Dans cet essai d’anthropologie historique, Jérôme Baschet met en évidence les conceptions et représentations que la civilisation occidentale s’est faites de la personne, avant que la modernité n’opère le « grand partage » entre corps et âme.
Dans cet essai d’anthropologie historique, Jérôme Baschet met en évidence les conceptions et représentations que la civilisation occidentale s’est faites de la personne, avant que la modernité n’opère le « grand partage » entre corps et âme.
Il y a maintenant plus de dix ans, Philippe Descola publiait son monumental Par-delà nature et culture, dans lequel il comparait les relations que les sociétés établissent avec la nature et les définitions qu’elles se donnent de l’humain [1]. On ne compte plus celles et ceux que ce livre a influencés, y compris chez les médiévistes, a priori éloignés des préoccupations de l’anthropologue.
Jérôme Baschet, auteur d’une œuvre importante sur les images médiévales, et plus particulièrement sur les représentations de l’au-delà chrétien et du Jugement dernier, est de ceux qui, depuis quelques années, tâchent d’imaginer « Descola en Brocéliande » et mettent à l’épreuve ses hypothèses concernant le passage de l’ontologie analogiste qui caractériserait le Moyen Âge occidental, à l’ontologie naturaliste dont Descartes ou Buffon seraient les hérauts.
P. Descola propose en effet de distinguer quatre « ontologies » ou manières de désigner, de classer et de relier les êtres en fonction de la ressemblance, ou au contraire de la différence, entre leurs corps (leurs « physicalités ») et leurs esprits (leurs « intériorités »). Les sociétés analogistes par exemple, différencient les êtres autant par leurs intériorités que par leurs physicalités, mais tissent entre eux des correspondances (des analogies) et leur confèrent un même substrat (la Création, chez les chrétiens). Le naturalisme, en revanche – qui naît en Occident avec la révolution scientifique accomplie aux 17e-18e siècles –, consiste en un découpage du monde fondé sur l’attribution à l’homme du privilège de l’intériorité – l’animal, lui, en est dépourvu – et sur le « grand partage » entre nature et culture.
En quoi les siècles qu’étudie le médiéviste peuvent-ils éclairer le processus de transition qui fait passer d’une ontologie analogique à une ontologie naturaliste ?
Tel est le défi que J. Baschet dit vouloir relever (p. 11), dans un propos liminaire qui rend hommage aux pistes de réflexion ouvertes par P. Descola, mais aussi à toute une tradition anthropologique qui, de Marcel Mauss à Marilyn Strathern, interroge la notion de « personne ». Il s’agit en effet de rien moins que de révéler les fondements de l’anthropologie médiévale en mettant en évidence les conceptions et les représentations que la civilisation occidentale s’est faite et s’est donnée de la personne en tant qu’ « être social individué » (p. 14).
Dans le chapitre 7, J. Baschet s’attarde sur les notions qui lui semblent les plus pertinentes pour définir les particularités ontologiques de l’ « Occident médiéval » (si tant est qu’une telle chose ait existé 10, voire 13 siècles durant !). Il part, comme P. Descola, du principe que la dualité entre corps et esprit est un invariant universel, mais rejette la notion d’intériorité, qu’il juge trop empreinte de psychologie, au profit de celle d’ « entités animiques » (p. 243). Dans la plupart des civilisations, ajoute-t-il, ces composantes de l’âme sont en fait indistinctes des « entités somatiques », et seule la mort agit comme un révélateur de leur dissociabilité.
« C’est au moment de la mort que la dualité de l’animique et du somatique se manifeste dans sa pleine dimension », écrit J. Baschet (p. 244). Corps et âmes est donc d’abord et avant tout un livre sur la mort, dépeinte comme le moment où se révèlent au grand jour les conceptions qu’une société donnée se fait de la personne. Si les trois premiers chapitres tâchent surtout de démontrer que les conceptions « duelles » de la personne au Moyen Âge ne riment pas avec un « dualisme » du corps et de l’âme [2], la deuxième partie de l’ouvrage, composée de trois chapitres également, porte sur la mort et ses représentations – champ d’études dont J. Baschet est le plus familier depuis sa thèse sur les « justices de l’au-delà » [3].
Le chapitre 4 me paraît être le plus fascinant, peut-être aussi parce que, comptant une trentaine d’images, il est de loin le plus richement illustré. Il souligne à la fois la diversité et la complexité des représentations de l’âme. J. Baschet y explique pourquoi, très tôt dans l’histoire de l’Occident, le choix fut fait d’une figuration « somatomorphe » de l’âme, tantôt nue, tantôt vêtue, de petite ou de grande taille, selon que le thème dépeint était celui de la mort ou celui de l’élévation.
Si quelques tentatives furent faites d’une représentation décorporéisée de l’âme (sous la forme d’un oiseau, d’une silhouette, voire d’un nuage), celle-ci prit le plus souvent la forme d’un corps humain, parce qu’il s’agissait de rendre compte de la continuité, voire de l’identité entre la personne vivante et son être dans l’au-delà. La « dynamique anti-dualiste de l’Occident », fondée sur une articulation souple du corporel et du spirituel, explique que « le paradoxe d’une figuration de l’âme sous les traits du corps ait pu être pleinement assumé, sans que vienne le risque d’une méprise relative à la corporéité de l’âme » (p. 171).
J. Baschet s’attache ensuite aux représentations de l’âme dans l’au-delà, en commençant par évoquer la « naissance du Purgatoire », pour reprendre le célèbre titre de celui qui fut son maître et qui, de l’aveu même de J. Baschet, l’engagea à « mener une enquête spécifique sur l’iconographie de l’âme » (p. 397) [4]. Jusqu’au 12e siècle, le « purgatoire » n’est guère identifié ou pensé comme un lieu spécifique, ni même comme une durée [5] – on emploie d’ailleurs le mot uniquement comme un adjectif. Le tournant a lieu vers 1130-1140, lorsque des théologiens comme Hugues de Saint-Victor rompent avec la tradition augustinienne selon laquelle les âmes ne pouvaient avoir de lieu après la mort parce qu’elles étaient incorporelles. Dans le contexte d’une recomposition de la société féodale autour des lieux de culte et d’inhumation, il devient pensable que les âmes aient, elles aussi, leur « lieu » propre dans l’au-delà, voire plusieurs, puisqu’avec Albert le Grand au milieu du 13e siècle, la scolastique distingue pour de bon l’Enfer, le Paradis, le Purgatoire et les limbes.
Les années 1130 sont aussi celles au cours desquelles Abélard distingue le « jugement » de l’âme, qui survient au lendemain de la mort, et le « Jugement » dernier, qui advient à la fin des temps, après la résurrection des corps. Mais, comme le montre J. Baschet à partir, là encore, d’une iconographie abondante, ces deux jugements de l’âme ne s’excluent pas l’un l’autre. Certaines images en effet les articulent, en intégrant dans la représentation du Jugement dernier des motifs qui font allusion au jugement individuel de l’âme après la mort, ou bien en associant les prières pour les morts aux âmes au Purgatoire et au Jugement dernier qui constitue l’ « horizon d’attente » du christianisme.
Pour J. Baschet, au delà du souci angoissé dont ces images témoignent vis-à-vis du temps que les âmes peuvent passer au Purgatoire, leur fonction est de « faire peser l’au-delà de tout son poids sur l’ici-bas et [d’]inscrire le gouvernement des hommes dans une référence inévitable à la justice divine » (p. 227).
De ce point de vue, on pourra regretter que l’auteur ne dise pas dans quelle mesure le jugement ici-bas « pesait » en retour sur l’au-delà. Les passages sur la soumission des âmes « au for de l’Église et à la puissance des prêtres » (p. 190) ne suffisent pas à brosser un tableau complet de l’économie chrétienne du salut, alors même que les recherches récentes sur la juridiction des clercs au « for interne » suggèrent que le jugement des âmes post mortem dépendait aussi de celui des vivants [6].
Dans la troisième et dernière partie, composée de deux chapitres dont l’un use du comparatisme comme d’un « procédé expérimental » ou d’une « lampe à contraste » (p. 231), et l’autre tâche d’identifier le moment où l’Occident bascule dans une ontologie naturaliste, J. Baschet s’écarte des sentiers battus du médiéviste et pénètre en pays maya.
Les pages consacrées aux Nahuas du centre du Mexique, aux Tseltals de l’actuel Chiapas, mais aussi aux deux âmes de la Chine ancienne ont pour but de faire ressortir les spécificités de la notion occidentale de « personne ». Il s’avère, selon J. Baschet, que l’analogisme chrétien a accentué et même « radicalisé » la dualité entre entités animiques et somatiques, « sans pour autant lui donner un tour dualiste » (p. 261). C’est en Occident que la continuité entre la personne vivante et la personne morte serait la plus forte, tandis que de la Chine à la Mésoamérique, en passant par certaines sociétés africaines, l’âme s’inscrit dans des cycles qui rendent cette continuité fragile. Ces cycles, du reste, contribuent à instaurer un lien entre l’âme individuelle et les êtres vivants (ancêtres, animaux, phénomènes météorologiques, etc.), là où le christianisme, lui, relie exclusivement l’âme à la divinité.
Les remarques finales du livre révèlent que cette audacieuse comparaison n’est pas que de pure forme, puisque J. Baschet en appelle – sans nostalgie pour un éventuel holisme médiéval – à réviser notre conception aujourd’hui très individualiste de la personne. Après avoir évoqué l’apport des travaux du neuroscientifique Antonio Damasio qui prend pour cible l’opposition entre émotion et raison, et montre, à rebours de toute position internaliste, que les processus mentaux n’émanent pas seulement du cerveau, mais s’inscrivent dans un environnement physique et social [7], Baschet revient à l’une des références liminaires de son livre pour défendre une conception « relationnelle » de la personne.
À l’origine de cette notion, l’anthropologue Marilyn Strathern a montré que, dans les sociétés mélanésiennes des îles Trobriand, le genre n’est pas un attribut, mais uniquement le produit des relations entre personnes, si bien que celles-ci peuvent être alternativement masculinisées ou féminisées [8]. C’est sur cette proposition d’une redéfinition de la personne – proche de ce que le philosophe Gilbert Simondon entendait par « individuation » [9] – que se conclut le livre d’un historien dont le plaidoyer anti-individualiste résonne avec son engagement politique au Chiapas.
Si le passage du concept de « personne » à celui d’ « individu » ou de « sujet » n’est pas toujours clarifié, le chapitre 8 n’en prend pas moins à bras-le-corps la question de l’individualisme moderne et de ses potentielles origines médiévales. Contrairement à l’historien de la philosophie Alain de Libéra [10], J. Baschet ne croit pas qu’il faille sous-estimer la « rupture » cartésienne. Il accorde au contraire à Descartes une place décisive, puisqu’avec lui s’achève le « long Moyen Âge » et naît la métaphysique dualiste.
Dans les Méditations parues en 1641, le corps est présenté comme régi par ses propres lois et l’âme, identifiée au « je », est redéfinie comme « chose pensante ». Simple déplacement intellectuel ou déflagration ontologique ? En tout cas, cette dissociation pleine et entière du corporel et du spirituel est la condition nécessaire d’une séparation nette entre, d’un côté, la culture et, de l’autre, une nature qui n’est plus assimilée à la Création et dont l’homme entend bien désormais se rendre « maître et possesseur ».
Évidemment, l’œuvre de Descartes ne fait que manifester un « grand remaniement anthropo-ontologique » (p. 283) et il n’est pas question pour J. Baschet d’attribuer à un seul philosophe le basculement d’une civilisation tout entière d’un système de pensée à un autre. Mais le chapitre 8 témoigne tout de même d’une difficulté (ou du moins d’une hésitation) à expliquer le passage de l’analogisme médiéval au naturalisme moderne. Tout en cherchant dans le premier les éléments de définition de la « personne » qui ont pu favoriser l’émergence du second, J. Baschet soutient qu’il existe une « discontinuité majeure » entre la modernité et ce qui la précède. En situant ce « grand chambardement » (p. 293) entre les années 1630 et les années 1780, il reprend d’ailleurs à son compte la chronologie classique établie par P. Descola et, avant lui, par Foucault dans Les Mots et les Choses, mais ne précise pas pourquoi un tel bouleversement a eu lieu à ce moment-là et pas un autre.
En voulant (à bon droit) échapper au reproche de l’historicisme, au profit d’une valorisation des ruptures et des discontinuités, J. Baschet nous laisse un peu seuls avec Locke et Descartes, et l’on voit moins comment nous pourrions aujourd’hui passer collectivement à cette conception « relationnelle » de la personne qu’il appelle de ses vœux, autrement que par un coup de force philosophique.
Tout au long de son essai, J. Baschet part du cœur de l’ontologie analogiste forgée dans le creuset de sources essentiellement théologiques et iconographiques, qui – l’auteur le sait – ne peuvent tout dire de l’entrelacement des âmes et des corps au Moyen Âge. Il est cependant un passage du chapitre 8 qui invite à l’histoire des « discours de soi » et des « pratiques d’introspection » (p. 289-290) mêlant, jusqu’à l’indissociabilité, le corps et l’âme (à moins qu’ils ne constituent justement le terrain de leur déliaison !).
Que l’on pense aux « exercices spirituels », de prière ou de méditation, que développent les hommes de la fin du Moyen Âge, à la littérature érotique en langue vulgaire qui chante les plaisirs que le sexe procure à l’esprit, ou encore à la confession des péchés qui suscite à la fois une science psychologique et un dressage des corps lié à l’accomplissement de la pénitence, les pistes de recherche sont nombreuses qui pourraient permettre de réévaluer la place du corps chrétien vis-à-vis de l’âme et de voyager aux frontières des ontologies descoliennes.
On ne saurait bien entendu faire reproche à J. Baschet de les avoir ici mises de côté, et c’est bien au contraire à la richesse des perspectives qu’il ouvre que l’on reconnaît un grand livre. Mais l’on pourra s’interroger sur les traces d’ontologie naturaliste de plus en plus nombreuses à mesure que l’on s’avance dans le « long Moyen Âge » cher à Le Goff, et dont les césures institutionnelles ou les transformations sociales ne sont pas toujours prises en compte. Qu’il s’agisse de l’élaboration d’une idée de « Nature » (et même de « contre-nature » !) dans la casuistique juridique des 12e-15e siècles, ou bien de la construction de l’ « intériorité » dans le cadre de la confession, ou encore de la distorsion croissante des liens entre les vivants et les morts après la Grande Peste de 1348.
Si les figurations corporelles de l’âme dans l’au-delà font l’objet, dans ce livre, d’une attention toute particulière, gageons qu’à l’avenir bien des discours, mais aussi des pratiques qui mettent en tension les « entités animiques » et « somatiques » et qui résistent aux schémas de l’ontologie analogiste, seront étudiés au prisme de cette anthropologie de la personne dont J. Baschet pose ici les jalons.
par , le 28 avril 2017
Arnaud Fossier, « Donner corps à l’âme », La Vie des idées , 28 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Donner-corps-a-l-ame
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[1] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[2] Au sujet, d’une part, de la théologie de l’âme, du corps et de la chair, et, de l’autre, de l’Église comme actrice principale de la « spiritualisation du corporel », voir les pages qu’y consacrait déjà J. Baschet, dans La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Aubier, 2004, p. 390-425 en particulier.
[3] J. Baschet, Les justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (12e-15e siècles), Rome, École française de Rome, 2014.
[4] Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
[5] Jacques Chiffoleau, « Quantifier l’inquantifiable. Temps purgatoire et désenchantement du monde (vers 1270-vers 1520) » dans Le Purgatoire. Fortune historique et historiographique d’un dogme, sous la direction de Guillaume Cuchet, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 37-71. On notera au passage que le livre de J. Baschet, axé sur les questions afférentes au processus de spatialisation de la société occidentale, est peut-être moins sensible aux façons dont les catégories temporelles ont pu, elles aussi, affecter le corps et l’âme de la personne médiévale.
[6] Paolo Prodi, Una storia della giustizia. Dal pluralismo dei fori al dualismo tra diritto e coscienza, Bologne, Il Mulino, 2000 ; Jacques Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non iudicat ? L’Église, le secret et l’occulte du 12e au 15e siècle », Il segreto nel Medioevo, dans Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies, 13, 2006, p. 359-481 ; Raphaël Eckert, « Peine judiciaire, pénitence et salut entre droit canonique et théologie (12e-début 13e siècle) », Revue de l’histoire des religions, 2011/4, p. 483-508.
[7] Antonio Damasio, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995.
[8] Marilyn Strathern, The Gender of the Gift, Berkeley, California University Press, 1988.
[9] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2013.
[10] Alain de Libéra, L’invention du sujet moderne, Paris, Vrin, 2015.