertement, les décrivant de « tristes jobards, prisonniers de la routine et de leur horizon étriqué » dont il faut profiter — au risque de se voir qualifié de « spectacle de catéchisme ». Mais si ses acteurs sont marginalisés, l’industrie du spectacle, elle, occupe une place centrale. Les évolutions techniques de la photographie à la fin des années 1860, ainsi que ses possibilités de retouche, permettent d’accentuer un élément mis en scène : la blancheur d’un albinos, la corpulence du « gros de l’Ohio », ou encore la taille démesurée des géants. Le développement de l’imprimerie et la photocopie permettent de diffuser ces photos accompagnées de bibliographies. Lorsque les hommes tatoués constituent des « freaks artificiels », l’invention du dermographe en 1891 — qui rend le tatouage banal et quasi indolore — entraîne une baisse de la rareté des tatoués, et par là de leurs salaires. Comme toute industrie, ce sont principalement des raisons économiques qui marquent la fin du freak show, lorsque sa façon de mettre en scène la différence n’est plus lucrative.
Transformation du paradigme de la différence
Les débuts de l’institutionnalisation du freak show sont également marqués par une grande connivence avec le milieu scientifique, et notamment médical. Les banquistes et les freaks exploitent rapports médicaux et autres commentaires scientifiques pour générer de la publicité gratuite, l’avis de médecins et psychologues étant cité comme preuve d’autorité. Dans un mécanisme de légitimation réciproque, les scientifiques se rendent au freak show pour élargir leur connaissance de la différence humaine (les revues médicales utilisent le terme « monster »). Fait significatif, c’est à l’occasion de l’Exposition universelle de 1876 à Philadelphie que le Docteur Isaac Kerlin, spécialisé dans l’éducation des enfants attardés, a organisé un congrès qui a fondé « L’association américaine sur la déficience mentale ».
Mais les progrès de la science et l’institutionnalisation du corps médical vont ensuite mettre en faillite morale le freak show. La médicalisation de l’anormalité lève le mystère qui entourait les freaks, qu’elle se promet d’ailleurs d’éradiquer. Les banquistes ayant exploité le filon médical quand celui-ci leur profitait, en adoptant dans leurs boniments un vocabulaire scientifique, vont s’adapter. La sobriété gagne les descriptions des monstres alors que la science se développe, et la médicalisation du handicap amène un sentiment qui n’est plus exploitable financièrement : la pitié. Les monstres qui échappent encore aux catégories médicales sont mis en avant avec des noms comme kezako ou nondescript, symbole de leur rareté qui laisse libre cour à l’imagination. Un article de 1908 dans Scientific America Supplement marque une rupture dans la façon de traiter les monstres qui méritent alors la compassion. Désignés et traités comme des malades, ils relèvent désormais de l’autorité des cliniciens, seuls habilités à les ausculter. Ainsi, les freaks, qui pour beaucoup se méfiaient plus des médecins que des banquistes, participent contre leur gré à une nouvelle forme de mise en scène, médicale celle-ci. Les images et descriptions qui les accompagnent, respectent d’autres codes que ceux du freak show, et sont consignées dans des encyclopédies médicales, « prétendument neutres et objectives ».
Nouveau regard sur la médicalisation des différences ?
Pour aller à l’encontre d’une représentation partiale qui voudrait que tous les freak aient été exploités, et dégradés dans les freak shows, Bogdan s’attache à dévoiler la vie d’humains avant tout. Le freak show, s’il exploitait la différence, n’exploitait pas toujours les individus auxquels il offrait une place, à condition qu’ils acceptent d’endosser le rôle du freak. Les conditions de vie foraines étaient souvent meilleures que celles ensuite proposées par les médecins à ces individus. Si nombreux sont ceux qui ont réprouvé le freak show, Bogdan montre que c’est au prisme d’une vision de la différence dans laquelle le champ médical fait autorité. Paru aux États unis dans un contexte d’institutionalisation des Disability Studies — études pluridisciplinaires autour de la question du handicap qui allient recherche et militantisme politique — cet ouvrage s’élève contre la réduction des personnes à leur définition médicale.
En France, si des mouvements de revendication allant à l’encontre de visions médicales et charitables du handicap ont eu lieu dans les années 1980, ceux-ci n’ont jamais abouti à des mouvements tels que les Disability Studies. C’est ici de manière beaucoup plus progressive que nous nous éloignons de conceptions centrées sur l’individu à guérir. La traduction de cet ouvrage — par la mise en avant des limites du point de vue médico-centré — pourrait contribuer, vingt-cinq ans plus tard, à dépasser la position médicale encore dominante et faire avancer la réflexion vers une prise en compte des personnes dans leur globalité.